Casseuses d’ambiance

Sara Ahmed, « Feminist Killjoys (and Other Willful Subjects) »

Pour certain·es, les féministes sont chiantes. Sara Ahmed retourne le stigmate et revendique la joie de faire des vagues dans une mer de bonheur auquel on ne souscrit pas. Recension de son article coup de poing !

 

Qu’est-ce qui fait qu’on devient féministe ? Dans quelles expériences, quels affects ? Sara Ahmed se souvient : pour elle, tout débute à la table familiale. Un dîner dans une famille « conventionnelle » : le père présidant à un bout de table, elle à l’autre, la mère et les autres enfants entre les deux. Une remarque fuse, elle tente de se contenir, n’y tient plus, pointe le sexisme, le racisme de la phrase. On lève les yeux au ciel : décidément, elle ne peut pas s’empêcher de venir troubler l’harmonie du moment familial. Une fois de plus, elle est la killjoy : celle qui casse l’ambiance en refusant les normes tacites sur lesquelles elle repose.

Travaillant dans le champ de la théorie féministe et queer, des cultural studies et des affect studies, Sara Ahmed développe depuis plusieurs années une théorie et une pratique du « féminisme killjoy »1. On pourrait le traduire par le désuet « rabat-joie », mais ce serait se priver de la charge cathartique de kill, qui sonne comme un coup de poing. Être féministe, c’est donc accepter de « tuer la joie » – un programme qui se fonde sur une critique du « bonheur ». Pour Ahmed, l’injonction omniprésente au bonheur est surtout un moyen de réguler les comportements et les corps, en aiguillant les sujets vers des objets précis. « Être en couple » rend heureux, « avoir des relations harmonieuses avec sa famille » rend heureux – et l’aliénation guette celles et ceux qui ne se retrouvent pas dans ces scripts, qui n’arrivent pas à aligner leurs affects avec les objets qu’on leur désigne.

Or ce désalignement est une chance : en révélant le caractère mutilant des « objets de bonheur » imposés, il ouvre l’espace de la critique et de l’action politique. Ainsi, les féministes ont critiqué la figure de la « femme au foyer comblée », les anti-esclavagistes celle de « l’esclave heureux », les queers « l’harmonie domestique » hétérosexuelle. « Être impliqué·e dans une lutte politique, c’est être impliqué·e dans une lutte contre le bonheur », écrit-elle. D’où la réappropriation du terme killjoy, l’insulte de prédilection faite aux féministes – « elles sont toujours en colère », « elles n’ont pas d’humour », « on ne peut rien leur dire »… Ahmed rapproche la killjoy de la angry black woman, théorisée par des féministes noires comme Audre Lorde ou bell hooks : les femmes noires qu’on accuse d’être trop énervées ou trop virulentes dès qu’elles viennent perturber le statu quo blanc en pointant son racisme latent.

Mais refuser l’ordre du bonheur est épuisant et implique un effort constant de volonté pour nager à contre-courant. Il faut être « entêtée », « obstinée » (willful). Ici aussi, Ahmed retourne la critique faite aux voix dissidentes (« elles vont trop loin », « ils n’arrivent pas à passer à autre chose »…) pour revendiquer une « politique de l’obstination » redéfinie comme « audace », « capacité de résistance », « créativité ».

Revendiquer de n’être pas heureuse, être en colère, pointer les problèmes et y tenir obstinément : voilà les bases de la politique féministe killjoy. Elle requiert la cohérence entre théorie et pratique : Ahmed a ainsi démissionné d’un prestigieux poste à l’université Goldsmiths, à Londres, pour protester contre l’inaction de son département en matière de harcèlement sexuel. Depuis, elle est « chercheuse indépendante », c’est-à-dire précaire. Le féminisme killjoy a donc un coût, mais pour autant, il n’est pas triste : « Il peut y avoir de la joie à tuer la joie. » Plaisir sauvage de la destruction des idoles, joie collective de l’émancipation, ivresse de redécouvrir le monde plus vaste que ce à quoi on s’était résignée : la joie killjoy est multiforme et largement à inventer.

1La recension s’appuie sur l’article de Sara Ahmed « Feminist Killjoys (and Other Willful Subjects) », paru dans The Scholar and Feminist Online, vol. 8, n° 3, 2010 et consultable en ligne : <sfonline.barnard.edu/polyphonic/print_ahmed.htm>. Dans son livre Living a Feminist Life (Duke University Press, 2017), Sara Ahmed reprend ce concept, également développé sur son blog <feministkilljoys.com>.

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