Féministes au travail

Travail de diversité, travail de plainte, institution

Dans ce texte, qu’elle dédie aux « rabat-joie, inadapté·es, fauteur·ses de trouble ; aux fortes têtes qui ne tiennent pas en place et aux combattant·es lamentables », Sara Ahmed s’interroge sur la puissance des plaintes collectives auprès des institutions afin de rappeler que ces actions ont vocation à construire « un lieu où être comme nous le voulons », parce que « nous voulons un lieu où nous n’aurions pas besoin de nous battre pour être ». Un avant-goût vous en a été proposé dans la revue papier, voici le texte dans son intégralité.

Conférence donnée à l’université de Malmö, le 17 octobre 2019
Avec l’aimable autorisation de Sara Ahmed. Ce texte a été en partie reproduit dans :
Sara Ahmed, What’s the Use. On the Uses of Use (Durham, Duke University Press, 2019).

 

Vivre une vie féministe1, c’est être une féministe au travail. Être une féministe au travail demande de travailler sur l’institution autant que dans l’institution. J’ai appelé ce travail sur les institutions « travail de diversité2 », c’est-à-dire le travail que nous devons mener pour nous faire une place, ou le travail que nous devons mener parce qu’on ne nous fait pas de place. Dans ma conférence d’aujourd’hui, j’aimerais revenir sur certaines étapes de mon propre parcours en tant qu’universitaire féministe racisée3 et travailleuse de la diversité. J’interrogerai ce que participer à ce travail de diversité signifie et produit, et dans quelle mesure essayer de transformer l’institution aboutit à un travail de plainte. La plainte peut être quelque chose à formuler, mais elle peut aussi caractériser la manière dont nous sommes entendu⋅es. Dès que nous mettons en cause la façon dont les institutions s’autofélicitent de la diversité comme le signe d’un travail qu’elles feraient déjà – et je pense qu’il faut le mettre en cause – nous donnons l’impression de nous plaindre, d’avoir une attitude négative, destructrice, obstructionniste. Nous devenons des rabat-joie au travail.

C’est à la table familiale que j’ai pour la première fois endossé le rôle de la rabat-joie féministe, là où il m’avait été assigné. Vous pouvez être un·e rabat-joie à cause de ce que vous mettez sur la table, où que ce soit. Il suffit de pointer du doigt le sexisme d’un film adoré, d’interroger la manière dont l’avenir d’un·e enfant est préconçu comme hétérosexuel, de remettre en question la transformation en fête nationale d’une occupation coloniale. On peut supposer que si vous dites ça, si vous faites ça, ou même si vous êtes ça, c’est parce que vous êtes malheureux·se ou parce que vous essayez d’empêcher les autres d’être heureux·ses. Si læ rabat-joie féministe se met en travers du bonheur, alors revendiquer cette figure, c’est être prêt·e à se mettre en travers du chemin. Nous devenons des rabat-joie au travail, des rabat-joie institutionnel·les, quand nous nous mettons en travers du bonheur institutionnel, ou quand nous nous mettons simplement en travers du chemin.         

Être un·e féministe au travail, c’est hériter des vagues d’autres féministes au travail. Il est important de reconnaître que si beaucoup d’entre nous peuvent être ici, à l’université, c’est uniquement parce que beaucoup d’autres avant nous se sont battues pour que nous soyons ici. Nous avons créé des départements d’études de genre, des centres féministes, des lieux où faire notre travail, en fonction de la manière dont les universités étaient déjà occupées lorsque nous y sommes arrivé·es. Dans ces départements, dans leurs programmes, certain·es d’entre nous se retrouvent encore à jouer les rabat-joie, en se mettant en travers du bonheur féministe ou en se mettant simplement en travers du chemin.

Beaucoup de mes expériences de rabat-joie au travail sont liées au fait d’avoir pointé le racisme dans les départements féministes. Je pense à Audre Lorde qui, en 1979, se présente à un événement commémorant le 30e anniversaire de la publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Elle a accepté de prendre la parole, alors elle prend effectivement la parole, dans une table ronde intitulée « Le personnel est politique ». Mais elle observe que cette table ronde est la seule du programme où le féminisme noir [black feminism4] et le lesbianisme sont représentés. Lorde prend acte ; elle prend position. Elle occupe le temps et l’espace qu’on lui a attribués pour émettre une critique, peut-être une plainte, à propos du temps et de l’espace que le féminisme noir et le lesbianisme se sont vu attribuer. Cette critique deviendra l’un de ses essais les plus connus : « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître5. » Audre Lorde y pose une question : « Utiliser les outils du patriarcat raciste pour analyser les produits de ce patriarcat, qu’est-ce que ça signifie ? » Lorde nous dit ce que ça veut dire, en nous montrant ce que ça fait. Quand on construit une maison féministe avec les outils du « patriarcat raciste », on construit la même maison, avec les mêmes portes : des portes qui peuvent être les outils du maître et qui ne s’ouvrent que pour certain·es. Des portes qui font des autres des intrus·es, ou bien, si elles les laissent passer, qui les relèguent dans une petite pièce à l’arrière du bâtiment. Les portes ne sont pas seulement des choses matérielles qui pivotent sur des gonds, bien qu’elles soient aussi cela : ce sont des mécanismes qui permettent une ouverture ou une fermeture. Quand une voie nous est inaccessible, une porte devient une façon de parler. On dit alors : « Cette porte est fermée. »

Certaines portes, comme les conférences féministes, s’avèrent fermées. Lorde souligne que celleux qui dépendent de la maison du maître trouvent « menaçant·es » celleux qui tentent de la démolir. La moindre tentative de faire de la place aux autres peut représenter une menace pour celleux qui occupent déjà la place. Dans mon dernier livre sur les usages de l’usage, What’s the use?6, j’utilise l’image ci-dessous comme exemple d’un usage queer et oblique : comment les choses peuvent-elles être utilisées d’une manière imprévue, par celleux qui n’étaient pas censé·es les utiliser ?

Je pense à ces oiseaux avec une certaine affection comme à nos parent·es queer : iels ont transformé une petite ouverture prévue pour le courrier en porte, en manière d’entrer et de sortir de la boîte. Évidemment, la boîte aux lettres ne peut devenir un nid que si elle cesse d’être utilisée comme boîte aux lettres – d’où le signe « merci de ne pas utiliser » adressé aux aspirant·es postier·es. J’ai conscience que c’est une image bien optimiste. L’usage queer ne consiste pas seulement à se pointer pour transformer la boîte en nid ou la pièce en abri : queeruser, c’est permettre à certain·es d’établir leurs quartiers dans des espaces qui ne sont pas faits pour elleux. Cela demande souvent de faire l’effort de défaire des mondes.

Je ne parlerai pas aujourd’hui des usages queer, bien que je revienne plus loin sur l’image de la boîte aux lettres devenue nid. Je veux plutôt me concentrer sur le travail de diversité et sur la plainte comme efforts pour défaire des mondes. Mon travail s’appuie ici sur ceux de Jacqui M. Alexander, Heidi Mirza, Chandra Talpade Mohanty, Malinda Smith, Shirley Anne Tate, Gloria Wekker et bien d’autres. Elles nous ont offert de puissantes critiques de la diversité à l’université, permettant de construire un savoir féministe noir et racisé contre-institutionnel. Sans aucun doute, faire ce genre de travail, tenter d’ouvrir les institutions à celleux qui n’y ont pas de place, peut se révéler frustrant, épuisant et destructeur. Nous nous heurtons à des murs. Des portes qui semblent ouvertes s’avèrent fermées. Mais c’est aussi en faisant ce travail que nous apprenons ce que nous savons. Nous apprenons tellement sur les institutions grâce à nos efforts pour les transformer.

