Filmer, disent-elles !

Inventivité des cinémas féministes

Type : Hors-numéro

Thèmes : cinéma, féminisme

Illustration : Born in Flames, Lizzie Borden, 1983.

Tënk, plateforme en ligne de documentaires d'auteur·es, a proposé aux sœurs Lumière de Panthère Première de sélectionner quelques films féministes ; ils sont à voir en ligne jusqu'au 7 juin 1019. Tour d'horizon.

 

Pour ouvrir de nouveaux espaces, trouver d’autres moyens de se faire entendre et proposer des récits qui transforment le monde, il est parfois nécessaire de faire des détours. Pas de côté, facéties, voyages et dystopies font exister les voix précaires, mettent à jour des rapports de domination, contre-informent et réinventent. Les films de cette programmation, par leur radicalité formelle ou leur inventivité cinématographique, sont féministes de façon tour à tour poétique, militante ou discursive. En jouant avec le réel, la fiction et l'expérimentation, ils racontent des émancipations en cours, des énergies rebelles et des joies frondeuses. Par la parole ou l'action, dans l'échange et le collectif, les femmes de ces films, aussi bien que les œuvres elles-mêmes, s'affranchissent des normes en vigueur et les subvertissent. Lorsque la critique féministe des années 1970 a ouvert le champ de l'intime à celui du politique dans le monde dit occidental, ce qui était jusque-là associé au privé devient un sujet d'exploration, de compréhension et de remise en question du monde. À cette période, certaines artistes conçoivent des performances interrogeant les rôles assignés à la femme dans la vie domestique. Usant de l’ironie et du détournement, ces stratégies féministes font voir l'invisible. Parallèlement, le format vidéo, parce qu'il est léger et abordable, permet aux femmes d'aller sur le terrain documentaire, de raconter par elles-mêmes, et de diffuser facilement les œuvres en contexte militant.

Contemporains ou héritiers de cette époque et de sa géographie, les six films que réunit la programmation sont travaillés par les inégalités de genre à l’œuvre dans la sphère de l'intime. Certains questionnent les représentations, les imaginaires portés par les récits séculaires. D’autres, en nommant les privilèges, critiquent les évidences d'un pouvoir blanc et patriarcal, comme celles induites par les normes hétérosexuelles dominantes. Tous, ils se fabriquent d’autres outils, renouvellent les usages des images et des genres filmiques – quitte à emprunter la voie de la mise en scène, de la fiction, du conte, pour formuler l'existence d'autres mondes, pour agrandir l’horizon du réel.

Conversations, débats, correspondances : la parole est centrale. La réflexion opère à la faveur de discussions entre femmes. Ces moments en non-mixité choisie sont autant d’espaces où chacune peut se construire en confiance, se réapproprier le monde – avant d'y retourner. Se sentir devenir sœurs – sororiser – pour agir, et réagir. Ces six films apprennent à voir et à marcher la nuit, à détourner les histoires, à se saisir de ce qu’être femmes signifie pour nos mères et nos filles comme pour celles qui nous sont lointaines, et à construire, à plusieurs, de nouveaux possibles.

Charlène Dinhut, programmatrice et commissaire d’exposition
et Panthère Première, représentée par Charlotte Ferchaud

 

 

LA LUTTE DES FEMMES À LIP ET AILLEURS

Absence de mention de réalisation, France, 1975, 36'

En juin 1975, à Lyon, 80 participantes venues de Lip (usine horlogère de Besançon), d'autres usines, des hôpitaux, des PTT ou du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception), se rassemblent pour discuter du rôle des ouvrières et employées au sein des entreprises et des luttes syndicales, de l’isolement des femmes au foyer et de la nécessité de les inclure dans les actions collectives. "La Lutte des femmes à LIP et ailleurs" est une captation directe de leurs échanges, pensée comme un outil de mobilisation.

"Les modes d'organisation et de discussion expérimentés par les ouvrières de Lip depuis 1973 ont convaincu de l'importance de décortiquer les problèmes entre femmes seulement, dans un premier temps au moins. Analyser ensemble les rapports de domination liés au genre, au travail ou chez soi, redonne une dimension politique à des questions jusqu'ici cantonnées à la sphère personnelle. Les protagonistes formulent avec justesse ce que le sentiment de sororité donne de confiance en soi et en la puissance du collectif, qu'il s'agisse de prendre la parole dans une assemblée mixte, de faire entendre les revendications spécifiques à la condition des travailleuses ou de pointer les difficultés au sein de son propre couple." 

 

BORN IN FLAMES

Lizzie Borden, États-Unis, 1983, 77'

Dix ans après une révolution socialiste aux États-Unis, la structure patriarcale est toujours en place. Science-fiction politique dans le style documentaire, "Born in flames" nous entraîne dans un New York au bord de la faillite, bouillonnant d’énergie frondeuse. À l'appel de l'Armée des femmes, plusieurs groupes d'activistes se solidarisent finalement en un réseau mouvant et non hiérarchique qui déroute le FBI. Elles combattent dans une atmosphère explosive, une société dont les institutions sont à la fois racistes, classistes et sexistes.

