« Mais je n’y connais rien, aux plantes ! »

Savoirs mouvants et herbes de printemps

Méprisées ou soudainement encensées par la mode culinaire, les « mauvaises herbes » racontent pourtant beaucoup de nos rapports à la nature dans un temps long. Quelle histoire les mutations de la cueillette des salades sauvages dans la vallée du Corb en Catalogne traduisent-elles ?

 

L’hiver touche à sa fin. Les jours rallongent, les brumes qui couvrent les terrasses s’échelonnant jusqu’à la mince rivière du Corb sont chaque jour un peu moins denses. Dans cette vallée catalane située à mi-distance de Barcelone et de Lérida, les bords de chemin, la terre remuée des potagers et des environs des villages se couvre d’une multitude de salades sauvages. Le vert tendre de leurs rosettes1 tranche avec les couleurs encore hivernales de ce paysage méditerranéen. Il y a encore quelques décennies, paniers tressés sous le bras, les villageoises allaient les cueillir pour compléter les repas familiaux. Elles étaient ramassées, nettoyées de leur terre et de leurs feuilles mortes, rincées à grande eau puis dressées en salade, agrémentées d’huile d’olive et de sel — puisqu’il n’y pas de salade, même sur un plan étymologique, sans sel2.

Dans les entretiens réalisés sur l’utilisation et la perception du monde végétal dans la région auprès de villageois·es3, trois salades sont très souvent mentionnées : le coquelicot (Papaver rhœas), avec ses feuilles légèrement velues au goût presque sucré, la chicorée à la bûche (Chondrilla juncea), qui ressemble à un petit pissenlit aux feuilles croquantes et fraîches, et le laiteron, plus précisément l’espèce au goût le plus fin, le laiteron délicat (Sonchus tenerrimus). Pourtant, l’époque où les femmes allaient les échardonner dans les champs de blé à l’heure de la sieste des hommes est révolue. Les années 1960 ont sonné le glas de la popularité des pratiques de cueillette. Aujourd’hui, ces plantes dites « messicoles », car elles poussent au milieu des champs de céréales et que leur cycle végétal est souvent proche de celui des variétés cultivées, ne subsistent que sur le bord de certains champs. Le paysage agricole s’est transformé, de nombreuses pratiques de récolte ont cessé. D’autres, cependant, reviennent au goût du jour, révélant ainsi la diversité des modalités de transmission des savoirs populaires.

 

Dévalorisation des savoirs populaires

La consommation de salades sauvages s’inscrit dans le temps long. Au cours des siècles, elles ont été prisées pour leur goût, leur valeur nutritive et leurs propriétés médicinales. Bien qu’il soit difficile de retracer l’évolution précise de leur consommation, des indices figurent déjà dans certains textes de l’Antiquité, et se multiplient à partir de la Renaissance, attestant de l’engouement de toutes les couches de la société pour ces salades4. Dans la première moitié du xxe siècle, ces plantes étaient encore considérées, notamment dans de nombreuses régions du sud de la France et de l’Espagne, comme des remèdes, des plantes dépuratives qui permettaient de « nettoyer le sang5 » avant le renouveau printanier. L’apparition des rosettes coïncidant avec le carême chrétien, de nombreuses recettes élaborées à cette période étaient composées d’herbes non cultivées.

L’usage des salades sauvages est d’autant plus compréhensible quand on saisit à quel point elles sont abondantes et faciles à utiliser en cuisine. Brouillant la frontière entre plan­tes cultivées et plantes sauvages, ces herbes nécessitent un terrain remué ou régulièrement fauché pour que leurs très nombreuses graines puissent germer. Elles peuvent être cueillies pendant d’assez longues périodes. La période de germination des graines de coquelicot s’étale sur plusieurs mois dès le milieu de l’hiver ; la chicorée à la bûche, une fois sa rosette tranchée au-dessus de la racine, repart de plus belle ; et le laiteron, dont on pince les jeunes pousses, en produit sans cesse de nouvelles. Pour être mangées en salade, les rosettes doivent être coupées avant leur floraison, alors qu’elles se plaquent de toutes leurs forces contre le sol pour se protéger des piétinements et du pâturage. Quand ces plantes s’élèvent enfin, elles offrent d’abord leurs fleurs aux insectes pollinisateurs puis laissent le vent disséminer leurs graines. Le coquelicot se couvre de poils irritants en guise de bouclier, la chicorée à la bûche d’aiguillons et le laiteron devient d’une amertume à faire pâlir les amateurs et amatrices de sa saveur particulière : ce n’est qu’une fois cuites que ces plantes se laisseront manger.

