L’amour sur le ring

Rapports de genre dans la mécanique sentimentale hétéro

Vous êtes-vous déjà surpris.e à perpétuer, voire perpétrer les pires clichés genrés dans votre couple ? Comment l’Amour se construit-il et se racontent-il aujourd’hui et d’où viennent ces étranges comportements qui rythment la vie de tant de couples hétérosexuels ?

Lorsqu'on tombe amoureu·se ou qu’on se met en couple, les rapports de force logés dans les rôles genrés, que l’on pensait avoir déjoués par ailleurs, nous retombent souvent dessus. Et si « l’amour rend aveugle », pour reprendre le vieil adage populaire, il rend surtout aveugle aux inégalités entre femmes et hommes. La pratique de l’amour n’est pas exempte de questions de pouvoir, en particulier dans les relations hétérosexuelles. Certains clichés rétrogrades continuent en effet d’enfermer les femmes amoureuses dans des positions de doute, d’attente et d’insécurité affective. Deux ouvrages s’attaquent aux rapports de pouvoir qui se manifestent dès que pointe l’amour : une bande dessinée corrosive, Les Sentiments du prince Charles [1], de la Suédoise Liv Strömquist, et un livre de sociologie, Pourquoi l’amour fait mal [2] de la chercheuse israélienne Eva Illouz.

Essai féministe croqué en noir et blanc dans un style punk décapant, Les Sentiments du prince Charles alterne références sociologiques et culture populaire, discours savants et anecdotes issues de la vie de personnages connus, inventés ou anonymes – de la princesse Diana à Whitney Houston, d’Einstein à Marx, de la mythologie nordique aux comédies romantiques, en passant par monsieur et madame Tout-le-monde. Liv Strömquist s’attache à montrer comment la famille, l’école et la pop culture contribuent, en assignant chacun·e à des rôles genrés, à perpétuer une mécanique sexiste. Au désengagement masculin répondrait ainsi un sur-engagement féminin… La narration, toute en dérision et ponctuée de dialogues caustiques, pointe le caractère paradoxal de certaines situations et les dédramatise en décortiquant leurs ressorts. Grâce à une multitude de personnages et de situations, lecteurs et lectrices peuvent aisément reconnaître leurs aventures amoureuses et déboires de couple et les considérer sous un nouveau jour. 

Dans Pourquoi l’amour fait mal, la sociologue Eva Illouz livre une analyse de l’amour à l’époque contemporaine, au prisme des changements qui ont marqué la société depuis la fin du XIXe  siècle : l’essor du capitalisme marchand, l’accès des femmes à des droits politiques et juridiques, la « révolution sexuelle », l’apparition d’Internet… Mobilisant une grande diversité de sources, ses analyses s’appuient sur des entretiens réalisés dans plusieurs pays occidentaux – dont 60 % menés avec des femmes citadines de classe moyenne ou supérieure –, sur la consultation de sites de rencontre, sur des romans des XVIIIe et XIXe siècles et ceux de Jane Austen en particulier, ou encore sur des guides pratiques dédiés à la relation amoureuse et la chronique « Modern Love » du New York Times.

 

« Avec qui parles-tu quand tu es triste ? »

L’accroissement des possibilités matérielles et sociales d’émancipation des femmes (par le travail, la contraception, etc.) n’a pas fondamentalement changé le poids structurel du genre dans le domaine des sentiments et de leur expression. Au sein de la cellule familiale, nous explique Liv Strömquist, les petites filles seraient encouragées à suivre le modèle de leur mère, c’est-à-dire à gérer la « double journée » [3] de travail et à prendre en charge les émotions. Les petits garçons, quant à eux, se construiraient de manière plus ambivalente : honteux à l’idée de ressembler à leur mère, il leur serait néanmoins difficile de s’identifier à un père qui, dans beaucoup de familles, est encore trop peu présent dans leur vie intime. L’auteure évoque ainsi un test effectué en 2008 en Suède, pays pourtant réputé progressiste sur les questions de genre. À la question « Avec qui parles-tu quand tu es triste ? », 41 % des enfants répondent « avec maman » tandis que 5 % seulement affirment se tourner vers la figure paternelle. 

