Pour ce premier voyage, Panthère Première publie des dessins de marins de passage au Havre.
« Je laisse ici l’ombre que je donne sous la lumière. C’est la première fois que je viens en France, j’espère qu’il y aura une prochaine fois, d’une manière ou d’une autre. Je souhaite à chacun de mes camarades de bateau chinois paix et bonheur. »
Tian Suqing, marin de l’Institut maritime du Zhejiang (traduit du chinois, voir le dernier dessin)
Il existe, dans les ports du monde, quelques centaines de Seamen’s Clubs. Ces foyers sont des lieux d’accueil pour les marins en transit, fréquentés par tous les membres d’équipage, quelles que soient leur place dans la hiérarchie et leur nationalité. Au Seamen’s Club du Havre, des salarié·es et des bénévoles de l’Association Havraise d’Accueil des Marins (AHAM) les reçoivent dans un local situé au sous-sol de l’Hôtel des Gens de mer, où sont mis à leur disposition un accès à Internet, un bar, des canapés, une télévision, de la documentation pour visiter la ville et une boutique de souvenirs. Depuis la fin des années 1990, l’équipe de l’AHAM a pris pour habitude de poser sur une table du foyer un carnet proposant aux marins de laisser une trace de leur passage à terre. Une vingtaine de livres d’or est aujourd’hui archivée dans le lieu : de simples cahiers à carreaux et des carnets à dessin. Un écriteau invite les marins à intervenir : « Tell us about your ship [1]. »
Les marins laissent un mot amical pour l’équipe du Seamen’s Club, le nom du bateau sur lequel ils sont employés, une liste partielle ou complète de l’équipage, un dessin. Certains choisissent de représenter le navire où ils travaillent pendant plusieurs semaines sans poser pied à terre. Ces illustrations ne diffèrent toutefois pas beaucoup de celles que pourraient réaliser des Havrais·es qui contemplent les bateaux depuis la plage sans jamais être monté·es à bord. Aucun dessin ne décrit l’intérieur du navire, comme si la vie dans ces réceptacles métalliques était finalement impossible à représenter. Le point de vue se situe toujours à l’extérieur, peut-être aussi car c’est le moment de l’escale qui met à distance le lieu de travail. Pas d’indications non plus sur les conditions de travail, ou d’éclaircissements à propos des métiers désignés par des initiales – AB, C/E, E/CDT, MSM, OS, OLR, STWD, WPR. Les livres d’or du Seamen’s Club ne sont pas des encyclopédies de l’industrie du transport maritime et certains marins choisissent de laisser de tout autres traces. Au fil des pages se succèdent, dans une grande hétérogénéité, des images énigmatiques, difficiles à déchiffrer pour qui ne connaît pas le monde maritime et conservant un aspect très étrange aux yeux de celles et ceux qui en sont pourtant familier·es. Cette iconographie plus abstraite, pourvue d’une puissance graphique et expressive, traduit la singularité des vécus et donne à penser sous un autre angle l’expérience de ces ouvriers du transport, impliqués dans le flux des marchandises qui alimentent notre environnement quotidien.
Sur les pages des carnets, comme dans les espaces traversés par les marins, se côtoient l’anglais, l’espagnol, le chinois, le tagalog, le français, etc. La transparence du papier génère parfois des superpositions de fragments culturels n’ayant rien d’autre en commun que d’être des signes déposés dans ces livres d’or, à l’image de ces espaces mondialisés où travaillent ensemble des individus aux origines géographiques variées. Les auteurs s’expriment d’ailleurs explicitement à ce sujet, chacun à leur manière. Certains marins affirment une appartenance nationale, religieuse ou culturelle, plusieurs choisissent de ne rien préciser. Parfois, il est question d’errance car, tout compte fait, où est-on quand on est en mer ?
Les escales courtes – de quelques heures à un ou deux jours – ponctuent des périodes de travail relativement longues en mer. Sur les porte-containers, les marins peuvent passer jusqu’à vingt-cinq jours sans poser pied à terre lorsqu’ils circulent de Singapour à l’Europe – le trajet le plus long – avant de faire plusieurs escales dans les ports d’Europe du Nord. Le Havre est alors le premier ou le dernier port européen où les bateaux accostent. Pour ceux qui travaillent dans le transport d’énergie, le temps passé à bord peut durer jusqu’à une quarantaine de jours avec le système de tramping – dit de « vagabondage ». Les pétroliers et gaziers soumis à ce principe se déplacent au gré de la vente des cargaisons, négociée par des affréteurs qui se font spéculateurs. Les bateaux stationnent parfois plusieurs jours dans la rade en attendant que l’opération financière la plus intéressante soit réalisée. Les membres de l’équipage regardent alors la ville à la jumelle en attendant l’ordre de livraison.
Au comptoir du Seamen’s Club du Havre, les salarié·es de l’AHAM évoquent la difficulté qu’ont les marins à vivre l’éloignement de leurs familles, les naissances manquées, les enfants qui ne les reconnaissent plus quand ils rentrent après plusieurs mois passés en mer, les relations à reconstruire à chaque retour. « C’est une vie en dehors du temps et des relations normales, explique Guy, qui était électricien à bord d’un méthanier, même si ça tend à s’amoindrir aujourd’hui avec les possibilités d’accès à Internet sur le bateau. Avec le développement de la communication par message, la vie de la famille arrive à bord, ça change le rapport à l’espace et au temps des marins. »
Encore très minoritaires dans le travail maritime, les femmes sont toutefois omniprésentes dans les imaginaires qui lui sont liés et figu-rent abondamment dans les carnets. Comme pour donner suite aux figures de proue, plusieurs compagnies attribuent des prénoms féminins à leurs bateaux. Anneleen Knutsen pourrait être la femme du marin qui l’a dessinée, une serveuse exerçant sur un paquebot prenant un bain de mer à l’occasion d’une escale ou bien une figure de la mythologie scandinave – une sirène, peut-être. Mais c’est d’abord le nom d’un chimiquier battant pavillon norvégien de la compagnie Knutsen OAS Shipping.
On peut fantasmer longtemps sur le sens de ces dessins. C’est peut-être là que réside leur force : ils suggèrent des aspects d’un univers dont nous ignorons beaucoup, sans jamais imposer d’évidences. ▪