Faire diversité

Comment finit-on par devenir travailleur·se de la diversité ? Nous avons toustes une histoire à raconter. Parfois, nous nous retrouvons dans les comités pour la diversité uniquement en raison de ce que nous ne sommes pas : pas homme, pas blanc·he, pas cis, pas valide – plus nous ne sommes pas, plus nous sommes inclus·es dans des comités ! Nous pouvons nous voir octroyer une mission de diversité parce nous sommes supposé·es incarner la diversité, la porter avec nous.

La manière dont je suis devenue travailleuse de la diversité peut difficilement être séparée de ma propre histoire de féministe au travail. Lorsque j’ai été nommée directrice du département des Women’s Studies7, alors que j’étais une relativement jeune universitaire, j’ai commencé à assister à des réunions internes. J’y étais la seule personne racisée. Il est important de noter ce que j’ai constaté alors : la blanchité est surtout visible pour celleux qui ne l’habitent pas. Lors d’une discussion sur l’égalité, dans une de ces réunions, la direction a dit quelque chose du genre : « La race est un sujet difficile à traiter. » Je n’étais qu’une apprentie rabat-joie féministe à l’époque, et je n’avais pas assez confiance en moi pour prendre la parole dans cette réunion. J’ai donc écrit un e-mail pour expliquer que dire que la race était un sujet « trop difficile » revenait à reproduire le racisme. À la suite de quoi on m’a invitée à rejoindre le tout nouveau comité de lutte contre les discriminations. Prendre la parole vous conduit tout droit dans les comités pour la diversité.    

Il peut y avoir un problème quant aux personnes qui se retrouvent dans ces comités. Il peut aussi y avoir un problème quant aux personnes qui ne se retrouvent pas dans ces comités. Nous pouvons malgré tout apprendre des choses lorsque nous y participons. Nous avons parlé de mots comme diversité et racisme. Nous avons parlé des différentes associations que ces termes recouvraient pour nous. Et nous avons élaboré une charte qui employait un vocabulaire critique, désignant par exemple la blanchité comme un problème institutionnel. Depuis, je trouve les chartes intéressantes car elles racontent des histoires sur les institutions : qui les écrit, comment elles sont écrites, jusqu’où elles vont et ne vont pas. Ce qui est arrivé à notre charte m’a permis de commencer à identifier, pour la première fois, ce que j’appellerais plus tard la « non-performativité ». L’Unité du défi pour l’égalité [Equality Challenge Unit] a attribué la note « excellente » à la charte. L’université a pu utiliser le document comme preuve de son succès en matière d’égalité raciale : comme si nommer une chose suffisait à la faire advenir. La non-performativité, c’est quand nommer une chose ne la fait pas advenir ; ou quand une chose est nommée pour l’empêcher d’advenir.

Un document qui documente le racisme peut être utilisé comme indicateur d’une bonne performance. Que cette expérience m’ait permis de reconnaître ma propre complicité ou non, ou peut-être parce qu’elle m’a justement permis de reconnaître ma propre complicité, les conversations que nous avons eues lors de ce comité me sont restées en tête. La complicité peut être un point de départ : si nous y sommes, nous en sommes. Nous sommes impliqué·es dans les processus que nous identifions et nous pouvons identifier ces processus justement parce que nous y sommes impliqué·es. Dans la recherche que j’ai menée ensuite sur la diversité, j’ai récolté des récits en discutant avec des professionnel·les de la diversité, celleux à qui on donne la tâche de diversifier l’institution. Les professionnel·les de la diversité savent tout ce que les chartes ne font pas. Et iels peuvent toujours utiliser ces chartes pour mettre en avant la manière dont l’institution ne fait pas ce qu’elle dit faire. Les professionnel·les de la diversité doivent se contenter de ce qui est à leur disposition. Peut-être que la diversité elle-même devient un outil. Un·e professionnel·le observait : « Il me semble que le terme diversité est simplement utilisé aujourd’hui parce qu’il est à la mode. Il est partout dans les médias, alors pourquoi s’embêter à mettre en place des mesures égalitaires quand on peut simplement dire le mot diversité. » On peut « simplement dire le mot diversité » si le mot diversité est « simplement utilisé aujourd’hui ». L’usage devient une raison d’user, la circularité d’une logique transformée en outil.

Le mot diversité est peut-être « simplement utilisé aujourd’hui », pour ses qualités affectives, comme un terme joyeux ou positif. Une autre professionnelle de la diversité décrit la diversité comme un « miroir aux alouettes ». « Ça a l’air merveilleux mais les inégalités ne sont pas abordées. » La diversité peut être une manière de faire semblant de soulever un problème. Cette professionnelle décrit son travail ainsi : « C’est un travail à se taper la tête contre les murs. » Quand la fiche de poste affiche un mur. Si vous continuez à vous taper la tête contre le mur et que le mur reste en place, c’est à vous que ça fait mal. Et qu’est-ce qui arrive au mur ? Tout ce que vous semblez avoir fait c’est gratter la surface. Voilà l’impression que donne souvent le travail de diversité : gratter la surface, rester en surface.

La plupart des récits que j’ai partagés dans mon livre On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life, ainsi que dans la partie centrale de Living a Feminist Life, sont des récits de tout ce que les professionnel·les de la diversité ont dû faire parce qu’iels étaient bloqué·es. Une histoire en particulier m’est restée en tête. Une professionnelle de la diversité a réussi à faire valider une nouvelle charte de diversité malgré plusieurs tentatives destinées à la bloquer : par exemple, læ directeur·rice des ressources humaines a enlevé du compte-rendu de la réunion toute référence à la charte. Une fois la charte validée, ses collègues l’ignoraient chaque fois qu’elle y faisait référence. Ignorer est une activité : on traite quelqu’un·e ou quelque chose comme s’iel n’existait pas, justement parce qu’iel existe, quand iel y arrive. Il y a de nombreuses manières d’empêcher que quelque chose arrive. C’est pourquoi j’appelle les professionnel·les de la diversité des plombier·es institutionnel·les. Iels doivent mettre le doigt là où les choses coincent et comprendre pourquoi elles sont coincées – parce qu’elles sont bien coincées.

Le travail de la plainte

La façon dont nous venons à nos sujets de recherche est importante. Si le fait d’être attentive à la façon dont on parlait – ou pas – du racisme m’a amenée à étudier la diversité, c’est le fait d’avoir participé à une série d’enquêtes sur le harcèlement sexuel et l’inconduite sexuelle qui m’a amenée à étudier la plainte. Ces enquêtes ont été déclenchées par une plainte collective déposée par des étudiant·es. Une plainte collective est créée par un collectif de plaignant·es – car un collectif est nécessaire pour faire avancer une plainte. J’ai beaucoup appris du travail qu’iels ont dû accomplir pour mener cette plainte quelque part. Depuis, j’ai interrogé des étudiant·es, des universitaires et des administrateur·rices sur leur expérience du processus de plainte.