Les masculinités contemporaines, sans être monolithiques, se construiraient donc encore aujourd’hui en opposition à des caractères considérés comme « féminins ». C’est ici que la sentimentalité prend une valeur péjorative. Une étude récente sur la socialisation des petits garçons à l’amour, menée par le sociologue Kevin Diter [4], confirme que la plupart d’entre eux intériorisent très vite la nécessité de rester à distance de l’amour, afin d’asseoir leur identité masculine : « L’amour, c’est nul, c’est un truc de filles ! », entend-on dans les couloirs de l’école primaire. Ce rappel à l’ordre de la répartition genrée des attitudes face au sentiment amoureux est également entretenu par les professionnel·les de l’enfance qui, comme le montre l’auteur, sollicitent différemment les filles et les garçons. Quand les premières sont encouragées à exprimer leurs sentiments à coups de « Alors, Sophie, c’est qui ton amoureux ? », les seconds sont rarement invités à exprimer ce qu’ils ressentent, quand ils ne sont pas moqués lorsqu’ils s’aventurent à le faire : « Ah bon, t’as une amoureuse, toi ? »

 

Un attachant détachement

Une fois adultes, il n’est pas rare que les hommes se servent, consciemment ou non, de ces enseignements genrés pour cultiver un « art du détachement » et asseoir ainsi une forme de domination affective sur leur partenaire. L’archétype du brun ténébreux « libre et sauvage » qui, sous la plume de Strömquist, déclame droit dans les yeux de sa dulcinée : « N’essaie pas de m’apprivoiser, je suis un loup. Un cow-boy » a autrement plus la classe que celle-ci, tiraillée entre le manque de confiance en elle et le souci qu’elle se fait pour les autres – deux préoccupations également issues d’un long apprentissage des partitions genrées. Car si les sphères de socialisation enfantine fabriquent des garçons débrouillards et autonomes, elles infusent en parallèle chez les filles une dépendance affective, et ce dès leur plus jeune âge. Selon Nancy Chodorow, sociologue et psychanalyste américaine citée par Strömquist et Illouz, « les garçons apprennent à se séparer, les filles à se lier » [5]. À travers des personnages féminins cantonnés à la sphère domestique dans la littérature enfantine, elles se persuadent peu à peu qu’elles ne sortiront de leur statut d’êtres incomplets que grâce à l’arrivée d’un prince charmant : trouver l’amour devient alors un enjeu primordial. Cette logique ne disparaît pas à l’âge adulte, et l’idée selon laquelle le célibat est un état auquel il faudrait remédier est parfois très prégnante : « T’as un mec ? – Non. – Tu cherches ? » est le genre d’échange abrupt que de très jeunes filles ont parfois, projetant l’une sur l’autre leurs angoisses face à cette grande question. Leur estime d’elles-mêmes, explique Eva Illouz, dépendrait encore largement de la reconnaissance des hommes : puisque « les femmes ont moins de chance que les hommes d’affirmer leur valeur dans et par l’espace public, le sentiment de leur valeur est alors particulièrement lié à la reconnaissance amoureuse ». Si la réussite amoureuse est une instance d’évaluation et de validation sociale, on comprend l’importance cruciale qu’elle peut revêtir pour une femme hétéro. Échouer à aimer ou à être aimée relèverait presque d’une incapacité personnelle, d’une tare individuelle. Une fois en couple, elle sera tenue, à ses propres yeux comme à ceux des autres, pour responsable de la réussite de sa relation, travaillera à ce que « ça marche » et on la verra parfois s’échiner à correspondre à ce qu’elle imagine que son partenaire attend d’elle.

D’un côté, ne pas s’exposer émotionnellement permet aux hommes de maîtriser la relation, en laissant peu de prise à leur partenaire. De l’autre, dévoiler son attachement implique le risque de se voir rejetée, comme le résume une femme interviewée par Illouz : « J’aimerais dire librement “je t’aime” mais si je faisais cela, je me sentirais tout de suite inférieure. » C’est ainsi que dans les débuts d’une relation, savoir «qui se dévoilera le premier » peut devenir déterminant, voire épuisant pour les nerfs des deux partenaires de jeu. 

