Passer des bras de maman à ceux de « tata »

Quand les éducs fabriquent du lien familial

Type : entretien

Thèmes : amour, enfance, famille, soin

Quand un enfant est placé suite à une décision de justice, comment faire pour que ça marche ? C’est notamment le travail de l’Aide sociale à l’enfance : l’aider à construire la relation spéciale qui le lie à sa famille d’accueil, tout en préservant le lien avec ses parents. Loin d’être évidents, ces rapports de famille supposent l’intervention de travailleurs sociaux. Entretien avec un éducateur et une éducatrice en quête de la juste distance.

 

***

 

Lundi après-midi dans un Service d’accueil familial (SAF) parisien situé en grande banlieue. Les locaux clairs et accueillants abritent, entre autres, les bureaux des travailleurs et travailleuses sociales, de la direction, du personnel administratif ainsi que les salles dans lesquelles certains parents rencontrent leur enfant selon les modalités fixées par les juges.

Ce jour-là, j’ai rendez-vous avec Joël et Julie1, éducateur et éducatrice spécialisé·es qui, depuis une dizaine d’années, partagent un bureau et de nombreuses heures de discussion sur leur quotidien professionnel. Appartenant à la même génération, tou·tes deux ont cependant des parcours professionnels différents. Depuis son adolescence, Julie sait ce qu’elle veut faire. Joël a d’abord été moniteur-éducateur avant de poursuivre sa formation pour devenir éducateur spécialisé. J’étais venue les voir pour tenter de comprendre en quoi leur rôle aide les enfants placé·es à vivre et à grandir en famille.

Lorsque, à l’heure dite, je pousse leur porte, je ne peux retenir un sourire. Comme souvent, il va falloir adapter les plans initiaux. Ce jour-là l’imprévu se prénomme Armel. Placé quelques semaines après sa naissance, il est aujourd’hui âgé de 13 mois. Comme cela peut arriver à certains parents en grande difficulté, sa mère n’est pas venue pour la visite et son assistante familiale a dû partir pour s’occuper d’un autre enfant dont elle a la garde. Pouce dans la bouche, blotti dans les bras de Joël, son « éduc » depuis son arrivée, Armel refuse de se laisser poser dans un petit lit pour la sieste. Et, jusqu’au retour de celle que l’enfant appelle « tata », Joël restera debout, se balançant doucement d’un pied sur l’autre pour permettre au petit de s’endormir en confiance.

 

En France, un·e enfant peut être confié·e à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dans le cadre d’une mesure administrative ou sur décision judiciaire. Dans le premier cas, ce sont les parents qui, ne pouvant momentanément pas s’occuper de leur enfant, le ou la confient à l’ASE. Dans le second cas, c’est un·e juge qui, sur la base d’entretiens et de rapports établis par les services sociaux, estime que l’enfant est en danger dans sa famille et ordonne le placement, parfois contre la volonté des parents.

Depuis les lois de décentralisation des années 1980, les services de l’ASE dépendent des conseils départementaux. Lorsqu’un·e enfant est confié·e à l’ASE, il ou elle peut être orienté·e vers un lieu d’accueil collectif ou bien vers une famille d’accueil, en fonction de son histoire et de ses besoins. L’ASE nomme un ou une référente en charge du suivi de la famille d’origine de l’enfant et se porte garante du respect des droits de celui ou celle-ci. Il est de la responsabilité du Service accueil familial de s’occuper de son quotidien. Pour ce faire, le SAF désigne à son tour une éducatrice ou un éducateur référent pour l’enfant et lui choisit une famille d’accueil. Cette dernière rend régulièrement compte de l’évolution de l’enfant au « référent SAF » qui échange avec le « référent famille » de l’ASE. Ces deux services transmettent annuellement des rapports aux juges afin de leur permettre de décider des modalités, de la fin ou de la reconduction de la mesure de protection.