Déposer une plainte requiert aussi de faire de la plomberie institutionnelle. C’est parce que la plainte se retrouve souvent coincée dans les tuyaux du système qu’elle finit par concerner le système tout entier. Sur le papier, la plainte semble devoir suivre un trajet plutôt linéaire. En effet les procédures sont souvent présentées comme des diagrammes limpides faits de trajectoires et de flèches indiquant aux potentiel·les plaignant·es un chemin clairement tracé. La clarté d’une procédure peut servir à témoigner d’un engagement. Un jour, une université a écrit que les plaintes allaient « aider à identifier les problèmes et les tendances à l’œuvre dans l’université ». Et ensuite que les plaintes allaient « nourrir une publicité positive démontrant que les problèmes identifiés avaient été résolus ». Les institutions se servent des procédures de plainte comme elles se servent de la diversité : comme d’une façon de montrer qu’elles traitent les problèmes. Quand une plainte fait état d’un problème, elle peut vite être pliée dans une solution. Elle fait alors état de la manière dont l’université a résolu quelque chose. Résolution, dissolution. La résolution peut être un problème auquel on a donné une nouvelle forme.

Écouter celleux qui ont porté ou tenté de porter plainte officiellement m’a appris que l’intervalle entre ce qui est censé se passer et ce qui se passe effectivement est densément peuplé. C’est dans cet intervalle que se situe ma recherche : je prends garde à l’intervalle. J’ai discuté avec une administratrice de son travail d’accompagnement des étudiant·es dans les procédures de plainte :

« Alors, la première chose à faire pour læ plaignant·e serait d’essayer de résoudre les choses de manière informelle, ce qui est très difficile dans certaines situations. C’est là que les choses peuvent se retrouver bloquées dans un département… Il faut que l’étudiant·e qui porte plainte soit vraiment tenace pour dire « on est en train de me bloquer »… Si il s’est passé quelque chose de grave et que l’étudiant·e ne se sent pas d’en passer par là, tu peux comprendre pourquoi iel n’aura pas forcément la ténacité nécessaire pour s’assurer que les choses progressent… Alors tu peux imaginer qu’une chose qui semble très linéaire sur le papier soit en fait très circulaire, la plupart du temps. Je pense que tout le problème est là : ça décourage les étudiant·es, ça les démoralise. Iels se sentent injustement traité·es, il n’y a aucune solution en vue et iels se retrouvent coincé·es dans un truc dont iels ne peuvent plus sortir. »

Des procédures existent afin d’ouvrir une voie pour les plaintes mais cette voie peut être bloquée à tout moment. La plainte ne résulte pas d’un seul non, la plainte exige de dire non, encore et encore, tout au long du chemin. Cette professionnelle explique que donner suite à une plainte demande de la confiance en soi et de la persévérance, c’est-à-dire peut-être précisément ce qui est érodé par les expériences mêmes qui mènent à la plainte (« il s’est passé quelque chose de grave », « ne se sent pas d’en passer par là »).                 

Je suggérais un peu plus tôt que le travail de diversité peut souvent donner l’impression de ne faire que gratter la surface. Formuler une plainte peut aussi donner l’impression de gratter la surface. Je vais vous raconter ce que m’a décrit une jeune chargée de cours en début de carrière. Elle s’était plainte de la manière dont l’université avait géré son arrêt maladie, ce qui s’est transformé en grief quant à la façon dont l’université l’avait traitée en tant que personne neuroatypique :

« C’était comme si un petit oiseau s’évertuait à gratter quelque chose mais sans avoir vraiment d’effet. C’était si petit, petit – petit, et derrière des portes closes. Je pense que les gens ressentent sans doute ça à cause de la nature de la plainte. Tu es en arrêt de travail alors iels doivent rester poli·es et ne pas en parler et iels sont d’autant plus poli·es qu’iels ne veulent rien dire. Peut-être que c’est lié au fait d’être dans une institution et à la manière dont ces dernières sont construites : de longs couloirs, des portes avec des verrous, des fenêtres avec des stores qui se tirent… On dirait qu’une atmosphère confinée imbibe chacun de ses composants, on manque d’air, on suffoque. »

C’était comme… Notez ce « c’était ». La plainte, c’est-à-dire ce que vous faites, peut acquérir une extériorité, devenir une chose dans le monde, qui s’évertue à gratter : un petit oiseau. Toute votre énergie est consacrée à une activité qui a une importance énorme pour ce que vous pouvez faire et ce que vous pouvez être, mais qui laisse à peine une trace. Plus vous essayez, plus ça devient petit, plus vous devenez petit·es, encore plus petit·es. Une plainte devient confidentielle à partir du moment où elle est déposée. Tout se passe donc derrière des portes closes – une plainte comme un secret, une source de honte, ce qui vous tient à l’écart des autres. Une plainte devient une loupe : tellement de choses apparaissent, tellement de détails retiennent l’attention – l’immeuble, les longs couloirs, les portes verrouillées, les fenêtres avec des stores qu’on peut baisser, moins de lumière, moins d’espace. Vous ne pouvez pas respirer, cloîtré·es, vous suffoquez.

Les plaintes peuvent permettre aux institutions d’être ressenties de façon encore plus intense ; vous acquérez un sens de l’institution en faisant une expérience de la restriction. Cette perception ne rend pas toujours les choses plus claires. Si les plaintes adviennent derrière des portes closes, ces portes sont également fermées à celleux qui portent plainte. Une chargée de cours, qui a porté plainte après avoir été harcelée par un professeur de son département, décrit :

« C’est comme être piégée dans une sorte de rêve bizarre où tu sais que tu sautes d’une section à un autre parce que tu ignores tout du fil narratif. Je pense que les abus institutionnels ont ce pouvoir sur toi. »

Déposer une plainte peut donner l’impression de devenir un personnage dans l’histoire de quelqu’un·e d’autre : ce qui vous arrive dépend de décisions qui sont prises à votre insu ou sans votre consentement. Déposer une plainte pour harcèlement peut souvent donner l’impression d’être à nouveau harcelé·e, d’être à nouveau soumis·e à la volonté d’autrui.

L’intervalle entre ce qui arrive et ce qui devrait arriver : c’est là que vous pouvez échouer, c’est comme ça que vous pouvez échouer. Le message « Prenez garde à l’intervalle entre le marchepied et le quai » résonne familièrement à vos oreilles, à la fois comme un conseil et un avertissement. Or les avertissements sont utiles, car ils contiennent des mises en garde fondées non pas sur des règles abstraites mais sur la sécurité et la santé de quelqu’un·e en particulier. Celleux qui se risquent à déposer une plainte sont souvent mis·es en garde contre les conséquences de leur plainte. Un·e étudiant·e raconte : « On me répétait sans cesse que “faire du bruit”, ou “faire des vagues”, allait affecter mes perspectives de carrière et que j’allais détruire le département et causer du tort à tout le monde. On me disait que si je déposais plainte, je ne pourrais jamais travailler à l’université, et qu’il y avait de fortes chances que je ne puisse travailler nulle part ailleurs. » Se plaindre est présenté comme se faire du tort à soi-même aussi bien qu’aux autres, en détruisant un département entier, pas moins. Or, le revers d’un avertissement, c’est une promesse : la promesse que si vous ne vous plaignez pas, vous irez plus loin. Ce qu’on vous dit de faire pour aller plus loin ou plus vite dans un système donné contribue à reproduire ce système. Une universitaire décrit l’absence de plainte comme le comportement par défaut :« Le truc universitaire par défaut, le truc universitaire, c’est de dire : “Ça va aller si on patiente, n’en fais pas une maladie.” Un défaut est ce qui se produit quand on ne change pas les paramètres intentionnellement en effectuant une action. Ne pas se plaindre, ça veut donc dire ne pas engager d’action ou ne pas modifier les réglages – ne pas se plaindre de la manière dont les choses sont organisées. »