Conséquence directe de ce rapport genré aux émotions et à l’attachement, les attentes par rapport à l’investissement amoureux se révèlent très différenciées. Quels imaginaires et quelles réalités les mots « amour » et « couple » recouvrent-ils ? Que signifie « être ensemble » ? Habilement dépeintes dans la bande dessinée de Strömquist, les interactions au sein des couples hétérosexuels se résumeraient souvent à des dialogues de sourds entre des femmes qui attendent la validation de leur partenaire (« Dis moi si je suis bien comme ça ! ») et des hommes qui peuvent difficilement la leur accorder, puisque la capacité à rassurer et à prendre soin de l’autre leur a moins été transmise. 

Les réticences à s’investir dans une relation de couple sont suffisamment fréquentes pour que la « peur de l’engagement » fasse désormais partie des expressions courantes qui, de fait, caractérisent plutôt des positions masculines. Les relations hétérosexuelles reposeraient alors sur une quasi-impossibilité à se rencontrer, entre un certain détachement surjoué par les uns (« Je vais répéter avec mon groupe. Mais rappelle-moi à la fin de l’hiver. ») et une émotivité démesurée chez les autres : « Mais pourquoi tu ne RÉPONDS PAS à mes SMS ? Pour toi, mes sentiments c’est de la MERDE ! » Strömquist, qui prend un plaisir manifeste à détruire une à une nos illusions sur les joies de la conjugalité, pointe aussi la tendance de certains qui, tout en restant émotionnellement inaccessibles, entretiennent un minimum leur relation pour ne pas perdre le bénéfice de l’affection et des encouragements de leur partenaire : « Je ne veux pas fêter la Saint-Valentin. Je la déteste. Je déteste l’amour. Je déteste les sentiments. Je déteste les femmes. Je déteste tout ce qui intéresse les femmes. Mais PAR PITIÉ, RESTE QUAND MÊME à mes côtés ! Sinon je vais m’effondrer comme un château de cartes. »

Pour les femmes, concilier indépendance et engagement ressemble parfois à une énième mission impossible. Leur désir d’indépendance peut se retrouver englué dans les marécages fusionnels de l’engagement. Comme l’explique Illouz, dans la sphère intime, il n’est pas rare de les voir privilégier les besoins d’autonomie de leur partenaire masculin afin de préserver la relation, et ce au détriment de la satisfaction de leurs propres désirs de reconnaissance. 

 

En résumé, l’amour, ou plutôt ses dégâts collatéraux (peur de l’abandon, oubli de soi, dépendance à l’autre, dévalorisation), vont à l’encontre d’une autonomie effective et pleinement assumée. Les deux aspirations paraissent souvent incompatibles, l’une contredisant l’autre par définition. Au final, le besoin d’autonomie, socialement plus valorisé, prime souvent sur celui de reconnaissance. On touche du doigt la notion de compromis et de qui se sentira le plus légitime à faire passer ses désirs et ses besoins au premier plan.

Cela dit, la peur de l’engagement et la méfiance vis-à-vis du compromis ne sont pas que l’apanage des hommes, chacun·e étant un brin méfiant·e à l’idée de revivre des histoires douloureuses. C’est ainsi que les nouveaux et nouvelles amant·es commencent souvent leurs romances par des mises en garde et des attitudes de détachement, même si les femmes semblent les abandonner plus rapidement par la suite : « Je te préviens : moi, les histoires d’amour, c’est fini ! » – avertissement auquel il vaut mieux répondre par une indifférence toute égale. L’adage « Fuis-moi, je te suis ; suis-moi, je te fuis » se révèle souvent effectif dans les nouvelles relations, qu’il soit pratiqué de manière volontaire ou non : celui ou celle qui paraît inaccessible et détaché·e est de fait plus désirable. L’indisponibilité serait-elle un signal de valeur, au détriment de la réciprocité ?