En 2015, 70 000 enfants étaient placé·es en famille d’accueil2. Un·e jeune connaît en moyenne deux ou trois placements différents jusqu’à ses 21 ans3, âge auquel il ou elle est forcé·e de prendre son autonomie.

 

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Une pièce et un puzzle

Julie : Lorsque l’Aide sociale à l’enfance opte pour un placement familial, elle se tourne vers les Services d’accueil familiaux. De notre côté, on lit le rapport et on commence à réfléchir en fonction des familles d’accueil disponibles. Au départ, on a un gamin-papier d’un côté et de l’autre, des places en familles. Ce n’est pas parce qu’une place est libre qu’on va nécessairement la pourvoir. Chaque enfant a sa personnalité, des besoins particuliers auxquels toutes les familles ne peuvent pas répondre. Et puis, dans les familles il y a peut-être déjà des enfants placés, à qui il faut faire attention aussi. Un ou une nouvelle arrivante pourrait perturber l’équilibre. On discute de tout ça en équipe pour avoir le regard de nos responsables, des autres collègues et des psychologues.

Joël : Il y a toujours un ou une collègue pour nous parler des familles d’accueil qu’on ne connaît pas bien soi-même. De manière générale, certaines sont très bien avec les ados, d’autres plus à l’aise avec des tout-petits. Mais il faut être sensible à ce qui se passe pour elles aussi, garder en tête les décès, les séparations, les fragilités momentanées. Il faut tout prendre en compte. Quand on cherche une famille d’accueil pour un gamin, on a une pièce, c’est l’enfant, et un puzzle, c’est la famille. C’est un pari. On peut se tromper, mais quand ça matche, on a des super rencontres.

 

Construire le lien

Julie :  Je vais donner un exemple. Kevin, un ado, arrive chez nous en « accueil d’urgence », c’est-à-dire qu’on n’a pas eu le temps de préparer son placement. On lui a choisi une famille d’accueil mais ça n’a pas fonctionné du tout. Il n’a pas réussi à y trouver sa place, il ne s’y sentait pas à l’aise. Il me l’a dit assez rapidement, et j’ai cherché quelle autre famille pourrait convenir. Il demandait une famille qui le fasse bouger, qui le stimule. Celle où il se trouvait était peut-être trop discrète, trop silencieuse. J’en ai parlé avec Joël qui m’a dit « Banco, tu le mets chez Mme Malkan ! ». Kevin a rencontré Mme Malkan et, en partant, ils étaient déjà bras dessus bras dessous et morts de rire. Ça fait bientôt un an et demi qu’il est chez elle et ça se passe bien. Il le dit lui-même : « Dans cette famille, je me suis restauré, requinqué, j’ai grandi et grâce à elle, j’ai retrouvé quelque chose de bien avec ma mère. » Une histoire comme ça est toujours belle à raconter, mais reste assez rare. La plupart du temps, il y a deux phases. Il y a d’abord la lune de miel qui dure un mois ou deux, où l’enfant se montre idéal et parfait.

Joël :  Je pense qu’à ce moment-là, il ne sait pas trop ce qui lui arrive. Il est en mode survie, il ne montre rien, il voit comment ça se passe, il observe. Donc c’est sûr qu’il ne va pas dire non à ce que tu lui proposes, mais quand il aura pris la mesure de l’endroit où il se trouve, là il se réveillera. C’est là que commence la deuxième phase et que la famille d’accueil doit être naturelle, dire « je t’accueille comme tu es, ne t’inquiète pas ». Il y a une distinction entre le moment de la rencontre et la construction de ce lien. En fait, la « vraie » rencontre ne se fait pas dès le premier jour. Elle se fait peut-être deux ou six mois plus tard, au moment où l’enfant peut se dire que oui, 90 % du temps, l’assistante familiale sera là pour lui.