Les avertissements énoncent un « non, n’y allez pas ». Mais les plaintes peuvent parfois être bloquées par un « oui », un hochement de tête affirmatif, l’apparence d’être entendu⋅e. Une universitaire émet une plainte auprès de son supérieur hiérarchique : « C’est une sorte de béni-oui-oui. Donc à chaque fois que j’allais lui parler, il disait “oui” mais je savais que ce oui n’était absolument pas un oui. C’était un “on verra”. » Il est possible qu’un oui soit prononcé parce qu’il ne recouvre pas suffisamment de choses pour changer quoi que ce soit. On en revient à la non-performativité, à l’expression corporelle du hochement de tête, « oui, oui, d’accord, d’accord ». Elle décrit le fait de dire « oui » comme une technique de management : « Ce truc bizarre, presque magique, qui se passe quand tu parles à ces gens du management, quand tu y vas et que tu te sens prête, t’es à fond et tu présentes ta plainte, ton cas, ton histoire, à la personne, et puis tu pars comme si un sort avait été jeté, tu pars en te disant “ok, il va peut-être se passer quelque chose”, et puis au bout de quelques heures cette impression se dissipe et tu te dis “et merde”. C’est comme un tour de passe-passe, presque comme une arnaque, tu te sens arnaquée. » On parvient à vous donner le sentiment qu’il pourrait se passer quelque chose, et voilà le résultat : c’est le sentiment d’aller quelque part qui vous conduit à l’impasse. Un oui peut arrêter la progression d’une plainte en dispersant l’énergie de la personne qui se plaint.

Une autre méthode pour arrêter une plainte est de déclarer que cette plainte n’est « pas une plainte », car elle ne remplit pas les critères techniques de la plainte. Une membre de l’équipe s’est plainte de harcèlement par son chef de département. L’expérience du harcèlement avait été terrible et l’avait conduite à la dépression. Elle a mis beaucoup de temps à être capable de déposer plainte :

« Je l’ai fait quand j’en ai été capable, j’ai vraiment été trop mal pendant une longue période. J’ai transmis ma plainte et la réponse que j’ai reçue provenait de l’adjoint au directeur. Il disait qu’il était dans l’impossibilité de traiter ma plainte, car j’avais mis trop de temps à la déposer. »

Certaines expériences sont si dévastatrices que les traiter demande du temps. Et cette durée peut être utilisée pour disqualifier une plainte. Réduire les modalités de la plainte à l’exigence de remplir un formulaire, d’une certaine façon et dans une certaine temporalité, explique pourquoi tant de luttes ne sont pas enregistrées.

Si les institutions disqualifient les plaintes parce qu’elles sont trop longues à formuler, elles peuvent aussi – suivant leurs propres procédures – prendre à leur tour trop de temps pour y répondre. Un·e étudiant·e a décrit comment l’université a mis sept mois à répondre à sa plainte, et encore sept mois pour répondre à sa réponse à leur réponse : « Ma théorie, c’est qu’iels l’ont placée sous une pile et qu’iels l’ont écartée. Iels ont fait s’éterniser la procédure, pour essayer de m’épuiser et que je laisse tomber. » Il semble que l’épuisement ne soit pas seulement l’effet mais le but d’une procédure de plainte. L’épuisement peut être une technique de management : on épuise les personnes pour qu’elles soient trop épuisées pour comprendre ce qui les rend si épuisées.

J’ai utilisé le terme d’« inefficacité stratégique » pour décrire comment les institutions ont intérêt à arrêter ou ralentir les plaintes. On pense peut-être à l’inefficacité comme quelque chose d’embêtant mais aléatoire, qui touche tout et tout le monde. Écouter celleux qui se sont plaint·es m’a appris que l’inefficacité peut être discriminatoire. Une étudiante internationale attendait que sa plainte soit traitée alors que son visa était en train d’expirer : « Dix jours avant que mon visa expire, j’en ai demandé un nouveau. Et iels ont dit : “Mais comment pouvons-nous lui donner un visa alors qu’elle est en sursis ?” Il faut avoir bonne réputation pour obtenir un visa et de leur point de vue ce truc de plainte était encore en cours. » Pour les étudiant·es et membres du personnel plus précaires – du fait du statut de leur titre de séjour, de leur emploi ou de leurs finances –, plus longtemps une plainte reste ouverte, plus iels ont à perdre. Il y a un lien entre les effets discriminatoires de l’inefficacité et l’efficacité avec laquelle les institutions se reproduisent afin d’être réservées à certaines catégories de personnes : celles qui ont leurs papiers au bon endroit, qui sont bien placé·es, comme il faut, bien sous tous rapports, valides ; celles qui ont les moyens et les réseaux.

Une plainte peut être traitée sans qu’il se passe quoi que ce soit pour autant. Peut-être les plaintes finissent-elles dans un classeur – classer, comme classer sans suite. Une étudiante a dit à propos de sa plainte : « Elle s’est retrouvée fourrée dans une boîte. » Un·e autre étudiant·e décrit : « J’ai l’impression que ma plainte a rejoint le cimetière des plaintes. » Lorsqu’une plainte est classée sans suite, jetée ou enterrée, celleux qui se plaignent peuvent se sentir classé·es sans suite, jeté·es ou enterré·es. On doit garder en tête qu’une plainte rapporte ce qui arrive à une personne. Les plaintes sont personnelles. Les plaintes sont également des rapports sur ce qui se passe dans une institution. Les plaintes sont institutionnelles. Le personnel est institutionnel. Une chercheuse universitaire m’a donné accès au dossier de sa plainte : « L’une des choses dont j’ai parlé dans ces documents, de manière très directe, c’est que j’étais tellement stressée et traumatisée que mes règles se sont arrêtées… C’est le niveau d’intimité de certaines des choses qui entrent en jeu, de fonctions corporelles comme celles-ci. » Un corps peut cesser de fonctionner. Un corps peut être annonciateur d’une plainte. Ce corps est dans un document. Et ce document est dans un dossier. Et ce dossier est dans un classeur. Déposer une plainte peut impliquer d’être dépossédé·e de sa propre histoire, une histoire souvent difficile, douloureuse et traumatisante.

La plainte comme travail de diversité

Un corps peut être annonciateur d’une plainte. Il est important de se rappeler ici qu’une plainte peut être l’expression d’une douleur, d’une souffrance ou d’une insatisfaction, quelque chose qui déclenche une protestation ou un cri d’alarme – un mal corporel, tout autant qu’une accusation formelle. On réalise que ce second sens de la plainte comme accusation formelle convoque d’autres sens, plus affectifs et incarnés. Avec les corps à l’esprit, on peut penser conjointement travail de diversité et travail de plainte, et montrer que cela relève du même travail. Si des murs sont apparus dans ma recherche sur la diversité, des portes sont apparues dans ma recherche sur la plainte. J’ai déjà remarqué que les plaintes ont souvent lieu « derrière des portes closes ». Si les plaintes fournissent des informations, ces informations sont gardées sous clé. Les portes parlent aussi bien de celleux qui sont laissé·es dehors que de ce qui est enfermé derrière. Vous pouvez vous retrouver incapable d’ouvrir une porte parce que celle-ci est trop lourde ou trop étroite. Comme le décrit Aimi Hamraie dans Building Access8 : « Inspectez n’importe quelle porte, fenêtre, toilettes, chaise ou bureau… et vous verrez apparaître les contours du corps pour lequel elles sont prévues. »  (2017, 19, c’est moi qui souligne). On appelle commodément ces contours « gabarits normatifs ». Celleux qui n’épousent pas la forme de la norme connaissent bien les normes. Les normes deviennent des murs : ce qui vous heurte, c’est ce qui vous empêche d’entrer.

