La peinture après la fin de la peinture

Introduction au travail de Sylvia Sleigh

Type : portfolio

Thèmes : collectif, femme-artiste, histoire de l'art, nudité, peinture, portrait

Illustration : Sylvia Sleigh, A.I.R. Group Portrait, 1977-1978

En s’intéressant au nu et au portrait de groupe, l’artiste Sylvia Sleigh remet en question les conventions sexistes de la peinture classique et participe à l’écriture d’un autre récit de l’art.

 

« Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au Metropolitan Museum ?1 » est l’une des affiches les plus connues des Guerrilla Girls, groupe d’artistes femmes activistes dont les actions ont consisté, depuis 1985, à dénoncer le sexisme et le racisme dans le milieu de l’art. Réalisée en 1989 à partir de la célèbre toile de Jean-Auguste-Dominique Ingres qui représente La Grande Odalisque (1814) coiffée pour l’occasion d’un masque de gorille (celui que les Guerrilla Girls portent pour leurs actions), l’affiche a été actualisée au fil du temps et de ses contextes d’exposition, dénonçant l’accablante et constante méconnaissance des artistes femmes, toutes géographies confondues2.

Les Guerrilla Girls s’attaquaient ainsi à l’un des symboles les plus révélateurs et obstinés du sexisme dans l’histoire de l’art et, plus largement, dans le domaine de la représentation : le nu féminin. L’histoire de l’art et l’histoire visuelle, en Occident tout au moins, sont traversées par l’histoire des rapports de force entre les sexes, qui se manifestent à travers le fait que le « regardeur » supposé des œuvres d’art soit un homme. Si c’est avec la société de consommation que la réification du corps des femmes semble atteindre son climax, désirable et érotisé pour mieux vendre, celle-ci ne fait que parachever une logique à l’œuvre depuis que la peinture existe en tant qu’art « majeur ». Une historienne de l’art a ainsi pu écrire que l’histoire de l’art était celle du nu féminin, et l’artiste Willem de Kooning, que la chair était la raison pour laquelle la peinture à l’huile avait été inventée3

Il aura fallu attendre la deuxième vague du mouvement féministe dans les années 1960 et 1970 pour qu’un travail de déconstruction du « grand récit » de la peinture et de son histoire soit entrepris, et avec lui, que soient interrogés les soubassements sexistes de la figure de l’artiste, du modèle, du regardeur, du collectionneur, et du monde de l’art en général.

Si de nouveaux médiums, tels la performance ou l’installation4, sont apparus en leur temps comme des formats privilégiés pour revisiter de manière critique l’histoire de la peinture, d’autres artistes ont mené ce travail de déconstruction en restant dans le cadre de la peinture elle-même. Sylvia Sleigh est l’une d’entre elles. Alors que l’abstraction triomphe dans le monde de l’art occidental après la Seconde Guerre mondiale, que les critiques « progressistes » considèrent la figuration comme une position réactionnaire ou politiquement intenable5, Sylvia Sleigh oriente sa pratique de portraitiste vers une réflexion sur l’histoire de la peinture et ses genres privilégiés.

 

Des nu·es situé·es

Née au Pays de Galles en 1916, Sylvia Sleigh s’établit aux États-Unis au début des années 1960, en pleine effervescence du mouvement des droits civiques et bientôt du mouvement féministe. C’est l’époque où des historiennes de l’art telles que Linda Nochlin publient des travaux qui vont révolutionner l’histoire de l’art6, montrant combien et comment l’exclusion des femmes (artistes) de l’histoire de l’art n’est ni une affaire de (manque de) talent, ni de (manque de) production, mais une affaire de catégories, de récits, et d’oubli programmé. Sylvia Sleigh s’empare de la question et raconte avoir réalisé son Turkish Bath (1973), où elle fait poser exclusivement des hommes, après avoir lu l’analyse du Bain Turc de Ingres par Nochlin. À rebours de l’artiste français, qui représente une flopée de corps féminins se démultipliant dans les vapeurs d’eau, elle cherche à représenter l’individualité pensante de chacun des personnages (notons que les modèles de cette peinture sont un groupe de critiques d’art influents de l’époque : John Perreault, Scott Burton, Carter Ratcliff, ainsi que Lawrence Alloway, son mari). De même, elle s’emparera à plusieurs reprises de la figure de l’odalisque pour dépeindre des nus masculins, inversant ainsi les genres attribués.