 

Debriefs et travail affectif

Comme le montrent les deux auteures et leurs personnages passés par une longue socialisation genrée, les règles de l’amour romantique imposent aux femmes la charge du travail affectif, essentiel à l’entretien de la communication conjugale et donc de la relation. Celui-ci a des similarités avec le travail domestique : il est tout aussi quotidien, nécessaire et invisible, et les femmes en fournissent la plus grande partie. Dans les relations naissantes, dont on a dit combien elles sont fragiles – le péril surgissant au détour d’un SMS sibyllin, d’une déclaration maladroite ou d’un long silence – le travail affectif incombe encore souvent à la nouvelle amoureuse. Elle doit s’efforcer d’interpréter les signaux de communication, une tâche susceptible d’envahir son espace mental et de mobiliser des heures de débriefing entre copines. Puisque la plupart des hommes communiquent moins aisément sur leurs sentiments et qu’il n’est pas souhaitable de rester seul·e à gamberger sur l’éventail des hypothèses, il faut bien confronter la réalité aux expériences des un·es et des autres. Il s’agit de pallier l’insécurité fondamentale créée par le fait de se mettre en couple, un processus qui vient rappeler les manques et la vulnérabilité affective que tous et toutes partagent finalement. Comme le résume un personnage féminin de Strömquist : «Une femme choisie au hasard dans la rue sait mieux me consoler quand je pleure que l’homme avec qui je sors depuis quatre ans ! » La pratique du débrief, souvent moquée et considérée comme du bavardage futile, répond en réalité à des besoins concrets et mériterait d’être reconnue à sa juste valeur sociale. Le débrief constitue donc un espace privilégié, un entre-soi favorable à l’analyse des interstices et des fossés d’incompréhension.

 

Dans l’arène de la sexualité

La subjectivité et l’individualité du sujet romantique, libertés chèrement acquises au cours des XIX e et XX e siècles, ont modifié les normes d’évaluation et de choix du ou de la partenaire. La démocratisation du mariage d’amour au début du XXe siècle a inclus l’idée de monogamie et de droit de propriété sur le corps de l’autre. Comme l’expose Strömquist, l’idéalisation de l’amour s’est accompagnée d’une généralisation de la pruderie, et ce particulièrement pour les femmes qui ont dû intérioriser un rapport à la sexualité jalonné d’interdits. Puisque les hommes dominaient toujours le champ économique, les femmes n’ont eu d’autre choix pour les obliger à se marier avec elles que d’exercer un chantage sexuel : « Pourquoi devrais-je me marier avec toi ? Je préfère peut-être me rouler dans mon argent tout seul ! – Euh… parce que… si tu ne te maries pas avec moi, tu ne coucheras JAMAIS avec moi. » À partir du milieu du XXe siècle, l’obtention de droits, notamment celui de travailler, a permis aux femmes de s’émanciper du cadre matrimonial et d’acquérir enfin une indépendance économique. Cette nouvelle liberté a permis de détacher les actes sexuels des sentiments et de la survie matérielle, jusqu’alors inséparables. Désormais, la relation sexuelle n’est plus l’aboutissement d’un engagement mais précède la plupart du temps l’éventuel sentiment d’attachement. 

La « révolution sexuelle » des années 1970, qui a élargi l’horizon des possibles, a également bouleversé les rapports de force dans l’intimité en introduisant de l’incertitude sur la durée des relations : une nuit ? une semaine ? un mois ? plus encore ? Comme l’explique à sa compagne un personnage masculin croqué par Strömquist : « Désolé, c’est plus fort que moi ; il FAUT que je puisse tester mes sentiments envers cette inconnue à lunettes. » La possibilité d’aller voir ailleurs, de renouveler les expériences, est revendiquée par certain·es comme une liberté et expliquerait une partie des réticences à l’engagement conjugal. Les modalités de rencontre apparaissent alors sous un jour paradoxal : régulées par des idéaux de liberté et d’autonomie, elles sont également vouées à une incertitude qui provoque un profond sentiment d’insécurité. Si on l’observait en accéléré, l’évolution des sentiments pourrait ressembler à « Suis-je ? », qui deviendrait « Suis-je aimé·e ? », avant de glisser vers « Mais cette personne m’aime-t-elle autant que je l’aime ? »  pour finir par « Cette personne m’aime-t-elle encore ? » Ce qu’on nous fait miroiter comme la clé de l’épanouissement personnel peut rapidement se muer en cauchemar. 