Une universitaire handicapée doit continuellement signaler que les salles ne sont pas accessibles parce qu’iels persistent à lui réserver des salles qui ne sont pas accessibles. Elle doit persister à le dire parce qu’iels persistent à le faire. « Je n’aime pas attirer l’attention. Mais c’est ce qui se passe quand on embauche une personne en fauteuil roulant. Il y a d’énormes problèmes d’accès dans l’université. » Elle a parlé d’« abattement, d’épuisement – pourquoi c’est toujours à moi de prendre la parole ?». Vous devez prendre la parole parce que les autres ne le font pas ; et c’est parce que vous prenez la parole que les autres peuvent justifier leur propre silence. Iels vous entendent vous, alors ça devient votre problème. Les énormes problèmes d’accès deviennent vos problèmes. Peut-être qu’une plainte est nécessaire parce que vous ne répondez pas aux exigences d’une institution, parce que vous êtes un⋅e inadapté⋅e [misfit], pour reprendre l’expression signifiante de Rosemarie Garland-Thomson9. Elle compare la situation d’une personne avec un handicap dans une institution validiste à celle d’« une cheville carrée dans un trou rond ». Vous pouvez aussi être inadapté⋅e au regard des routines instaurées. Une institution qui organise de longues réunions sans prendre aucune pause présuppose un corps qui peut rester assis sans prendre de pause. Si vous vous présentez à la réunion mais que vous ne pouvez pas tenir dans cette position, alors vous ne répondez pas aux exigences. Si vous vous allongez au cours de la réunion, vous provoquez une crise dans la réunion. Un projet de justice sociale nécessiterait de provoquer des crises dans les réunions.

Peut-être parce que les institutions cherchent à éviter ce genre de crises, les inadapté·es se retrouvent souvent dans les mêmes comités (autrement dit le comité de diversité). Vous pouvez être inadapté·e dans ces comités. Une universitaire racisée raconte : « J’étais dans le groupe égalité et diversité à l’université. Dès que j’ai commencé à mentionner des choses en lien avec la race, iels ont changé le profil de qui pouvait rentrer dans le comité et j’ai été virée. » Certains mots portent une plainte : il suffit de dire les mots race ou racisme pour donner l’impression de se plaindre. Il suffit aux personnes racisées d’arriver quelque part pour voir apparaître la question de la race : vous pouvez donner l’impression de vous plaindre sans avoir rien dit. Une plainte, c’est tout autant la façon dont vous êtes perçu·e que ce que vous énoncez. Si vous soulevez vraiment un problème, vous ne faites que confirmer un jugement qui a déjà été porté. Cette universitaire décrit : « Chaque fois que tu soulèves un problème, on te répond que tu n’es pas l’un⋅e d’entre elleux. » Une plainte semble amplifier ce qui vous rend inadapté·es, souligner ce que vous n’êtes pas ; une plainte comme une chose étrangère, læ plaignant⋅e comme un·e étranger·e, pas d’ici, pas ici, pas.

Quand les mêmes problèmes reviennent sans cesse, c’est structurel. Mais si votre propre problème persiste, vous pouvez être amené·e à croire que le problème, c’est vous. Une universitaire lesbienne décrit : « Si tu as un problème et que tu formules une plainte, alors tu deviens la femme qui se plaint, la lesbienne qui se plaint. Du coup, évidemment, tu deviens l’objet d’une chasse aux sorcières. Tu deviens bouc-émissaire, tu deviens l’emmerdeuse donneuse de leçons, tu deviens l’inadaptée : tout ce dont læ harceleur·se t’accuse, parce que personne ne t’écoute. Tu n’aimes pas t’entendre parler comme ça, mais tu te retrouves à nouveau dans cette situation. Tu peux les entendre dire : “Et c’est reparti…”. » Une travailleuse de la diversité m’a raconté une chose semblable : elle n’avait qu’à ouvrir la bouche dans les réunions pour voir les yeux se lever au ciel, comme pour dire : « Elle remet ça. » À chaque fois, nous avons ri : ça peut soulager de mettre des mots sur ces expériences. C’est là que la féministe rabat-joie surgit. Elle surgit dans ce que nous sommes capables d’entendre parce que nous prêtons l’oreille. Nous nous entendons les un·es et les autres dans l’usure et les déchirures des mots que nous partageons. Nous entendons ce que ça fait de se confronter encore et toujours aux mêmes situations. Nous imaginons les yeux se lever au ciel comme pour dire : « C’est bien son genre de dire ça. »

C’est à partir d’expériences comme celle-ci que j’ai élaboré mon équation :
yeux au ciel = pédagogie féministe.

Parfois nous rions ; nous avons besoin les un·es des autres pour arriver à rire. Ce rire est aussi un cri de reconnaissance. Quand vous êtes suivi·e par des personnes qui lèvent les yeux au ciel, vous êtes suivi·e du regard. Un·e étudiant·e trans racisé·e se plaint de harcèlement sexuel et de harcèlement transphobe par son directeur d’études : il n’arrêtait pas de poser des questions extrêmement intrusives sur son genre et ses organes génitaux. Les questions peuvent enfoncer ; certaines remettent en question rien que par leur existence. Ces questions étaient tissées dans le langage de la préoccupation – préoccupation pour le bien-être de l’étudiant·e, jugeant qu’iel serait mis·e en danger s’iel réalisait sa recherche dans son pays d’origine. Les jugements racistes se font souvent à propos de la localisation du danger « là-bas ». Mais quand iel s’est plaint·e, voilà ce qu’il s’est passé : « Les personnes essayaient simplement d’évaluer s’il avait raison de croire qu’il pourrait y avoir quelque danger pour moi en raison de mon identité de genre… Une manière de dire qu’il avait raison d’être préoccupé. » Le processus de la plainte peut mener à une réitération de questions encore plus intrusives, des questions validant une préoccupation ou validant cette préoccupation comme un droit. Le harcèlement se présente souvent comme le droit d’être préoccupé·e. On a le droit d’être préoccupé·e (en tant que « citoyen·ne ») au sujet de l’immigration ; on a le droit d’être préoccupé·es (en tant qu’« adulte humaine de sexe féminin ») au sujet des droits sexuels. La violence de la surveillance est masquée par le droit d’être préoccupé·e – une violence fondée sur la suspicion que certain·es ne sont pas ce qu’iels disent être, que certain·es n’ont pas le droit d’être où iels sont, que certain·es n’ont pas le droit d’être.

Quand vous vous plaignez de ce à quoi vous vous confrontez, vous vous confrontez à ce dont vous vous plaignez. Les plaintes parlent de ça : de la manière dont certain·es se retrouvent enfermé·es dehors. Une femme racisée a décrit son département comme une porte tournante : les femmes et les minorités y entrent pour en ressortir aussitôt, chuuui, chuuui. Vous pouvez être maintenu·es dehors par ce que vous découvrez en entrant. Entrer, c’est parfois se voir montrer la sortie.

Pourtant, on peut réfléchir à la manière dont la diversité est souvent présentée comme une porte ouverte, transformée en accroche. Accrocher, s’accrocher pour suivre le mouvement : « Bienvenue, les minorités, entrez, entrez ! » Une université a transformé la « porte ouverte » en projet d’accrochage de photographies : des portraits du personnel et des étudiant·es noir·es et issu·es des minorités racisées ont été affichés sur les panneaux de portes dans tout le campus. Ces personnes ne sont même pas représentées en train de passer la porte, elles sont juste collées sur la porte.

