(S’)en faire trop : la malédiction des classes ouvrières

Illustration : Tom Wood (Liverpool)

Pourquoi tout le monde a-t-il accepté la logique élémentaire de l’austérité ? Parce qu’aujourd’hui la solidarité est perçue comme un fléau.

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« Ce que je ne comprends pas, c’est : pourquoi les gens ne descendent pas dans la rue pour tout casser ? » Il m’arrive parfois d’entendre ça de la bouche de personnes issues d’un milieu riche et puissant. Une forme d’incrédulité s’exprime : « Après tout, semble dire cette phrase, nous crions au meurtre dès que quiconque s’avise de menacer nos paradis fiscaux : si quelqu’un cherchait à me priver d’un accès au logement et à la nourriture, vous pouvez être sûr que j’irais mettre le feu aux banques et prendre d’assaut le Parlement ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez eux ? »


C’est une bonne question. On pourrait penser qu’un gouvernement qui a fait à ce point souffrir celles et ceux qui ont le moins de ressources pour lui résister, sans même redresser l’économie, risquait le suicide politique. Mais, au lieu de ça, tout le monde ou presque a accepté la logique élémentaire de l’austérité. Pourquoi ? Pourquoi des politicien·nes promettant des souffrances perpétuelles remportent-ils·elles l’approbation, voire le soutien, des classes ouvrières ? 

À mon sens, l’incrédulité relatée plus haut offre un début de réponse. Les gens des classes ouvrières sont peut-être, comme on ne cesse de nous le rappeler, moins pointilleux sur les questions de loi et de propriété que leurs « supérieurs », mais ils sont également beaucoup moins autocentrés. Ils se soucient davantage de leurs ami·es, de leurs familles et de leurs communautés. Bref, en un mot, ils sont fondamentalement plus gentils.

Cela semble refléter, dans une certaine mesure, une loi sociologique universelle. Les féministes ont depuis longtemps souligné que celles et ceux qui se situent en bas de tout système social inégalitaire ont tendance à penser et donc à être attentif·ves à celles et ceux qui sont en haut, davantage que le contraire. Partout, les femmes s’intéressent généralement plus à la vie des hommes que l’inverse, et elles en savent plus sur eux, de même que les personnes noires en savent plus sur les personnes blanches, les employé·es sur leurs employeur·ses et les pauvres sur les riches. 

Et puisque les êtres humains sont des créatures douées d’empathie, cette connaissance mène à la compassion. Les riches et les puissant·es peuvent pour leur part rester dans l’ignorance et dans l’indifférence car ils et elles en ont les moyens. De nombreuses études psychologiques l’ont récemment confirmé. Les personnes nées dans des familles de la classe ouvrière obtiennent invariablement de bien meilleurs résultats que les enfants de riches ou des classes moyennes supérieures lors des tests d’appréciation des émotions des autres. En un sens, ce n’est pas surprenant. Après tout, c’est en grande partie cela, être « puissant·es » : ne pas devoir accorder beaucoup d’attention à ce que pensent et ressentent les personnes qui nous entourent. Les puissant·es emploient des gens pour faire ça à leur place.

Et qui emploie-t-on ? Principalement des enfants de classes ouvrières. Je crois que nous avons tendance à être tellement aveuglé·es par l’obsession (ou oserais-je dire, la romantisation ?) du travail à l’usine comme paradigme du « vrai travail » que nous avons oublié en quoi consiste réellement la majeure partie du travail humain.

Même au temps de Karl Marx et de Charles Dickens, les quartiers ouvriers comptaient beaucoup plus de bonnes, de cireurs de chaussures, d’éboueurs, de cuisinier·es, d’infirmières, de chauffeurs, d’instituteurs et d’institutrices, de prostituées et de marchand·es des quatre-saisons que d’employé·es des mines de charbon, des usines textiles ou des fonderies de fer. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui. Ce qui nous apparaît comme un travail typiquement féminin – s’occuper des autres, les choyer et satisfaire leurs moindres besoins, expliquer, rassurer, anticiper ce que le patron veut ou pense, et puis, bien sûr, soigner, surveiller et entretenir toutes sortes de choses, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux, de machines ou autre – constitue la majeure partie du travail des classes ouvrières, bien davantage que marteler, tailler, soulever ou récolter des choses.

Cela est vrai non seulement parce que la plupart des ouvriers sont des ouvrières (étant donné que la plupart des gens sont des femmes) mais aussi parce que nous avons une vision biaisée y compris du travail des hommes. Comme les employé·es du métro en grève ont récemment dû l’expliquer à des usager·es indigné·es, les agent·es font en réalité bien d’autres choses que vendre des tickets tout au long de la journée : ils et elles passent le plus clair de leur temps à expliquer des choses, à en réparer d’autres, à retrouver des enfants perdus et à s’occuper de personnes âgées, malades ou désorientées.

Mais, à bien y réfléchir, n’est-ce pas là ce qui fait la vie ? Les êtres humains sont des projets de création mutuelle. L’essentiel de notre travail, nous l’effectuons des un·es envers les autres. Simplement, les classes ouvrières en font beaucoup plus que leur part. Elles sont les classes qui prennent soin, et elles l’ont toujours été. Si les pauvres ne faisaient pas l’objet d’une diabolisation incessante de la part de celles et ceux qui bénéficient de leur travail de soin, il ne serait pas si difficile de l’admettre publiquement, comme ici.

En tant qu’enfant de la classe ouvrière, je peux témoigner que c’est de ça dont nous étions vraiment fiers. On nous rabâchait que le travail est une vertu en soi – qu’il façonne le caractère ou quelque chose dans ce genre – mais personne n’y croyait. La plupart d’entre nous estimions que le travail, il valait mieux l’éviter, à moins qu’il ne profite aux autres. Quand c’était le cas, qu’il s’agisse de construire des ponts ou de vider des pots de chambre, vous pouviez légitimement en être fier·es. Et il y avait autre chose dont nous étions assurément fier·es : c’est d’être le genre de personnes qui prennent soin les unes des autres. C’est ce qui nous distinguait des riches qui – pour ce qu’on en savait – trouvaient déjà trop dur, les trois quart du temps, de se résoudre à s’occuper de leurs enfants.

Ce n’est pas pour rien que la vertu bourgeoise ultime est la frugalité, et la vertu ultime de la classe ouvrière, la solidarité. Or c’est précisément la corde à laquelle cette classe est désormais suspendue. Il fut un temps où prendre soin de sa communauté pouvait signifier se battre pour la classe ouvrière elle-même. À l’époque, nous parlions de « progrès social ». Aujourd’hui nous constatons les effets d’une guerre acharnée contre l’idée même de politique ouvrière, ou de communauté ouvrière. En conséquence, ses membres disposent désormais de peu de moyens pour exprimer leur sens du soin, si ce n’est en le dirigeant vers des abstractions créées de toute pièce, comme « nos petits-enfants », « la nation », un patriotisme chauvin ou des appels au sacrifice collectif.

De ce fait, tout est renversé. Des générations de manipulation politique ont fini par transformer ce sentiment de solidarité en fléau. Notre sens du soin a été retourné contre nous. Et il en sera probablement ainsi tant que la gauche, qui prétend parler au nom des ouvriers et des ouvrières, ne commencera pas à réfléchir sérieusement et stratégiquement à ce en quoi consiste réellement la majeure partie du travail, et à ce qu’il peut réellement avoir de vertueux pour celles et ceux qui s’y impliquent.

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Ce texte a initialement été publié dans The Guardian, 26 mars 2014, sous le titre Caring too much. That's the curse of the working classes.

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