La tension permanente entre désir d’autonomie vis-à-vis de son ou sa partenaire et besoin de reconnaissance caractériserait donc les échanges amoureux et sexuels contemporains. À propos de l’écart creusé entre une sexualité multiple et une sexualité exclusive, Eva Illouz parle d’« inégalité affective » : « Les hommes disposent aujourd’hui d’un choix sexuel et émotionnel bien plus grand que les femmes et c’est ce déséquilibre qui crée une domination affective. » Loin d’être « libérée », la sexualité deviendrait-elle une arène pour les rivalités masculines ? On peut le croire, lorsqu’il apparaît que la sexualité avec les femmes est aussi un moyen pour les hommes de forger des liens entre eux, voire de créer des solidarités. La multiplication des conquêtes leur permettrait en effet d’instaurer un art de la performance sexuelle et d’obtenir ainsi la validation sociale de leurs pairs. En effet, la fabrication de la masculinité est encore en partie basée sur un rapport de concurrence autour des compétences sexuelles. À cet égard, l’enchaînement de partenaires sexuel·les permet aussi de ne pas s’investir dans le champ émotionnel. Certains s’emparent pleinement de ce modèle d’accumulation sexuelle qui élève au rang de philosophie l’art du détachement. La sexualité multiple, lorsqu’elle est drapée dans les oripeaux de la liberté individuelle et de l’autonomie, échappe donc à certaines remises en question.

Mais l’injonction à être libre et à multiplier les partenaires touche également les femmes. À cette nuance près, dans notre société soi-disant libérée, qu’il faut bien se garder de passer pour une salope. Il convient de trouver le juste équilibre entre savoir se faire plaisir et se contenir. Il peut encore être difficile, aujourd’hui, d’assumer une sexualité libre pour une femme, tandis que les hommes peuvent toujours être fiers de leurs multiples conquêtes. Ainsi, la « révolution sexuelle » n’aurait pas aboli les normes en la matière mais les aurait plutôt déplacées, d’une condamnation morale du sexe hors-mariage à une condamnation sociale de l’inactivité sexuelle. La presse féminine est un inépuisable relais des prescriptions quant au comportement de la partenaire idéale : elle regorge de conseils pour devenir une déesse du sexe, dans le but explicite de « sauver son couple » ou de « garder son mec », pas d’y prendre du plaisir. Plus éclairant encore, le documentaire d’Ovidie, À quoi rêvent les jeunes filles ? [6], raconte l’évolution des attentes qui pèsent sur celles-ci – être une parfaite fée du logis tout en maîtrisant l’art de la fellation – et qui, toujours, visent à la satisfaction des désirs masculins. Comme le montre Illouz à travers les témoignages recueillis, de nombreuses femmes ont multiplié les relations sexuelles dans l’objectif, conscient ou non, de susciter des liens d’attachement : « La multiplication des partenaires est pour les femmes un moyen de parvenir à une situation d’exclusivité, […] elle est en tout cas subordonnée à la quête d’un partenaire unique. » Publiée il y a une dizaine d’années, une enquête d’envergure menée par treize chercheuses et chercheurs s’est penchée sur les différences de genre en matière de pratiques sexuelles. Les hommes interrogés affichaient beaucoup plus de partenaires que les femmes (11,6 contre 4,4). Celles-ci étaient par ailleurs quatre fois plus nombreuses à admettre avoir des relations sexuelles dont elles n’avaient pas envie, dans le souci de satisfaire leurs partenaires 

.

Sur un autre plan, il semble délicat, pour des femmes qui se veulent émancipées, d’exprimer un quelconque malaise face à l’interchangeabilité des partenaires sexuel·les. Elles font alors mine de trouver normales les désaffections, les disparitions et les silences soudains. Le sentiment d’avoir été « utilisée » ou d’avoir une date de péremption très courte est assez courant et justifie que des femmes s’interrogent sur l’arnaque qui consiste à situer l’émancipation dans la multiplication des partenaires. Une émancipation qui ne semble pas toujours leur profiter puisqu’elle n’est pas forcément synonyme de vie sexuelle épanouie. Il y aurait beaucoup à dire sur la méconnaissance de l’anatomie féminine, de la part des hommes comme des femmes, d’ailleurs. Dans une autre bande dessinée intitulée L’Origine du monde [8], Liv Strömquist décortique les traitements masculins qui ont été faits des organes génitaux féminins à travers l’histoire. Avec une ironie glaçante, elle montre comment une construction culturelle a complètement oblitéré la question du plaisir féminin. Il a notamment fallu passer sous silence le rôle, voire l’existence même du clitoris, cet organe inutile au processus de procréation et entièrement dédié au plaisir. Les savants occidentaux sont parvenus, par ce tour de passe-passe, à faire coïncider sexe et procréation, à instituer le monopole de l’acte sexuel hétéronormé. Et, cerise sur le gâteau, à persuader des générations de femmes que leur désintérêt pour la chose s’appelait « frigidité » et que le problème venait d’elles. 

