L’argent n’est pas une masse informe, autonome, qui obéirait à sa propre rationalité. Moyen d’échange, mais aussi support de morale, il a une odeur : tout argent ne se vaut pas. Nous passons notre temps à tracer et déplacer les frontières entre des usages justes et injustes selon des normes toute personnelles, qui s’entrechoquent bien sûr avec de plus larges systèmes de jugement. Nos rapports au fric sont modelés par la rencontre permanente, et à bas bruit, entre des pratiques sociales, des représentations morales, une sphère économique qui se financiarise de plus en plus, et des politiques publiques. Quels enjeux politiques y a-t-il donc à échanger collectivement ou ouvertement sur les diverses significations et usages de l’argent ? À s’engueuler sur le sujet ? À observer finement la manière dont les rapports à l’argent de certain·es sont dominés, éduqués, orientés ? À regarder quel récit politique nous est proposé à travers la lecture d’un budget ? Bienvenu·es dans le Flouze complet, anti-manuel de la pudeur pécuniaire.
Dossier illustré par Marion Jdanoff.
La solitude des fins de mois
Enquête sur la dèche des mères isolées
Texte de Tiphaine Guéret
En France, les familles monoparentales représentent un quart des foyers. Sans surprise, dans 82 % des cas, ce sont des femmes qui sont à leur tête. Et elles
sont nombreuses à galérer chaque fin de mois : 41 % des enfants mineur·es issu·es de ces familles vivent en dessous du seuil de pauvreté, tandis que 26 % des femmes surendettées sont seules avec des enfants. Plus inattendu, à quelques encâblures des situations de précarité extrêmes, il y a aussi des mères de la classe dite moyenne aux finances en berne. C’est le cas d’Amal, Sabrina, Clarisse ou encore ma mère, dont la monoparentalité a résolument
façonné le rapport à l’argent.
Estimer la souffrance au tribunal
Petits calculs et grands jugements, avec Milena Jakšic
Propos recueillis par Julia Burtin Zortea
Si la souffrance a un coût, elle a aussi une valeur monétaire, qui peut être évaluée dans les Commissions d’indemnisation des victimes d’infractions pénales, présentes dans chaque tribunal judiciaire français. À partir d’une minutieuse enquête sur le traitement réservé aux victimes de traite des êtres humains, la sociologue Milena Jakšic montre les multiples éléments non monétaires qui entrent dans l’évaluation de l’indemnisation. D’autant plus si la victime est une femme, étrangère et sans papiers.
Se contenter de ce qu’on a (pas)
Evolutions de la protection sociale, avec Jeanne Lazarus
Propos recueillis par Julia Burtin Zortea
Si les politiques redistributives et collectives héritées de l’après-guerre sont progressivement démantelées, la sociologue Jeanne Lazarus montre que l’État n’a pas pour autant renoncé à protéger ses citoyen·nes. Comment ? En les encourageant à préserver leur argent des aléas du marché, auxquels la vie quotidienne est de plus en plus soumise. Les pouvoirs publics tentent de réduire la pauvreté en ciblant les comportements individuels, et non en essayant de résorber les inégalités sociales à la racine. Désormais, vivre mieux, c’est apprendre à être un·e meilleur·e pauvre – plutôt qu’espérer vivre tout à fait autrement.
« Notre travail, c’est de démystifier l’argent »
Prévenir le surendettement
Propos recueillis par Julia Burtin Zortea
En 2019, plus de 550 actions de prévention du surendettement ont été organisées dans la région wallonne, en Belgique, en direction de plus de 4000 enfants et adolescent·es, et de 2800 adultes. Plutôt que de donner des « recettes magiques », les agent·es de prévention essaient de susciter des questionnements sur les rapports à la consommation, haut lieu de l’intimité. Entretien.
À vot’ bon cœur
Les ressorts du prix libre
Texte de Lucile Dumont, Joséphine Gross
Bocal sur le buffet d’une cantine solidaire, mini-cercueil à l’entrée d’une soirée ou d’un festival, caisse enregistreuses tout à fait classique, système de paiement en ligne… Le prix libre, depuis longtemps connu sous la forme du « chapeau » des arts de la rue, prend de nouveaux tours dont la banalisation révèle ou masque, selon le contexte et le point de vue, des enjeux complexes. Qu’on y soit habitué·e ou non, il n’a rien d’une évidence. Alors de tous les côtés on cherche, on tâtonne, on lance ou reprend des variantes… Un petit tour d’horizon s’impose pour essayer d’y voir plus clair.
« Ras la gueule dans les questions financières ! »
Acheter en collectif hors de la propriéte privée
Propos recueillis par Claire Richard
À Nancy, le collectif Ancrage s’est lancé il y a trois ans dans l’acquisition d’un immeuble afin d’échapper à la précarité structurelle des lieux militants et culturels. Outre une réflexion de fond sur la propriété, visant à soustraire le lieu au marché immobilier, il a inévitablement fallu passer par l’argent et ses outils : l’emprunt, la banque, la dette. Conscient du risque que représentent les questions financières pour les collectifs, Ancrage élabore une pensée pratique et concrète, qui va de la réflexion sur l’argent sale aux rapports intimes que chacun·e entretient avec ce fétiche.
Auto-thune
Mutualiser ses ressources
Propos recueillis par Marie-Noëlle Battaglia, Joséphine Gross
Alors que les protections sociales collectives s’érodent au bénéfice de la protection et de l’épargne individuelle, comment sortir d’un rapport à l’argent qui ne concerne que soi et ouvrir la solidarité matérielle au-delà des formes habituelles que sont la famille, le couple ou éventuellement l’amitié ? En créant, par exemple, des mutuelles où l’argent circule selon des modalités dont il convient de décider ensemble. Aussi variées dans leur organisation que les intentions
et les enjeux qui les animent, les mutuelles se multiplient aujourd’hui. Retours d’expérience avec la mutmut, un groupe fermé qui s’organise selon une base
professionnelle affinitaire, et avec la mutuelle queer de Marseille, qui fait face à la pauvreté parfois extrême de ses membres.
Être ou ne pas être « investi·e » ?
Discussion avec Michel Feher
Texte de Aline Fares
Dans une société transformée en marché, pour vivre, il faut attirer le crédit. États, entreprises, individus, nous sommes toustes des « investi·es » cherchant à nous faire apprécier en permanence, nous dit le philosophe Michel Feher. Et pour lui, il est temps d’en prendre notre parti et de négocier les conditions de l’investissement. Retour sur un entretien déroutant.