En peignant ses nu·es comme autant de personnes réelles, dans le menu détail (notamment capillaire) de chaque corps, Sleigh marque un jalon dans l’histoire de ce genre – histoire que Manet fit bifurquer en son temps avec son Déjeuner sur l’herbe (1856), où les nues à côté de ces messieurs en redingote ne représentaient déjà plus autre chose qu’elles-mêmes, ni muses ni autre sorte d’idéal. Sleigh opère des ponts entre les genres picturaux, ce qui la conduit à faire de chaque nu·e un portrait, autrement dit, à restituer à chacun et chacune sa ressemblance et sa personnalité, et ce faisant, à inventer une nouvelle relation au « modèle »7. Dans la peinture de Sleigh, les nu·es ne sont désormais plus des corps anonymes, c’est-à-dire les corps de modèles professionnel·les, payé·es pour poser pour l’artiste. Il s’agit de proches qui posent parce que cela leur fait plaisir. À l’exception de Paul Rosano, musicien des groupes pop Island et Pulse, qui peut être considéré comme son modèle sinon attitré du moins préféré, ses peintures exposent son réseau et entourage directs, ses collègues et ses amies. À rebours de la neutralité détachée de l’exercice, Sleigh évoque la nécessité d’une relation affective avec celle ou celui qui prend la pose. I have to be in love with them8.
Dans certaines toiles, telles que The Blue Dress (voir ci-dessous), le nu se fait même autoportrait : l’introspection, la relation à l’autre n’esquive plus la question de la sexualité et du genre, ni les positions sociales, ni le passage du temps.

 

 

Contre l’idée d’une nudité physique qui équivaudrait au degré zéro de la représentation sociale, Sleigh suggère à travers ses portraits nus que les corps dénudés restent des corps « situés », à tous points de vue. Les gestes, la pose, etc., ne parlent pas seulement d’une intimité et de ses pratiques, cantonnées à l’espace privé, mais peuvent bien se porter comme des vêtements, poursuivant dans l’espace de l’atelier la performance du monde social au-dehors.

 

 

Des collectifs de femmes au travail

En parallèle, Sleigh a mené un autre chantier qui peut être compris comme le contrepoint du précédent : les portraits de groupe. La déconstruction de l’histoire du nu s’articule dialectiquement à celle de l’un des genres les plus représentatifs de l’appartenance civique ou sociale, ainsi que de la camaraderie masculine.

Dans un essai qui a fait date sur le portrait de groupe hollandais aux XVIe et XVIIe siècles, l’historien de l’art Aloïs Riegl montre comment les groupes alors dépeints ne sont ni des portraits familiaux, ni des portraits d’ami·es9.
Pour l’historien, il s’agit de « portraits de corps », au sens de corporations, autrement dit, des peintures qui associent un certain nombre d’individus « pour un objectif bien déterminé, partagé, pratique et orienté vers les questions civiques, et qui en dehors de cet objectif entendent maintenir leur autonomie ». Si les portraits de groupe hollandais ont quelques fois pu représenter des groupes de femmes, le genre va progressivement les exclure : les conventions qui s’affirment, en particulier au XIXe siècle10, impliquent que ces dernières soient dépeintes nues et sous une forme idéalisée (tout était fait pour dissimuler leur état civil ou leur inscription sociale), soit dépouillées de tout lien apparent de travail ou de camaraderie entre elles.

Ce sont justement ces conventions que remet en question l’un des portraits de groupe les plus marquants de Sleigh : A.I.R. Group Portrait (1977). L’œuvre montre un groupe d’une vingtaine de femmes artistes dont Sleigh (dans une chemise à fleurs au fond à droite, prête à se fondre dans le papier peint11). Elle représente celles qui furent à l’initiative de la galerie A.I.R. (pour Artist in Residence), à New York, l’une des premières galeries féministes fonctionnant en coopérative, ouverte en 1972 par Barbara Zucker et Susan Williams12. La galerie fonctionne en non-mixité, reverse l’entièreté des ventes aux artistes, et présente des artistes provenant d’un large éventail plastique. Elle est créée à un moment de réflexion intense sur le statut social des artistes (que certain·es redéfinissent en tant qu’art workers, « travailleurs et travailleuses de l’art ») ; mais également de désillusion des femmes ayant participé à des groupes politiques en mixité, car la question féministe, tout comme celle du racisme, y sont toujours traitées comme secondaires13.

 

 

Si les portraits de groupes d’hommes sont, chez Sleigh, souvent des nus, les femmes de ses portraits de groupes sont, en revanche, toujours habillées. Simple inversion ? Parce qu’il y en aurait déjà trop (des nues) dans les musées ? Parce que la sexualité des hommes serait davantage affaire publique que celle des femmes et, à ce titre, devrait être exposée ? Parce que Sleigh peignait pour son plaisir et celui d’une gent féminine hétéro ?