 

Il faut le dire, le constat de ce « grand malentendu » est somme toute assez déprimant pour les femmes engagées dans des relations hétérosexuelles. La portée émancipatrice des livres d’Eva Illouz et de Liv Strömquist réside dans l’éclairage qu’ils apportent sur la part de construction sociale des inégalités affectives, sur la répartition genrée de l’impératif d’autonomie et sur la question de la reconnaissance. La confirmation détaillée et illustrée que ces inégalités ne relèvent pas de dispositions psychologiques préalables a le mérite d’atténuer la sensation plombante de fatalité et d’immuabilité des rapports amoureux. Identifier les causes structurelles du déséquilibre affectif enlève peut-être un peu de la culpabilité face aux difficultés amoureuses, qui apparaissent alors moins comme des échecs personnels. Illouz suggère qu’il serait bon de dé-psychologiser les affects : on arrêterait peut-être de vouloir sauver le joli garçon que son air torturé rend sexy, de s’enferrer dans des histoires non réciproques ou de sacrifier systématiquement son bien-être au nom de l’amour. Comment faire taire une bonne fois pour toutes cette voix intérieure qui nous chuchote « C’est ma faute si…/J’en demande trop… » ? Peut-être, par exemple, en s’émancipant du couple comme seul horizon possible. Ou encore en déconstruisant les rôles sociaux genrés que la conjugalité hétérosexuelle entretient plus qu’elle ne bouscule. L’idée selon laquelle l’activité sentimentale et le couple sont indispensables au bonheur serait d’ailleurs erronée. Selon plusieurs recherches statistiques citées par Illouz, les femmes vont en général beaucoup mieux – et mieux que les hommes – après une rupture : elles reprennent confiance en elles, retrouvent du temps pour se recentrer sur leurs besoins et réaffirment leurs envies. D’après Strömquist, « 70 % pensent que leur bien-être psychique s’est amélioré après la séparation ». D’ailleurs, est-ce qu’il ne serait pas l’heure d’aller boire un verre ? On y essayerait les vertus du débrief, mais on pourrait aussi parler d’autre chose que de dilemmes amoureux, afin de passer haut la main le troisième critère du test de Bechdel [9]. Et surtout, on en profiterait pour relégitimer une conception de nous-mêmes comme des personnes complètes, avec ou sans partenaire amoureux.

 

Illustration : Liv Strömquist, Les Sentiments du Prince Charles, Rackham, 2012.

[1] Liv Strömquist, Les Sentiments du Prince Charles, Rackham, 2012, réédition 2016.

[2] Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Le Seuil, 2012, édition poche 2014.

[3] Les femmes, outre leur activité salariée, assurent les deux tiers des tâches ménagères, qui leur prennent en moyenne dix heures supplémentaires par semaine (Enquête « Emploi du temps », Insee, 2011).

[4] Kevin Diter, « Je l’aime, un peu, beaucoup, à la folie… pas du tout », Terrain et Travaux, n° 27, 2015.

[5] Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering: Psychoanalysis and the Sociology of Gender, University of California Press, Berkeley, 1975.

[6] Ovidie, À quoi rêvent les jeunes filles ?, Yami 2 Productions, 2014.

[7] Nathalie Bajos et Michel Bozon (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, La Découverte, 2008.

[8] Liv Strömquist, L’Origine du monde, Rackham, 2016.

[9] Le test de Bechdel vise à démontrer la répartition sexiste des rôles dans les œuvres narratives. Une œuvre réussit le test si les trois affirmations suivantes sont vraies : elle contient deux personnages féminins ; qui parlent ensemble ; d’autre chose que d’un personnage masculin.

Dans le même numéro

Sur le même thème