Vous vous rappelez la boîte aux lettres transformée en nid ? Une autre affiche pourrait être accrochée sur la boîte : « Oiseaux bienvenus ! 

La diversité, c’est justement cette affiche : « Bienvenue aux oiseaux, bienvenue aux minorités, entrez, entrez ! » Ce n’est pas parce qu’on vous souhaite la bienvenue qu’on souhaite votre venue. Cette affiche resterait non-performative si la boîte aux lettres était toujours utilisée, car les oiseaux seraient délogés par les lettres, un nid détruit avant d’avoir pu être créé. Les commentaires, les blagues, les questions, « qui êtes-vous », « qu’êtes-vous », « que faites-vous ici », « d’où êtes-vous », « d’où êtes-vous vraiment », fonctionnent comme des lettres dans la boîte. Elles s’empilent jusqu’à ce qu’il ne reste plus de place, pas de place, pas de place pour respirer, pour nicher, pour être. C’est pour ça que le travail de la diversité est un travail : ouvrir la porte ne suffit pas. Pour que certain⋅es d’entre nous puissent prendre place dans la pièce, il faut stopper ce qui s’y passe d’ordinaire, l’ordinaire qui est la forme temporelle de la structure. Sinon certain⋅es d’entre nous se retrouveront, de fait, déplacé⋅es par les lettres dans la boîte. 

Des portes peuvent être fermées par ce que vous refusez de passer sous silence. Lorsqu’une étudiante de master a manifesté son souhait de déposer plainte contre le plus haut responsable de son département, læ coordinateur⋅rice du programme lui a répondu : « Fais attention, c’est un homme important. » « Fais attention » : mettre en garde contre la poursuite d’une procédure revient à déclarer qui a de l’importance. L’étudiante a quand même déposé plainte. Selon ses termes, elle a « sacrifié les lettres de recommandation ». Quant à la perspective de faire un doctorat, elle dit : « Cette porte est fermée. » « Cette porte est fermée » : les recommandations peuvent, elles aussi, fonctionner comme des portes, permettant à certain·es d’évoluer, à d’autres non. Les systèmes de recommandation sont un moyen d’ouvrir des portes à celleux qui ont le bon réseau, d’augmenter en vitesse et en vélocité, de plus en plus, de plus en plus vite. « C’est un homme important. » Iels sont nombreux·ses à ne pas porter plainte, car iels ne peuvent pas se permettre de perdre les recommandations. Le pouvoir peut s’exercer par un geste d’apparence anodine : tout ce qu’il faut pour fermer cette porte, c’est écrire une recommandation moins positive. Le simple retrait d’un soutien, une main qui se retire, peut devenir le plus lourd des poids.

Les actions qui ferment des portes ne sont pas toujours visibles pour les autres. Pour celleux qui dépendent supposément dépendant·es de l’ouverture des portes, celleux qui incarnent la diversité, celleux dont la simple entrée est perçue comme une dette, les portes peuvent se refermer à tout moment. Une porte peut se fermer parce qu’on vous a dit qu’une porte serait fermée. Un·e conférencier·e trans prévoit de porter plainte parce qu’une promotion lui a été refusée et va voir son syndicat. On lui répond que parce qu’iel est trans, iel n’aura jamais de promotion. Les perceptions peuvent être des portes : la façon dont vous êtes perçu·e fait obstacle à votre évolution. Ce n’est pas pour dire que nous sommes toujours bloqué·es, mais nous devons travailler plus dur pour passer à travers les portes de la perception. Lorsqu’une femme noire a dit à sa·on chef·fe de département : « Je voudrais devenir professeure », sa·on chef·fe de département lui a « tout simplement ri au nez ». Ce rire peut être le son d’une porte qui claque. Certain·es d’entre nous, en devenant professeur·es, deviennent des intrus·es. En nous disant que nous n’avons pas la permission d’entrer, on nous fait comprendre que nous avons besoin de la permission.

Une porte peut se fermer après que vous êtes entré·e. Une porte peut se fermer parce que vous êtes entré·e. J’écoutais une universitaire autochtone. Elle me racontait combien il lui était difficile de se rendre sur le campus après une campagne prolongée de persécutions et de harcèlement par des professeur·es blanc·hes, dont une action concertée de sabotage de sa titularisation et de celle d’autres universitaires autochtones par un·e directeur·ice. Quand vous êtes harcelé·e et persécuté·e, quand les portes sont fermées, pour ne pas dire claquées, et qu’il vous est difficile d’aller où que ce soit, c’est peut-être à l’histoire que vous êtes confronté·e, contre elle que vous êtes balancé·e. Les plaintes vous renvoient en arrière, encore plus loin en arrière, à des histoires arriérées :

« Il y a une généalogie d’expériences, une généalogie de conscience dans mon corps qui est maintenant traumatisé à tel point que je ne suis plus capable d’aller à l’université… Il y a donc un héritage, une généalogie, et je n’ai pas encore vraiment ouvert cette porte, car j’étais trop focalisée sur mon expérience des sept dernières années. »

Être traumatisé·e, c’est porter l’histoire dans un corps : vous pouvez facilement être détruit·e. Il y a une limite à ce que vous pouvez accepter parce qu’il y a une limite à ce que vous pouvez absorber. Vous pouvez hériter de portes closes, vous pouvez hériter d’un traumatisme, car il est rendu inaccessible – car tout ce qui s’est passé est trop dur, trop douloureux pour être révélé. Le travail féministe décolonial, le travail féministe noir, le travail féministe racisé, consiste souvent à ouvrir ces portes : la porte vers ce qui a précédé, les héritages coloniaux et patriarcaux, le harcèlement en tant que durcissement de cette histoire. Cette histoire raconte qui a le droit de faire quoi, qui est considéré·e comme ayant droit à quoi, qui est considéré·e comme ayant droit à qui. Une plainte peut être nécessaire : c’est ce que nous devons faire pour continuer. Mais il faut encore déterminer ce que nous sommes capables d’endurer. Elle a tenu le coup en les affrontant :

« J’ai tout enlevé de ma porte, mes affiches, mon activisme, mes tracts. J’ai tout balancé autour du bâtiment. Je savais que j’allais à la guerre. J’ai fait un rituel guerrier dans notre tradition. J’ai baissé le rideau. J’ai mis un masque : dans ma communauté, on a un masque… Et je n’ai plus ouvert ma porte pendant un an. Je l’ai juste laissée entrebâillée. Seul·es mes étudiant·es pouvaient entrer. Je n’ai pas laissé entrer dans mon bureau une seule personne qui n’y avait pas été invitée pendant une année entière. »

Pour survivre aux institutions, nous devons les transformer. Mais nous avons aussi besoin de survivre aux institutions que nous essayons de transformer. Fermer une porte peut parfois être une stratégie de survie. Elle ferme la porte à l’institution en se retirant, en se désengageant de celle-ci. Elle continue à faire son travail, elle continue à enseigner. Elle utilise la porte pour tenir à l’écart ce qu’elle peut, celleux qu’elle peut. Elle se retire de la porte, elle la dépersonnalise. Elle tire les rideaux et enfile un masque, le masque de sa communauté, connectant son combat aux batailles qui l’ont précédé. Car pour elle, c’est clair, il s’agit d’une guerre. 