 

Absorber le grain de sable

Julie : Pour que l’accueil fonctionne, il faut que l’enfant puisse entrer en relation, construire un lien, avec la « tata », mais aussi avec toute la famille. Dans ce cadre, ce qui est important c’est de sécuriser l’enfant, de répondre à ses besoins primaires : manger, dormir, jouer… Il faut que l’assistante familiale lui donne ça, mais aussi de l’amour. Parce qu’on ne peut pas lui demander d’accueillir un enfant et de l’aider à grandir sans amour.

Joël : L’amour, c’est un gros mot que l’on utilise, mais c’est dans le sens de la considération. Ce qui compte pour un enfant, c’est de savoir qu’il existe vraiment dans les yeux de quelqu’un, qu’il a une place dans une famille. Et ce n’est pas toujours évident. Être famille d’accueil, c’est un travail que les assistantes familiales font chez elles, avec leurs familles. Vie professionnelle, vie privée : tout est confondu, mélangé. Quand ça fonctionne bien, les familles sont capables d’absorber le grain de sable que va mettre l’enfant. Parce que le jeune, il est extérieur, il le sait et pour savoir s’il est accepté, il va perturber l’équilibre existant pour en créer un autre, trouver sa place. On a des gamins qui poussent le bouchon, qui testent le lien, qui mettent en danger l’équilibre de la famille et c’est très compliqué à gérer. Le mieux, c’est quand les familles d’accueil savent, anticipent et acceptent ce qui va se passer. C’est pour ça que la formation de 240 heures est super importante. Souvent, les assistantes familiales ont déjà commencé à faire un accueil et c’est à ce moment-là qu’elles mettent de la théorie sur la pratique. Dans la formation, elles sont entourées par des professionnels, des gens du terrain, des psychologues qui peuvent mettre des mots sur ce qu’elles voient au quotidien, ce qu’elles ressentent. Les assistantes familiales, au départ, elles n’ont que leur expérience de mère. Quand on recrute, je dis souvent : « Voilà, vous avez déjà élevé un ou deux enfants. Appuyez-vous sur ce que vous savez mais attendez-vous à ce que le gamin ou la gamine vienne attaquer le lien qui est en train de naître. » Il faut que les familles sachent que, avant d’être rose, c’est souvent bien noir… Ces enfants, ce sont de vraies tempêtes et nous, on suit ça mais de loin.

 

 Qu’est-ce qu’une famille d’accueil ?

Une famille d’accueil est constituée d’un ou une assistant·e familial·e4 ainsi que des membres de sa famille vivant sous le même toit (conjoint·e, enfants…). Après plusieurs visites au domicile et entretiens avec les membres des familles postulantes, la Protection maternelle et infantile délivre un agrément à l’aune des conditions de logement de l’assistante familiale, de sa situation familiale, de ses aptitudes éducatives et de son ouverture d’esprit entre autres. Celle-ci est alors recrutée en CDI par la fonction publique mais ne sera titulaire de son poste qu’à partir du moment où elle se verra confier un·e enfant. Depuis 2005, l’accent est mis sur la « professionnalisation » des assistantes familiales qui, en plus d’une formation initiale de 60 heures, doivent suivre une formation diplômante de 240 heures (laquelle peut être postérieure à l’accueil du premier enfant). Ce sont elles qui sont directement responsables de l’enfant, même si les autres adultes du foyer sont amené·es à jouer un rôle auprès de lui ou elle.                       

Accueillir un·e enfant est un travail à plein temps pour lequel l’assistante familiale perçoit entre 1 500 et 3 000 euros brut par mois (hors indemnités) en fonction du nombre d’enfants dont elle s’occupe (de un à trois), et bénéficie d’un régime fiscal avantageux. Si elle est chargée de veiller au bien-être de l’enfant tant que son ou ses parents ne peuvent pas le faire, elle ne se substitue toutefois pas à leur autorité parentale. Dans le cas où il y aurait transfert de cette autorité, elle est au bénéfice de l’Aide Sociale à l’Enfance, jamais des assistantes familiales. Dans le langage courant, le lien de familiarité et de proximité est marqué par les appellations « tata » et « tonton », que l’enfant est encouragé·e à adopter envers les adultes de la famille d’accueil.