Lors des entretiens réalisés dans des villages de la vallée du Corb, les personnes interviewées, surtout les femmes, affirment souvent pour commencer qu’elles « n’y connaissent rien aux plantes ». Une heure plus tard, elles ont en général énuméré plus d’une trentaine de noms communs, expliqué d’abondantes utilisations de plantes spontanées et évoqué de nombreuses variétés locales cultivées autrefois. À plusieurs reprises, ces femmes, âgées de plus de 60 ans, ont expliqué qu’elles avaient l’habitude, il y a quelques décennies, de cueillir des herbes sauvages pour les lapins et les poules, avant de préciser, une fois mises en confiance par la réaction de leur interlocutrice, qu’elles et leur famille en consommaient également. Les entretiens réalisés avec des hommes du même âge sont parfois marqués par quelques rires fuyants mais expriment globalement moins l’embarras. Spécifique aux femmes, qui sont par ailleurs chargées de l’alimentation familiale, cette attitude de réserve procède sans doute de la honte induite par l’assimilation de ces plantes à des temps de disette et de difficultés d’après-guerre ainsi qu’à des périodes précédant la modernité symbolisée par les supermarchés. Elle reflète la dévalorisation des savoirs populaires, mais également un sentiment de dépossession lié au fait que personne ne sait plus aujourd’hui où cueillir les herbes sauvages.

 

Exode rural et dictature

Dans la région de la vallée du Corb comme dans le reste de l’Espagne, la combinaison de plusieurs facteurs peut expliquer le rapide déclin de la cueillette de salades sauvages à partir des années 1960. À cette époque, l’autarcie imposée par Franco dans les premières décennies de la dictature laisse place à une ouverture progressive sur le reste du monde. Pour relancer l’économie nationale, le gouvernement franquiste entre dans le marché européen afin de faire rentrer des capitaux extérieurs et d’acquérir les dernières innovations technologiques. Jusqu’alors, l’agriculture était marquée par le déclin économique, notamment lié au manque d’investissement dans des équipements agricoles plus modernes et à un interventionnisme étatique défavorable aux agriculteurs et agricultrices. Ceux-ci étaient obligés de vendre leur blé au seul Syndicat national du blé et à un prix fixe, particulièrement bas, ce qui entraîna une nette détérioration de la qualité et de la diversité des variétés cultivées. Dans les années 1960, la fabrication de tracteurs espagnols permet désormais la mécanisation d’une partie de l’agriculture. La « révolution verte » arrive en Espagne et entraîne des modifications profondes du paysage : développement des monocultures, agrandissement des parcelles agricoles, usage d’herbicides, de pesticides et de fertilisants chimiques. De nombreuses haies d’arbustes, véritables réservoirs de biodiversité cachés entre les cultures, sont désherbées ou simplement supprimées. Impossible dès lors de ramasser de la chicorée à la bûche ou d’autres messicoles poussant à l’ombre du blé. Les bords des champs et des chemins sont également contaminés par les étrangement nommés « phytosanitaires »6. La rapide transformation de l’agriculture permet de nourrir la population des villes sans dépendre des importations et, en poussant les paysans hors des champs, libère une importante main-d’œuvre, désormais disponible pour travailler dans les nouvelles industries. Les années 1960 sont ainsi marquées par un exode rural massif, renforcé par l’attrait des nombreux services sociaux et culturels disponibles dans les villes. Femmes et hommes accèdent à des emplois situés hors des villages et de la sphère agricole. Cet éloignement, conjugué à la possibilité d’acheter épinards et salades au supermarché, a également joué un rôle dans l’abandon des pratiques de cueillette et de transmissions de savoirs populaires7.

 

Plantes et genres, transmissions et ruptures

Les savoirs qui relient les sociétés aux plantes ne sont pourtant pas voués à disparaître du jour au lendemain. Ils évoluent, se transmettent et se déplacent d’un genre, d’une profession, d’une génération, d’un territoire à l’autre. Interroger les modalités de transmission de ces savoirs à travers le prisme du genre est particulièrement intéressant si l’on cherche à étudier les transformations des perceptions du monde végétal dans une zone rurale au cours du siècle dernier. Le rapprochement avec d’autres études, concernant des régions aux configurations historiques et géographiques analogues à celles de la vallée de Corb dans les années 1960 aide à comprendre les résultats de nos entretiens8. Des plantes particulières, mais plus encore des zones de récolte et des usages répondent à des assignations genrées. Certaines plantes sont ainsi considérées comme « féminines » ou « masculines » en vertu de leurs propriétés thérapeutiques supposées. Leur assignation genrée peut également être fonction de leur utilisation : tissage, teinture, construction... Puisque les femmes étaient chargées de préparer les repas pour la famille, tandis que les hommes se devaient avant tout d’entretenir les champs de céréales, la cueillette des salades sauvages leur était généralement associée. Cette distinction tenait aussi à la définition binaire des espaces « naturels » eux-mêmes, en fonction des usages différenciés/genrés du territoire, tout particulièrement dans les régions montagneuses : les femmes récoltaient les herbes spontanées autour du village et dans les potagers, à proximité du foyer, les hommes avaient accès aux plantes qui poussaient dans les pâturages, les champs et les forêts, plus éloignés. Certaines pratiques n’entraient toutefois pas dans cette catégorisation, comme les moissons ou les cultures potagères, mixtes car elles nécessitaient la coopération de plusieurs membres de la famille ou du village. 