Dans tous les cas, cette peinture de Sleigh peut être considérée comme un exemple (trop rare) de femmes représentées à travers leur image publique (leur identité laborieuse et créatrice, en l’occurrence d’artistes, et non leur identité dite « naturelle » de femmes assignées au travail invisible du foyer et des enfants, etc.), en plus de suggérer que l’expression de la « fin de la peinture » n’est peut-être que le constat cynique de ceux pour qui une peinture sans femmes nues, sans madones et sans blanchisseuses (et autres suivantes) ne serait plus de la peinture ; en somme, l’ultime pierre d’un récit de l’art sexiste que Sleigh, entre autres, a jeté dans la mare.

 

Légendes des images :

Imperial Nude: Paul Rosano, 1977

The Blue Dress, 1970

SoHo 20 Group Portrait (panneau de droite), 1974

 

[1]  « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 5 % des artistes exposés de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins », Guerrilla Girls, Conscience Of The Art World, 1989.

[2]  En France, en 2004, l’affiche du Metropolitan Museum (dont les données avaient été actualisées) a été affichée dans plusieurs musées, dont le Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, lequel n’a cependant pas souhaité communiquer ses statistiques.

[3]  Kooning cité par David McCarthy in The Nude in the American Painting, 1950-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 5.

[4]  En France, on se souvient de la performance emblématique d’Orlan, au musée du Louvre, À poil et sans poils (1978), pratiquant une épilation puis la peinture de son pubis devant une toile du XVIIe siècle de Jacques Blanchard, Vénus et les grâces surprises par un mortel, où les figures féminines nues étaient, selon la convention, imberbes. Ou encore, aux États-Unis, les performances d’Ana Mendieta, se mettant en scène à travers une série de photographies, montrant la connivence entre la représentation des corps de femmes nues et la culture du viol.

[5]  Selon la doxa de l’histoire de l’art occidentale, la période de l’après-guerre est marquée par le choix de l’abstraction du côté du « monde libre », contre celui de la figuration (et du réalisme) du côté du monde soviétique. L’abstraction serait la forme qui reviendrait alors à l’art moderne, et la peinture devrait aller vers ce qui lui serait le plus essentiel en tant que médium, la planéité (et donc, mettre de côté ses ressources illusionnistes et narratives – perspective, histoire, etc. –, pour s’attacher aux couleurs, au plan, au tableau), ainsi qu’a pu le stipuler le critique Clement Greenberg.

[6]  En 1971, Linda Nochlin publie dans le magazine Artnews un article qui a fait date : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » (paru en français in Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir, et autres essais, Nîmes, J. Chambon, 1993).

[7]  Le jumelage du genre du portrait et de celui du nu subvertit ce qu’on continue d’appeler de nos jours le « modèle vivant », format académique par excellence, qui permettrait mieux qu’un autre exercice de comprendre « les proportions ». En France, l’exercice fut interdit aux femmes jusqu’en 1897, lesquelles étaient justement cantonnées au genre du portrait et de la nature morte.

[8]  Voir le chapitre « Feminist revisions : Sylvia Sleigh and Joan Semmel », dans le livre précédemment cité de David McCarthy, p. 147-183.

[9]  Aloïs Riegl, « Le portrait de groupe hollandais », trad. par Olivier Christin, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 154, 2004.

[10]  Par exemple chez Fantin-Latour, notamment avec ce portrait de groupe emblématique où Verlaine et Rimbaud prennent la pose au coin d’une table cernée d’hommes.

[11]  On peut reconnaître dans la peinture, de gauche à droite et de l’arrière vers l’avant : Daria Dorosh, Nancy Spero, Dottie Attie, Mary Grigoriadis, Blythe Bohnen, Loreta Dunkelman, Howardena Pindell, Sylvia Sleigh, Patsy Norvel. Puis à la rangée suivante, Sari Dienes, Anne Fealy, Agnes Denes, Laurace James, Rachel Bas Cohain, Louis Kramern. Puis Pat Lasch, Maude Boltz, Clover Vail, Kazuko. Et enfin au premier plan : Mary Beth Edelson et Donna Byers.

[12]  Voir sur le site de la galerie.

[13]  Sleigh participera également aux groupes Ad Hoc Committee of Women, et au Women In the Arts, au début des années 1970 à New York.

Dans le même numéro

Sur le même thème

Il n'y a pas encore d'autres textes/images sur le même thème