Les familles accueillent en moyenne deux enfants. Dans la majorité des départements, les assistantes familiales recrutées sont des personnes qui ont entre 45 et 55 ans, en période de reconversion professionnelle ou de chômage. Traditionnellement exclusivement féminin, le métier d’assistante familiale évolue ces derniers temps avec le recrutement d’hommes. La proximité géographique est un critère souvent important pour décider d’un placement. Aussi une très grande majorité des assistantes réside-t-elle dans le département qui les emploie. Paris et les Hauts-de-Seine font figure d’exception puisqu’à l’inverse, quasiment neuf familles d’accueil sur dix sont recrutées dans les départements voisins5.

 

Conflits de loyauté

Julie : Une des questions que les enfants se posent énormément, c’est celle du conflit de loyauté. Les assistantes familiales nous disent souvent que la formation les aide beaucoup sur ce sujet, pour faire comprendre à l’enfant qu’il peut aimer deux figures maternelles à la fois. Quand un enfant de 7 ou 8 ans vit avec une « tata » qui le câline et le borde le soir, il se demande forcément s’il a le droit de l’aimer autant que sa mère, d’autant plus quand il n’a pas vu celle-ci depuis plusieurs mois, ou quand il a compris qu’elle ne pouvait pas s’occuper de lui… Il faut pouvoir mettre des mots sur ce que ressent l’enfant, pour qu’il ne soit pas trop tiraillé. C’est vrai pour les tout-petits comme Armel comme pour les ados : ils veulent être autonomes, mais en même temps ils régressent, ils veulent qu’on les cocoone. Et de nouveau, ils testent les liens, tant auprès de leur famille d’accueil que de leurs parents, quand ils les voient en week-end par exemple. Ils veulent voir s’ils vont supporter leur agressivité. Comment leur parent va réagir s’ils lui disent « Moi je suis bien chez “tata”, pourquoi je voudrais rentrer chez toi ? », et que va penser « tata » s’ils lui disent « c’est toi qui m’as élevé·e mais maintenant je suis prêt·e à rentrer chez papa et maman » ?

 

Enlever les mauvaises herbes

Joël : Nous, on observe, on laisse l’enfant vivre sa vie dans sa famille d’accueil. Quand ça se passe comme pour Kévin et Mme Malkan, mon rôle c’est d’enlever toutes les mauvaises herbes autour. S’il y a un problème administratif, faire le passeport ou quelque chose comme ça, je m’en charge. J’organise tout pour que le quotidien soit facile à vivre. On veille à ce que ça aille à l’école, même si c’est en premier lieu Mme Malkan qui s’en charge. Tout ce qui pourrait parasiter la relation, on essaye de l’anticiper et de le gérer.

Julie : On a aussi un rôle important au moment des visites avec les parents, par exemple. Même quand ça se passe bien, l’arrivée et le départ peuvent être problématiques et il faut qu’on soit là. On est ce tiers qui permet de passer des bras de « tata » à ceux de « maman ». Pour un enfant, surtout quand il est tout petit, le fait de passer des bras de « tata » à ceux de l’éducateur, puis à ceux de maman, ça simplifie parfois beaucoup les choses. Pour les enfants, on est aussi ce lien-là. Celui qui fait la passation entre la famille d’accueil et le parent. C’est ce que, nous, on appelle le lien éducatif.