Dans la seconde moitié du xxe siècle, dans la vallée de Corb, les pratiques de cueillette ont été bouleversées par l’exode rural. De nombreuses femmes ont fui l’oppression économique et sociale qui régnait dans les campagnes franquistes. Hommes et femmes se sont ainsi détaché·es de leurs lieux de récolte. Aujourd’hui, les villages sont très peu peuplés. Les villageois·es à la retraite, de retour des usines, retrouvent le plaisir de la terre en s’occupant des potagers, mais cette pratique correspond désormais souvent à une solitude non-mixte. Parfois, ce sont les nouveaux habi­tants et nouvelles habitantes, fuyant les zones urbaines, qui se réapproprient et transforment le savoir sur les sala­­­des sauvages, rarement transmis à celles et ceux qui étaient encore des enfants à l’époque du déménagement en ville. Les nombreux ouvrages disponibles sur les plantes sauvages comestibles rendent d’ailleurs ce savoir plus accessible. Quelques pépinières spéciali­sées vendent également de jeunes plants de pissenlit et autres salades traditionnellement « sauvages ». Certai­nes associations se consacrent à la re­cher­che et à la divulgation de pratiques de cueillettes méditerranéennes. Par endroits, les villageois·es — anciennement ou nouvellement installé·es — renouent des liens de solidarité et d’échange autour de ces plantes. 

Malgré la disparition de certaines messicoles particulièrement sensibles aux herbicides, de nombreuses plantes spontanées caractéristiques de cette zone de moyenne altitude s’épanouissent encore à la portée des promeneuses et promeneurs : le pissenlit, la laitue de Saint-Joseph, la Bourse-à-Pasteur, l’herbe rousse, le Scandix peigne de Venus, la roquette blanche ou encore le mouron blanc9. La revalorisation progressive des trois salades sauvages traditionnelles et de leurs compagnes est donc liée à une reprise de la diffusion des savoirs populaires. Elle reflète également la trop lente évolution de notre regard sur l’agriculture conventionnelle, le paysage qu’elle a façonné et les rares zones de cueillette — et de biodiversité  — qu’elle daigne nous abandonner.

[1]  Le terme rosette désigne les feuilles qui forment un cercle à la base d’une plante dont la tige est souvent très courte, comme le pissenlit ou la laitue.

[2]  Le mot « salade » serait un emprunt à l’italien du Nord insalata, dérivé du verbe « saler ».

[3]  Cette chronique est issue d’une recherche fondée sur des entretiens et des témoignages individuels ou collectifs ayant eu lieu dans plusieurs villages de la vallée au cours des trois dernières années.

[4]  Les Écologistes de l’Euzière, Salades sauvages. L’Ensalada champanèla, 2003.

[5]  L’expression a été utilisée à plusieurs reprises dans les entretiens.

[6]  Samuel Puissant, Émilie Hennot et Guénael Hallart, Cueillette buissonnière dans le bocage. Usages populaires des plantes sauvages en Thiérache — Pays de Chimay, Centre Ethnobotanique de l’Aquascope Virelles, 2014.

[7]  Fernando Collantes, “The Decline of Agrarian Societies in the European Countryside : A Case Study of Spain in the Twentieth Century”, Agricultural History, vol.81, n°1, 2007, p. 76-97.

[8]  Françoise Morel, « Connaissance des plantes et répartition sexuelle des tâches à Scanno (Italie) », p. 109-117
et Ana-Maria Carvalho, « Racines anciennes et nouvelles pousses des plantes des femmes en Trás-os-Montes (Portugal) », p. 91-107 in Pierre Lieutaghi et Danielle Musset, Les plantes des femmes. Séminaire de Salagon 2006, Musée du Salagon & C’est-à-dire Éditions, 2010.

[9]  Taraxacum spp., Lactuca serriola, Capsella bursa-pastoris, Crepis sancta, Scandix pecten-veneris, Diplotaxis erucoides, Stellaria media.

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