Nos batailles ne sont pas les mêmes. Mais beaucoup de batailles se tiennent derrière des portes closes. Derrière les portes closes : c’est là qu’on trouve souvent les plaintes. C’est donc là qu’on peut nous trouver, nous aussi : nous, qui incarnons la diversité, et ce que nous amenons, celleux que nous amenons avec nous, les mondes qui ne seraient pas là si certain·es d’entre nous n’étaient pas là. Les données que nous détenons, nos corps, nos mémoires. Plus nous avons à déverser, plus l’étau se resserre.

Les collectifs de la plainte

Plus nous avons à déverser, plus leur étau se resserre. Quand les institutions ne peuvent empêcher une plainte d’être déposée, elles s’efforcent d’empêcher la plainte de sortir. Les accords de confidentialité sont l’aboutissement d’un processus beaucoup plus long de rétention des plaintes. Je pense aux meubles de classement comme à des placards institutionnels : les plaintes sont enterrées là à cause de ce qu’elles pourraient révéler.

Un⋅e étudiant⋅e qui s’était plaint⋅e de harcèlement sexuel décrit : « D’une certaine manière, l’ampleur de la réponse a été vraiment extrême par rapport à ce dont nous nous plaignions. Maintenant que j’y repense, j’imagine que c’est parce qu’iels avaient étouffé des centaines d’autres plaintes qu’iels ne voulaient pas voir découvertes. » Étouffer, c’est aussi bien contenir que garder secret. Plus il y a d’informations étouffées, plus il y en a à déverser. C’est pourquoi tant de normes de comportement professionnel sont destinées à maintenir le couvercle fermé : le silence comme loyauté institutionnelle, le silence en cas de dégât institutionnel. On peut construire un mur avec du silence. Ces murs peuvent aussi être construits autour d’espaces féministes. De nombreuses personnes m’ont rapporté comment des collègues féministes, souvent des féministes plus âgées, souvent des féministes blanches plus âgées, se trouvaient parmi celleux qui leur enjoignaient de « garder le couvercle fermé ». Quand les féministes gardent les plaintes « en interne », traitant les données contenues dans une plainte comme un secret, comme ce qui doit être gardé secret, elles deviennent non pas les oiseaux qui nichent, mais les lettres dans la boîte : elles traitent celleux qui se plaignent comme des intrus⋅es et les plaintes comme matière à désordre, brins de paille, qui ne font pas partie du nid, une matière qui n’est pas à sa place.

Il nous faut parfois « soulever le couvercle » pour que les plaintes se matérialisent, pour créer du désordre. Lorsque j’ai rendu publiques les raisons de ma démission, j’ai partagé des informations, peu mais suffisamment : j’ai dit qu’il y avait eu des enquêtes. Je suis devenue une fuite, goutte après goutte. Les institutions vont essayer de maîtriser les dégâts. Leur réponse, en d’autres mots, c’est limiter les dégâts. C’est souvent comme ça que la diversité prend forme dans les institutions : on limite les dégâts. Des règlements bien policés seront mis en place, les trous laissés par les départs seront comblés sans mention de ce qui s’est passé auparavant. Ce qui fait tache doit être essuyé, disparaître, comme s’iels effaçaient le désordre d’un coup de serpillière. 

Mais il y a de l’espoir ici : iels ne peuvent pas éponger tout notre bazar. Une fuite peut être une piste. Une fuite peut être une manière de laisser derrière des traces de nous-même. Transmettre un refus peut nous aider à tenir bon. Une doctorante a émis une plainte informelle sur la suprématie blanche dans sa classe. Utiliser ce terme à propos de ce qui est à l’université peut vous mettre en grande difficulté. Elle le savait, mais était prête à le faire malgré tout. Elle est devenue, selon ses mots, « un monstre », un monstre autochtone féministe, et elle doit finir sa thèse hors du campus. Elle raconte comme un « petit cadeau inattendu » le fait que d’autres étudiant·es puissent venir la voir : « Iels savent que je suis là dehors et qu’iels peuvent s’adresser à moi. » En nous mettant en retrait, une plainte peut indiquer une direction aux personnes qui viennent après, qui peuvent recevoir quelque chose de nous grâce à ce que nous avons essayé de faire, même si nous ne sommes pas allé·es au bout, même si tout ce que nous semblons avoir fait, c’est gratter la surface. Oui, ces éraflures, on revient à ces éraflures. Elles semblent montrer les limites de ce que nous avons accompli. Elles peuvent aussi être ce que nous laissons derrière nous. Elles peuvent être des témoignages. Une plainte comme écriture sur le mur : nous étions là, nous n’avons pas disparu. Les plaintes dans le cimetière peuvent revenir hanter les institutions.

J’ai parlé à quelqu’une de cette image d’un cimetière de plaintes qu’une autre personne avait employée. Elle m’a dit :

« Il faut penser à l’impact de ce que tu fais. Quand tu ajoutes encore une autre plainte, ça donne plus de crédibilité à celleux qui viendront après toi. Quand je parle de hanter, je parle en fait de la taille du cimetière. Et je pense que c’est important. Parce que quand il y a une tombe, un seul petit fantôme, ça n’a aucun effet. On peut avoir sous sa fenêtre un joli petit cimetière, mais quand on commence à en avoir un énorme, avec des fosses communes et tout, ça devient autre chose. Ça devient beaucoup plus difficile à gérer. »

Nous pouvons former des collectifs de plainte et nous les formons. Nous pouvons devenir plus difficiles à gérer et nous le devenons. Mais nous ne nous rassemblons pas toujours au même moment ou au même endroit. Vous pouvez vous sentir comme un·e petit·e fantôme solitaire : disparu·e, parti·e, perdu·e. Votre plainte peut sembler s’être évaporée, pfff ! pfff ! Cette plainte peut encore être captée et amplifiée par d’autres. Vous n’êtes peut-être pas en mesure de l’entendre maintenant. Cela ne s’est peut-être pas encore produit. Mais chaque plainte en appelle d’autres, elles s’assemblent et montent en puissance – les sons du refus, les petits fantômes, les petits oiseaux, qui grattent quelque chose. Nous nous rassemblons, nous devenons cette puissance.

Merci.

 

Note des traductrices

Ce texte est une traduction collective d’un article de la théoricienne et militante Sara Ahmed, publié sous le titre « Feminists at Work » sur son blog Feministkilljoys [rabat-joie féministes] en janvier 2020, à la suite d’une conférence. L'autrice revient sur l’enquête qu’elle a menée auprès d’étudiant·es, d’universitaires et d’administrateur·rices sur les procédures de la plainte dans les institutions d’enseignement supérieur en Angleterre. L'autrice dénonce l’inefficacité stratégique de l’université et les mécanismes institutionnels qui étouffent le plus souvent les plaintes. Elle avait démissionné de son poste de directrice du Center for Feminist Research à Goldsmiths University of London en protestation contre la gestion délétère des plaintes pour harcèlement sexuel. Malgré cette inertie, elle voit dans l’accumulation de plaintes la promesse d’une puissance collective.

L’idée de cette traduction a émergé au sein d’un groupe de parole de travailleuses de l’art, où des situations de harcèlement, d’abus ou de violence institutionnelles avaient été partagées et discutées depuis des perspectives intersectionnelles. Les écrits de Sara Ahmed ont été des outils précieux, pour comprendre les expériences et les parcours de plainte dans lesquelles certaines des traductrices étaient elles-mêmes engagées, et permettre un travail de réparation.