 

Restaurer la confiance

Joël : Ce qui est compliqué, c’est que la majorité des enfants sont extraits de leur famille parce que les liens entre les enfants et les parents n’étaient pas adaptés, c’est-à-dire que les parents ont été absents un temps et souvent qu’ils ont mis leur enfant en danger6. Donc, quand on intervient, ce lien est déjà faible ou maltraité. Et nous, on vient avec la prétention – parce qu’on a un métier de prétention, nous les éducateurs ! – d’accompagner un enfant qui n’est pas le nôtre pour l’aider à grandir. Moi, ce que je leur dis c’est : « Voilà, ça a été compliqué à la maison. Le but du jeu c’est que je t’accompagne le temps que papa et maman se restaurent, qu’ils soient plus en forme. Je serai là pour toi, mais aussi pour te dire “Eh coco, tu fais n’importe quoi” quand ça n’ira pas. » C’est un engagement de notre part. Ce que j’essaie de faire c’est qu’il ait au moins confiance en moi, que ça lui permette d’avancer et que, le jour venu, il puisse rentrer chez ses parents. Je lui explique qu’on ne peut pas le laisser végéter pendant que papa et maman règlent leurs problèmes d’adultes : « Le temps passe et tu dois grandir, comme n’importe quel enfant. » C’est un peu ça l’état d’esprit de mes interventions.

Julie : Du coup, on a un lien fort avec certains enfants. Quand on sent qu’ils en ont besoin, on s’investit beaucoup. Parfois en revanche, le lien avec l’assistante familiale est déjà tellement fort qu’ils ont moins besoin de nous. Par ailleurs en tant qu’éducs, nos ressentis entrent aussi en ligne de compte. Chacune et chacun a sa sensibilité qui fait que quand nos responsables ou collègues présentent des situations d’enfants, on est touchés, on sent qu’il y a déjà quelque chose qui se passe, juste à la lecture du dossier. Et je trouve ça bien qu’on puisse dire « moi je me sens d’accompagner cet enfant-là » ou à l’inverse « ah non, là je le sens pas, je pense que je n’y arriverai pas ». Finalement, il y a toujours quelqu’un qui se propose. C’est aussi pour ça que l’équipe est importante. Et puis on a chacun nos compétences, nos préférences. Après mon accouchement, j’ai suivi quatre situations de mères mineures avec bébé. Certaines ne savaient pas encore faire les gestes du quotidien. À ce moment-là, j’étais en mesure de leur montrer comment s’y prendre. Je n’avais jamais eu affaire à ce genre de situations avant mais ,depuis, j’adore ce travail d’accompagnement des jeunes mères.

Joël : Chaque situation est particulière, c’est vrai. Il faut accompagner, effectivement, restaurer la confiance. Expliquer aussi. Avec les enfants, j’essaie de plus en plus de travailler sur les raisons du placement. Les gamins ne comprennent pas pourquoi ils sont placés. Ce qu’ils ou elles voient, c’est la séparation d’avec leurs parents, et ce n’est pas forcément entendable pour une petite de 6 ou 7 ans. Je pense à Louisa que j’ai vue hier soir. Pour elle, entendre que papa et maman ne savent pas ce que c’est s’occuper d’un enfant, c’est insupportable. Elle va construire une logique dans laquelle elle considère que c’est sa propre méchanceté et donc elle-même qui est responsable de la séparation avec sa mère. Avec le placement, cette méchanceté ressort. Par exemple à l’école, elle va taper ses camarades, insulter sa prof… Pour se rassurer en fonctionnant sur un mode d’interaction violent, un mode qu’elle connaît et dans lequel elle a le sentiment d’exister. Notre travail, c’est de faire en sorte que l’enfant prenne conscience des difficultés de ses parents, qu’il comprenne que ce n’est pas de sa faute. Et ça, c’est déjà une grande étape.

