Type : entretien
Thèmes : communauté, eau, luttes, modernité
Nom : Super Désasphaltico / Profession : Súper amigo / Lieu de résidence : Bruxelles / Mission : Libérer le sol de ses couches d’asphalte et permettre au cycle naturel de l’eau de se réaliser à nouveau
Le quartier Flagey, à Bruxelles, occupe une vallée profonde, aisément reconnaissable aux rues pentues qui descendent vers une grande place bordée par deux étangs. Il y coule une rivière invisible. Au XIXe siècle, en effet, celle-ci fut enterrée et transformée en collecteur d’égouts dans le cadre du développement territorial de la ville. L’enfouissement de ce cours d’eau, couplé à l’asphaltage des rues ainsi qu’à la densification du bâti, entrave la perméabilité naturelle des sols et favorise le ruissellement rapide des eaux pluviales vers les canalisations souterraines. Lorsque les orages sont importants, les pluies engorgent le réseau d’évacuation, font sauter les taques d’égouts et, mélangées aux eaux usées, inondent les rues et les caves des riverain·es.
Pour pallier ces problèmes récurrents, la municipalité a décidé de construire un « bassin d’orage » au début des années 2000, à savoir une cuve enterrée visant à stocker de manière temporaire les eaux véhiculées dans les canalisations souterraines lors des pluies torrentielles. Vaste cathédrale pouvant accueillir jusqu’à 33 000 m3 d’eau de pluie et d’eaux usées, ce bassin d’orage constitue, pour ses détracteurs et détractrices, une réponse à la fois désuète, car héritée du « tout au béton » des années 1970, et dangereuse, car entraînant des risques multiples pour ce quartier densément peuplé : risques d’effondrement du bâti à cause des travaux ; bruits et poussières liées au passage des charrois destinés à évacuer les quelque 120 000 m3 de terre excavée ; risques de faillite des commerces et mise en suspens de la vie de quartier pendant la durée des travaux (estimée à quatre ans), etc. Par ailleurs, le peu d’efforts consenti par les responsables politiques et les porteurs et porteuses du projet en matière d’information, et la faiblesse des réponses apportées aux interrogations des riverain·es et usager·es n’ont pas manqué d’attiser la colère de ces dernier·es.
Malgré les efforts déployés par les collectifs concernés pour empêcher la construction de ce bassin souterrain et faire exister des alternatives écologiquement et socialement plus soutenables, les élus communaux décident de démarrer les travaux en mars 2002 « au nom de la lutte contre les inondations ». Loin de marquer la fin de la mobilisation, ce chantier va être le détonateur de nouvelles formes d’activisme dans l’espace urbain. Alors que les membres de la plateforme associative Eau Water Zone1 invitent associations et habitant·es à imaginer et formuler des propositions de gestion alternative de l’eau, une nouvelle figure est créée pour visibiliser la lutte.
Bas collants et visage masqué, son nom, c’est Super D. pour les intimes et Super Désasphaltico pour les autres… Près de dix ans après les temps les plus forts de son activité, je le rencontre dans un café bruxellois.
*
Ananda Kohlbrenner : Bonjour Super Désasphaltico.
Super D. : Bonjour Ananda.
A. K. : J’ai beaucoup entendu parler de toi. Je suis ravie de te rencontrer aujourd’hui ! Merci d’avoir accepté de faire cet entretien, pour mes recherches, mais aussi pour la revue Panthère Première.
Super D. : Avec plaisir !
A. K. : Super D., qui es-tu ?
Super D. : Je suis un Súper amigo ! Les Súper amigos viennent du Mexique. Ce sont d’anciens catcheurs, des luchadores qui ont quitté le ring pour changer de lutte. Ecologista, par exemple, est un Súper amigo qui milite pour la prise en compte de l’écologie dans la ville de Mexico. Súper Animal, lui, se bat contre les mauvais traitements que subissent les animaux. Et puis il y a Súper Barrio, qui est le Súper amigo qui s’intéresse aux problèmes de logement des habitants de la ville de Mexico (les expulsions par exemple) ou encore Súper Gay qui milite pour les droits des homosexuels. Depuis quelques années, à Bruxelles, il y a aussi Super Désasphaltico, un autre luchador. C’est un Súper amigo qui se positionne en faveur de la « ville perméable ». Autrement dit, il cherche à libérer les sols de leur surface asphaltée afin de permettre au cycle naturel de l’eau de se réaliser.
A. K. : J’ai vu ce film incroyable qu’Arturo Pérez Torres a réalisé sur et avec les Súper amigos2. On y apprend que Súper Barrio est né suite à une révélation mystique pour soutenir les habitants de Mexico qui avaient perdu leurs logements lors du tremblement de terre de 1985 et que Súper Animal est né grâce à une vision psychédélique. Quant à toi, Super Désasphaltico, dans quelles circonstances particulières as-tu pris le masque ?