"Et si, poussées par la violence ordinaire de l'État, quelques femmes s'armaient pour prendre le contrôle des médias et y raconter elles-mêmes ce qui se passe ? Occuper les ondes pour couper court au discours dominé par l'hypocrisie sociale, la norme hétérosexuelle traditionnelle et le féminisme blanc. Sur des chaînes de radios pirates féministes, deux voix dissidentes de l'underground new-yorkais diffusent des chansons punks, nouveaux récits dont la rythmique soutient le mouvement de révolte. Cinéma guérilla, kaléidoscope d'actions directes et de stratégies incisives, "Born in Flames" invente ses propres représentations, porté par une joie rebelle."

 

PRIVILEGE

Yvonne Rainer, États-Unis, 1990, 101'

Yvonne Rainer réalise ici son sixième long métrage, un film sur un sujet pratiquement invisible au cinéma, la ménopause. Dans un exposé audacieusement anarchique et extrêmement perspicace, elle explore les dogmes qui définissent et caractérisent artificiellement la notion d’émancipation dans la société contemporaine : âgisme, sexisme, élitisme économique et racisme.

"Privilege débute comme un documentaire mais, par des prouesses de montage, décroche et bifurque sans cesse sur de nouveaux enjeux, de nouveaux sujets, de nouveaux modes de récits et d'intelligences. Du procès au rêve, de la romance à l'entretien (fictif ou non), de la citation à l'archive, Yvonne Rainer déploie un vaste réseau pour questionner avec brio les systèmes de domination et d'oppression à l'œuvre dans la société américaine et qui régissent les quotidiens. Film essentiel, faisant référence dans les études de cinéma féministe, il passe au crible les privilèges de genre, de classe, de race, d'âge et de santé physique, sans fard, autour d’un élément premier, celui de l'expérience de la ménopause et la critique d’une approche médicalisée de la femme." 

 

37 STORIES ABOUT LEAVING HOME

Shelly Silver, États-Unis, 52'

L’artiste Shelly Silver filme des femmes japonaises âgées de 15 à 82 ans, vivant dans la région de Tokyo. Elles livrent en toute douceur et sincérité le récit de leur vie en tant que femmes – filles, mères, épouses – et les relations qui se sont établies entre elles ; des relations remplies de respect, de rébellion, de perte et d'amour. Le film témoigne de la force de ces femmes et de la difficulté de leurs choix alors qu'elles naviguent entre besoins personnels, pressions familiales et sociétales. Un conte traditionnel, dont le récit entrecoupe les interviews, vient narrer l’histoire d’une mère récupérant sa fille des griffes d’un monstre.

"37 Stories About Leaving Home se déploie comme une partition, un morceau au rythme rapide, répétitif, parfois lancinant. Habituée à croiser l’art et le cinéma, Shelly Silver utilise ici une multitude d’images (archives de tous genres, films de fiction, interviews…), qu’elle monte rapidement entre elles, et poursuit à intervalles réguliers le récit d’un conte éblouissant. Elle entrelace ainsi des destins de femmes, qui se construisent chacune entre la pression sociale et leurs désirs personnels, tout en offrant un film travaillé par un inconscient mythique, sous-jacent. Renouvelant ainsi la forme que peut prendre un film basé sur des entretiens, 37 Stories About Leaving Home nourrit la pensée bien au-delà des histoires individuelles qu’il développe." 

 

LA NUIT JE MARCHE

Collectif 360° et même plus, France, 2015, 12'

Le 7 mars 2015, à Marseille, femmes, féministes, gouines, trans et lesbiennes s'étaient données rendez-vous dans la rue, à 20h, pour protester en non-mixité contre les agressions sexistes vécues au quotidien. Le film suit la manifestation nocturne et capte les mouvements de ce corps puissant, insolent, qui se réapproprie l'espace public en chantant joyeusement sa rage.

"Riposte lancée par un petit groupe de copines en réaction au viol de l'une des leurs quelques mois auparavant, cette marche de nuit est très vite devenue une aventure d'autodéfense collective. "Tu es meuf ; tu es voilée ; tu te fais exploiter ; tu aimes danser ; tu es sans papiers, viens ! Tu es sourde ; tu portes des lunettes ; tu es grand-mère ; tu marches sur des talons hauts... Viens, la rue est à toi !" Marcher ce soir-là, c'était avoir confiance en sa colère, prendre la place et balayer par des slogans inventifs les injonctions à la féminité et les récupérations sécuritaires : "Lâchez-nous la chatte et léchez-nous tranquilles !""

 

HÔTEL ÉCHO

Eléonor Gilbert, France, 2018, 54'

"– Ne vois-tu rien venir ? – Je ne vois que le ciel qui rougeoie et le chemin qui poudroie..." Depuis une tour de guet en Ardèche, la réalisatrice apprend avec une amie à repérer et signaler les départs de feux de forêt. Dans le même mouvement, son regard ainsi déplacé interroge des histoires de violence dite domestique. Que voit-on, alors, que l’on ne s'attarde pas à nommer d'habitude ?

"Une carte, des jumelles, un compas, un anémomètre et l'alphabet international permettent de scruter les recoins d'ombre du paysage, de localiser la fumée puis d'en informer les autres par radio. Éteindre un incendie est affaire de vigilance au moindre signe et de réaction collective. Bleu comme la Barbe, bleu comme la moquette sur les murs et comme l'œil au beurre noir de la voisine battue par son mari. Eléonor Gilbert écoute les résonances et remet en question ses propres représentations pour dissiper l'écran de fumée qui isole le foyer conjugal."  

 

 

>>> sur Tënk jusqu'au 7 juin

 

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