 

Élaborer la feuille de route

Julie : Souvent c’est lors des audiences que les enfants comprennent ce qu’il se passe. Les mots n’ont pas le même impact quand c’est nous qui parlons ou quand c’est le juge. Et ça peut avoir deux effets. Hyper positif pour certains enfants : on voit un bénéfice tout de suite après l’audience. Ils prennent conscience que c’est le juge qui décide et quelquefois, ils créent un véritable lien avec lui. D’autres fois, au contraire, ça donne quelque chose d’explosif parce que ce sont des choses que l’enfant ne voulait pas entendre et que ça lui est insupportable. Mais dans tous les cas, en s’appuyant sur les écrits des services sociaux, c’est le juge qui élabore la feuille de route. Dans son ordonnance de placement, il détaille les raisons de sa décision, il précise la durée, les droits accordés aux parents, comme la fréquence et les modalités des visites – libre, en présence d’un tiers ou médiatisée – et leurs droits d’hébergement, par exemple. En amont du placement, on travaille ensemble pour savoir comment accompagner les familles et voir à quel moment il faut vraiment placer l’enfant. En aval aussi, on essaie de sentir si la famille est prête à penser au retour de son enfant, et si celui-ci est prêt, de son côté, à rentrer chez ses parents.

Joël : On se fie à des choses que l’on observe. Quand l’enfant revient des week-ends ou des visites et qu’il va bien, qu’il est demandeur d’avoir plus de temps avec ses parents, qu’il a identifié le rythme de vie dans lequel il se trouve : des temps chez « tonton » ou « tata », l’école et puis des visites, des week-ends ou des vacances chez maman. On sent que ça se passe bien quand il n’y a pas de cauchemars, pas d’énurésie, pas de manifestation à l’école… On a un gamin qui est serein, qui sait qu’à un moment ou l’autre il pourra rentrer. Parfois, le juge demande la poursuite du suivi dans la famille, mais, pour nous au SAF, c’est la fin de l’accompagnement. Certains enfants gardent des liens très forts avec l’assistante familiale. Moi, quand la prise en charge s’arrête, je dis souvent à mes grands : « Quand tu pars d’ici, tu gardes mon numéro. Sache que je ne pourrai pas te débloquer des sous comme quand tu étais avec moi, mais si tu as un problème, compte sur moi pour t’aider à trouver la porte où tu dois taper. »

Julie : Il y a des jeunes, une fois qu’ils partent, ils partent. Ils n’ont plus envie de garder ce lien avec nous. Mais parfois, ça revient. J’ai eu des nouvelles d’un jeune qui m’a retrouvée sur Facebook. J’étais très surprise, agréablement surprise, c’est un gamin que je n’avais pas vu depuis plus de sept ans. Aujourd’hui il a 25, 26 ans. En fait il voulait juste savoir comment moi j’allais ! Alors après, forcément, j’ai voulu savoir où il en était. Il a trouvé un boulot, acheté une maison ; il a eu ses papiers, sa nationalité française. Spontanément, j’aurais jamais tapé son nom sur Internet, mais j’ai été vraiment contente d’avoir des nouvelles.

 

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[1] Par souci d’anonymisation, tous les prénoms ont été changés.

[2] D’après L’aide et l’action sociales en France, Panoramas de la DREES, 2017.

[3] Une loi votée en juillet 2018 a repoussé de trois ans l’âge auquel les jeunes doivent prendre leur autonomie, afin d'éviter les « sorties sèches » du système de protection de l’enfance, souvent suivies de parcours d’errance et de précarité.

[4 La profession est majoritairement composée de femmes, même si 8 % à 10 % d’hommes sont aujourd’hui assistants familiaux. Dans le langage courant des services, le féminin est largement privilégié, pour les assistantes familiales et les assistantes sociales. Pour cette raison, le texte le privilégie aussi. Pour les autres catégories en revanche (parents, enfants, éducateurs, travailleurs sociaux, juges...), les professionnel·les de l’ASE et des SAF s’expriment uniquement au masculin pluriel, bien que la profession soit en très grande partie féminine, et ce jusque très haut dans la hiérarchie.

[5] « Accueil familial, quel travail d’équipe ? », La Documentation française, juillet 2015.

[6] Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, 2017, p. 98.

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