Super D. : Je suis né dans un grand éclat de rire, dans l’entrechoquement de pintes de bières avec Dominique Nalpas, un acteur important des luttes urbaines liées à la gestion de l’eau à Bruxelles. C’était en 2008. On participait à l’appel à idées Open Source, un évènement organisé par la plateforme associative Eau Water Zone, qui revenait à élaborer des nouvelles formes d’action politique autour de la présence de l’eau dans la ville lors d’ateliers et de rencontres. On s’est alors dit qu’on pouvait créer un personnage symbolique et personnaliser la lutte en faveur du paysage perméable.
A. K. : Tu dis que tu es un descendant des Súper amigos mexicains, mais tu as aussi des origines états-uniennes…
Super D. : Effectivement. À Portland, une ville de l’ouest des États-Unis située au confluent du fleuve Columbia et de la rivière Willamette, il existe, depuis 2007, un collectif d’habitants qui s’appelle Depave [Dépaver]. Comme Super Désasphaltico, ils œuvrent à la désimperméabilisation de la ville. Quelle surprise de les voir littéralement enlever l’asphalte à coups de pioche pour retrouver le sol original et le recouvrir de végétation ! Ils organisent des actions de dépavage dans des cours d’école, généralement asphaltées de manière à en faciliter l’entretien, et recourent à une série de dispositifs visant à récupérer l’eau de pluie pour l’arrosage. Ils ont même élaboré un manuel de dépavage, disponible sur leur site Internet. On avait pris contact avec eux à l’époque et c’est ainsi que Super Désasphaltico a repris leur slogan « Depave the world » [Dépaver le monde].
A. K. : Peux-tu me parler un peu de tes actions et de ton équipement ? Comment interviens-tu ?
Super D. : D’abord, il y a l’équipement symbolique, qui consiste à revêtir l’habit du super-héros. Il est composé de vêtements moulants, de bottes et d’une ceinture colorées, ainsi que d’un masque de catcheur mexicain, lui aussi coloré pour plus de visibilité. C’est ce qui permet d’identifier le personnage à distance et de créer une figure marquante. Ce masque et ce costume permettent potentiellement à tout le monde d’être Super Désasphaltico. En fait, peu importe qui est vraiment Super Désasphaltico, ce peut être tout le monde ! C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre un Súper amigo et un super-héros : Super Désasphaltico existe pour de vrai et il peut être multiple, pas comme Superman et les autres. Ensuite, comme équipement, Super Désasphaltico a une pioche pour donner des premiers coups fatals au sol et une pelle pour retirer l’asphalte et retourner la terre qui n’a pas été libérée depuis longtemps.
A. K. : Quelles ont été tes principales interventions ?
Super D. : On a dépavé une cour, une cour privée. Il y avait une quinzaine de personnes avec Super D., identifiables grâce à des capes oranges. C’est un peu comme les gilets jaunes aujourd’hui, tout le monde pouvait mettre une cape orange. Ensemble, on s’est rendu dans la cour d’une habitante, on a retiré les pavés, on a libéré le sol, on a planté des arbres et voilà, la végétation a poussé depuis et ça change tout.
A. K. : Y a-t-il eu d’autres opérations ?
Super D. : On a créé une carte et un formulaire permettant aux habitants de faire une demande de désimperméabilisation et d’accéder, gratuitement, à mes services. On les a mis sur mon blog et dans la lettre d’information d’Inter Environnement, cette association qui, à Bruxelles, fédère les comités de quartier. Il y a eu quelques demandes, auxquelles on n’a malheureusement pas encore pu répondre…
A. K. : Contrairement au col-
lectif Depave qui, au départ, a fait des interventions plutôt sauvages dans l’espace public, tu n’as pas hérité de cette disposition à aller à l’encontre de la législation…
Super D. : Ouais ouais…
A. K. : Pourquoi, Super D. ?
Super D. : Peut-être parce que j’ai principalement été créé pour visibiliser la lutte autour de la gestion de l’eau et que je ne me suis pas livré à des actions autonomes par la suite, en dehors de cette mobilisation précise qui rassemblait des gens issus de cultures militantes assez différentes, dont certains n’avaient pas tellement l’habitude de la désobéissance civile.
A. K. : En plus des actions menées dans l’espace urbain, les Super amigos mexicains se livrent à des luttes tant physiques que symboliques lors de vrais combats de catch. Sur le ring, Ecologista Universal a combattu Smog Infernal, Súper Gay s’est battu contre Homofobia et Fray Tormenta3 contre Miseria 2000. De ton côté, tu as affronté un adversaire singulier, Asphaltor, en mai 2008, lors de la Zinneke parade (une grande parade bruxelloise). Peux-tu me parler de cet adversaire ?