Au moment où nous avons commencé notre traduction, très peu de ses textes avaient été traduits en français. « Feminists at work » aborde différents concepts importants de Sara Ahmed, comme « le travail de diversité » ou « la rabat-joie féministe ». Le texte pose également certaines bases théoriques de son ouvrage Complaint! (2021). Cette traduction collective, démarrée pendant la pandémie, nous a aussi permis de traîner ensemble à une période où se voir était une exception.

Le travail a commencé chez Virginie, au bord d’une rivière, pendant quelques jours passés à nous balader, cuisiner et discuter intensément. Après une lecture collective à voix haute, nous avons commencé à traduire le texte toutes ensemble puis les paragraphes ont été répartis. Nous nous rencontrions pour éditer et discuter collectivement les propositions de chacune. Il n’y a pas eu de processus de travail défini a priori. Les événements des deux dernières années l’ont largement influencé, ainsi que les analyses de Sara Ahmed sur la matérialité du travail. Il s’est constamment adapté aux rythmes, aux disponibilités physiques et émotionnelles de chacune, et a fait évoluer les alliances et les dissensus au sein du groupe et au-delà.

Au fil du texte, de nombreux « problèmes de traduction » ont émergé, notamment liés aux lexiques du genre et de la race, que nous avons dépliés dans les notes de bas de page. Nos choix, souvent longuement débattus, ont cristallisé les enjeux politiques et poétiques de nos usages langagiers. Ils reflètent l’hétérogénéité de nos expériences du langage, de la diversité et nos positions parfois divergentes, informées par nos trajectoires subjectives ainsi que le contexte pour et avec lequel nous traduisons. Les pronoms sont politiques, comme le rappelle la traductrice Noémie Grunenwald10. Dire « nous » ne va pas de soi, d’autant plus lorsque certaines des expériences décrites dans le texte sont incommensurables avec celles des traductrices ; ou bien quand les expériences des traductrices sont entre elles incommensurables. Un « nous » peut aussi effacer des différences constituantes, des points de vue hétérogènes ou des inégalités structurelles. C’est pourquoi cette introduction est signée, et les notes de bas de page écrites de manière subjective, pour visibiliser les « nous irréconciliés11 », problématiques et sans cesse re-situés. Cela a notamment influencé le choix des pronoms dans la traduction, selon un principe proposé par Julie : « on » pour les institutions ou les entités indéfinies ; « tu » pour la restitution des témoignages oraux ; « vous » pour les personnes prises dans des situations de souffrance au travail ou de plainte ; et enfin « nous » pour illustrer la montée en puissance des collectifs de plainte.

Ce texte a été écrit pour être dit : nous avons donc pris en compte sa dimension orale, que nous avons parfois adaptée lorsqu’elle nous semblait prendre le pas sur la compréhension de læ lecteur·rice. Au-delà de l’oralité du texte, l’écriture de Sara Ahmed repose sur une prosodie particulière, fondée sur la répétition, la variation des prépositions verbales, et des jeux de mots qui ont sur læ lecteur·rice un effet quasi physique. Nous avons choisi de traduire littéralement les termes employés lorsque leur puissance le réclamait, au risque de perdre la rythmique originale du texte ; parfois, au contraire, nous avons pris des libertés pour tenter de rendre en français les effets poétiques et critiques de ces jeux de répétition. 

Sur son blog, dans une brève introduction que nous n’avons pas traduite, Sara Ahmed dédie son texte aux « rabat-joie, inadapté·es, fauteur·ses de trouble ; aux fortes têtes qui ne tiennent pas en place et aux combattant·es lamentables » et ajoute : « nous nous battons pour un lieu où être comme nous le voulons ; nous voulons un lieu où nous n’aurions pas besoin de nous battre pour être ». Nous espérons que ce texte ouvrira des pistes pour, se plaindre, se battre, se réparer ; pour continuer et amplifier le travail féministe.

Barbara, Julie et Virginie

 

 

[1] Référence au titre de son livre Living a Feminist Life, Durham, Duke University Press, 2017 (non traduit).

[2] La notion de diversité et son instrumentalisation institutionnelle traversent de nombreux textes de Sara Ahmed. Elle y a consacré un livre, On Being Included. Racism and Diversity in Institutional Life [Sur le fait d’être inclus⋅e. Racisme et diversité dans la vie institutionnelle] paru chez Duke University Press en 2012. Noémie Grunenwald en a traduit un chapitre : « Le langage de la diversité », GLAD !, 07, 2019, disponible ici

[3] Nous avons fait le choix de traduire of colour par « racisé⋅e », terme revendiqué par les personnes concernées (militant⋅es, théoricien⋅nes, artistes…) dans le contexte français. Comme l’écrit Sarah Mazouz dans Race, « chez Guillaumin, la racisation désigne le processus par lequel un groupe dominant définit un groupe dominé comme étant une race. On comprend alors pourquoi c’est le terme “racisé” qui a été repris par les militant⋅es de l’antiracisme politique pour s’autodésigner comme groupe soumis à un rapport de pouvoir racialisant » (Anamosa, 2020, p. 49).

[4] Traduire ou non l’expression Black feminism a occasionné parmi nous un débat sur les expériences, contextes et histoires hétérogènes rassemblées sous la notion de « féminisme noir » dans les mondes anglo-saxons et francophones. Nous avons notamment discuté assez vivement de la préface d’Elsa Dorlin à Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000 (L’Harmattan, 2020), où elle affirme que les références récurrentes au Black feminism chez les féministes françaises « marquent en creux, à la fois l’absence, l’ignorance et l’émergence d’un féminisme noir en France ». Or, comme l’a rappelé Rosanna, de nombreux⋅ses auteur⋅rices critiquent ce point de vue. On peut en effet – comme en témoigne le colloque « Des féminismes noirs en contexte (post)impérial français ? Histoires, expériences et théories, organisé en 2020 » – retracer les sources d’un féminisme noir (ou afroféminisme) francophone dans les mouvements de femmes marronnes, puis dans les productions théoriques et politiques des femmes de la négritude, ou encore dans la création en 1976 à Paris de la Coordination des Femmes noires.

[5] Dans le recueil de textes Sister Outsider, Essais et propos d’Audre Lorde, cet essai, « The Master’s Tools will Never Dismantle the Master’s House », est traduit de l’américain par Magali C. Calise ainsi que Grazia Gonik, Marième Hélie-Lucas et Hélène Pour par « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (Mamamelis, 2007). Nous avons retenu leur traduction.

[6] Sara Ahmed, What’s the Use. On the Uses of Use, op. cit.,  2019 (non traduit).

[7] Discipline académique créée dans les universités états-uniennes depuis la fin des années 1960, les Women’s Studies forment un champ d’études interdisciplinaire qui explore la politique, la société, les médias et l'histoire depuis des perspectives féminines et/ou féministes.

[8] Aimi Hamraie, Building Access. Universal Design and the Politics of Disability, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2017.

[9] Rosemarie Garland Thomson est bioéthicienne, autrice, éducatrice, professeure. Elle a mené des travaux reconnus sur la justice et la culture du handicap. Elle introduit le concept de « misfit » dans son texte Misfits. A Feminist Materialist Disability Concept, en 2011. Emeline Brulé le décrit en ces termes : « Ce concept permet de comprendre l’expérience du corps de manière dynamique, évoluant en fonction des situations. Situations qui vont de très difficiles à accessibles. L’article propose de comprendre le handicap comme une diversité humaine, plus que comme un problème ou une limitation fonctionnels. »

[10] Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s, La Contre Allée, 2021.

[11] L’expression est de Tiphaine Samoyault, dans Traduction et Violence (Seuil, 2020).

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