Super D. : Asphaltor est le personnage symbolique qui incarnait alors l’imperméabilisation de la ville. C’est un géant de trois mètres de haut, sombre, opaque, qui absorbe toute la lumière. C’est un vrai méchant comme on en trouve dans les histoires de super-héros ou de catcheur. Asphaltor, c’est une bête ramifiée, mondialisée, qui a besoin de guerres en Irak pour ramener le pétrole nécessaire à la fabrication du goudron, une bête qui construit des parkings, des autoroutes, qui sanctifie les bagnoles et participe au réchauffement du climat. Bref, quand on a organisé le combat entre Asphaltor et moi, c’est moi qui ai gagné, contre les ténèbres.
A. K. : Ce jour-là, tu ne t’es pas battu tout seul, tu avais à tes côtés un autre personnage, Ixelligator, qui a lui aussi une histoire très intéressante. D’où vient ce personnage et pourquoi avez-vous uni vos forces face à Asphaltor ?
Super D. : Ixelligator est une sorte de crocodile qui fait au moins dix mètres de long. Une légende urbaine dit qu’en automne 2007 un alligator aurait été aperçu dans les étangs d’Ixelles. Il aurait été relâché par quelqu’un qui voulait s’en débarrasser. Le bourgmestre4 a donc fait inspecter l’étang, car cet animal aurait pu atrocement mordre les passants. Des battues aquatiques ont été organisées, avec le concours de policiers munis de lampes de poche très puissantes pour tenter de repérer les yeux de l’alligator – c’est la technique utilisée en Floride pour vérifier la présence de ce genre de reptile dans les plans d’eau. Ils ne l’ont jamais trouvé… Ixelligator est cet alligator-là ! Comme l’explique Dominique, il s’agit certainement de la manifestation du mécontentement de certaines entités malmenées par le manque ou l’excès d’eau. La plupart des cours d’eau de Bruxelles ont en effet été canalisés et coulent maintenant de manière souterraine, ce qui pose plein de problèmes. Du fait de l’imperméabilisation de la ville, la pluie ne peut rejoindre ces cours d’eau enterrés et coule vers les égouts (son seul exutoire). Or les égouts débordent régulièrement et inondent le fond de la vallée…
A. K.: Après la Zinneke parade, tu as contribué, en juin 2008, à l’exposition Open Source dont le sous-titre était « Imaginons ensemble des quartiers où l’eau serait une amie » et qui faisait suite à l’appel à idées émis par la plateforme Eau Water Zone. Tu en as même été le guide et la principale figure médiatique. Or depuis 2008, j’ai l’impression qu’on ne t’a plus beaucoup vu, pourquoi ?
Super D. : La vie étant ce qu’elle est… Oui, il est dommage que je sois sorti de ma zone de lutte. Mais cela dit, d’autres personnes ont approfondi la question et se sont employées corps et âmes à élaborer des mesures alternatives à la gestion actuelle de l’eau de pluie. Il existe par exemple le projet Brusseau, un projet de recherche-action5 financé par la région de Bruxelles-Capitale, qui associe des militants, des hydrologues, des architectes-urbanistes et des historiens dont l’objectif est de développer, avec les habitants, une connaissance fine et localisée des problèmes d’inondation et d’imaginer collectivement des solutions paysagères de basse intensité technique pour y répondre. Autrement dit, des alternatives crédibles à la construction de bassin d’orage pouvant potentiellement être prises en compte par les pouvoirs publics et les institutions. Donc quelque part, le combat de Super Désasphaltico n’a pas disparu avec lui. Son esprit est toujours présent.
A. K. : Selon toi, cette évolution est-elle le signe que les institutions publiques sont davantage disposées qu’avant à considérer d’autres manières de répondre aux inondations et de composer avec l’eau dans l’espace urbain ?
Super D. : Ce qui semble certain, c’est qu’il leur apparaît clairement que les bassins d’orage coûtent vraiment beaucoup d’argent. Les solutions alternatives pour la gestion de l’eau de pluie (favorisant son infiltration, le ralentissement de son écoulement, son évaporation…) sont moins onéreuses mais elles supposent que soient inventées de nouvelles manières de faire. Les dispositifs décentralisés doivent être pensés en réseau et prendre en considération plus de monde (les habitants par exemple) que les grandes infrastructures souterraines.
A. K. : Dernièrement, il a été question que tu interviennes à nouveau sur le territoire bruxellois en soutien au collectif Marais Wiels, une association d’habitants qui se bat pour le maintien d’un plan d’eau menacé par le développement d’un gros projet immobilier. Serais-tu prêt à reprendre le masque ?
Super D. : Oui, pourquoi pas… Mais encore une fois, tout le monde peut être Super Désasphaltico. Tout le monde peut porter le masque, porter le costume, être présent dans l’espace public et médiatique. Et crier « Depave the World ! »