Matière à vies collectives

Voyage à Muche : conditions, usages et enjeux d’une expérience d’ancrage

Type : dossier, entretien

Dossier : La pierre à feu

Thèmes : communauté, famille, héritage, patrimoine

Illustration : Patrick Cockpit

Comment une expérience concrète de vie communautaire, passant notamment par la propriété collective, intègre-t-elle la question des disparités économiques des membres qui y prennent part ?

De la famille "biologique" à la famille politique, comment se réorganise la solidarité matérielle ? En février 2018, plusieurs membres d’une communauté politique composée d’une soixantaine de personnes ont pris le temps de revenir sur leur installation dans le village de Muche en abordant plus précisément les enjeux collectifs, notamment matériels, auxquels ils et elles font face. Le récit qui va suivre est constitué des paroles de plusieurs personnes, que nous avons choisi de ne pas personnifier. À travers leurs résonances et leurs dissensions, se dessine une histoire commune qui trace des « voies praticables sur le parcours de la radicalité politique1 » (où il peut être aussi question de gros sous).

Les mots en gras suivis d'une astérisque sont définis dans un glossaire à la fin du texte. 

*

« L’histoire commence avec un groupe d’une dizaine de personnes qui habitaient au fin fond de la montagne, de manière trop isolée à leur goût. L’idée était de trouver un autre lieu, une ferme où il serait possible de vivre collectivement, près d’une grande ville, et de développer un projet agricole. On s’est donc mis en quête, et c’est après avoir rencontré des gens qui vivaient dans le coin qu’on a fini par atterrir dans cette région. En 2011, on a trouvé une grande maison, à Truc, où l’on a vécu pendant deux ans, dans l’attente de trouver la ferme qui nous conviendrait. Nous avions aussi deux troupeaux, de chèvres et de moutons, qui arrivaient avec nous des montagnes, pour lesquels il nous fallait trouver des terres pâturables.  Or dans le village de Muche, pas loin, des paysans nous ont donné le droit d’occuper certaines terres, en nous les prêtant de manière informelle, ou par l’intermédiaire d’un commodat*. »

« Rapidement, on a trouvé l’endroit idéal, une grande ferme accolée à un hameau vide en partie habitable, soit plein d’espaces à restaurer pour se projeter dans l’avenir. Mais pour diverses raisons, en partie financières, cet achat n’a pas pu se faire. Une deuxième tendance commençait parallèlement à s’affirmer dans le groupe : l’envie de vivre dans un village plutôt que dans une ferme, et de pouvoir y faire d’autres choses, en plus des activités agricoles. À Muche, où les bêtes se trouvaient, on avait rencontré pas mal de monde et le maire s’était montré accueillant. Une maison était en vente. Elle nous a plu : elle était grande et ouvrait beaucoup de possibilités. Le prix nous convenait bien, alors on a trouvé un moyen de l’acheter. C’est comme ça que les personnes qui habitaient à Truc ont déménagé dans la maison de Muche. C’était en 2014. »

Dévier, s’ancrer

« À partir de ce moment-là, on s’est dit qu’on allait rester ici, à Muche. Il y avait cette maison, les terres qu’on occupait déjà avec les bêtes, et puis on avait tissé des liens avec des gens. On s’est installé ensemble dans cette grande maison de Muche. À cette période, le collectif a grossi : des ami·es nous ont rejoints, ou des ami·es d’ami·es, qui louaient des maisons à Muche et dans les villages alentour. Finalement, au bout d’un an, on a décidé d’arrêter d’habiter dans cette maison pour en faire un endroit vraiment collectif, vraiment ré-appropriable par toutes et tous, vraiment accueillant. Ça n’a pas été une décision simple. Ça changeait la manière de faire les choses ensemble. Ça voulait dire passer d’un mode de vie plutôt communautaire à un mode d’habitat plutôt dispersé. Après notre départ, on s’est lancé dans un gros chantier de réfection de cette maison collective, qui nous a fait rencontrer encore plus de monde, car plein de gens “extérieurs” ont donné un coup de main ; certain·es sont resté·es suite à cela, le groupe a quasiment doublé, une dizaine d’enfants sont né·es — aujourd’hui on est une soixantaine. En fait, changer de mode d’habitation et s’ancrer dans un village en intégrant d’autres personnes, c’était acter que le projet de départ bifurquait. »

« Tu parles de bifurcation, mais c’est une façon de voir les choses. Pour moi, rien n’a bifurqué. La ferme existe, elle a été achetée dans les mois qui ont suivi notre arrivée à Muche. Il y a d’ailleurs des gens du collectif qui y habitent. Mais pas tout le monde. Il me semble qu’avant d’arriver ici, alors qu’on convergeait encore sur l’idée d’un unique projet agricole, on s’était déjà réservé la possibilité de ne pas toutes et tous habiter dans le même lieu. En réalité, ce que l’on a fait, c’est nous adapter aux contraintes du pays. Le prix, l’accès à la terre, l’obtention des permis de construire, le fait que les fermes soient parfois géographiquement dissociées des terrains agricoles... On s’est rendu compte que c’était plus compliqué que prévu. Plus long aussi. Tout est encadré par la loi. Tout le monde garde un œil sur les parcelles. Tous les espaces sont travaillés. La manière dont on pense les choses se modifie toujours avec le temps et la pratique, et c’est d’ailleurs ainsi que les projets se diversifient. En tout cas, c’est comme ça qu’on est parvenu à la situation actuelle : une ferme à un endroit, deux hangars ailleurs, des terres dispersées, des pâtures ici et là, des vignes... Et des activités non agricoles. Des ateliers bois, métal, couture dans Muche et en dehors aussi. Des gens qui habitent à différents endroits, seuls, en famille, en colocation, en dortoirs ou en habitats légers. Et une maison commune avec une cuisine où tout le monde peut manger, un salon, un espace enfant, où se tiennent nos  réunions hebdomadaires... »

« Cette évolution représente quand même un bouleversement, parce que même si les deux projets (l’activité agricole et la vie dans le village) coexistent et se complètent aujourd’hui, ce qui a radicalement changé, c’est qu’il n’y a plus de groupe centralisateur. Au départ, on s’inspirait clairement de l’expérience d’une communauté où certain·es d’entre nous ont grandi, où un maximum de choses se passent à l’endroit même où les gens vivent collectivement, et où les initiatives sont impulsées par ces mêmes personnes. On était bien conscient·es qu’il y aurait du monde alentour, mais on se disait que les décisions importantes (d’achat, d’investissement par exemple) viendraient du noyau de départ (en gros, celles et ceux qui habitaient avant ensemble à Truc). Au final, même si plein de choses se font encore ensemble, les projets se mettent en place de manière plus décentralisée, par petits groupes. Chercher une maison à louer ou à acheter, s’organiser pour trouver de l’argent sur tel projet, développer tel axe dans tel atelier... Il y a plein d’initiatives qui ne se prennent pas selon un mode de décision totalement collectif. On a fait le deuil du “on décide de tout collectivement” pour se dire plutôt “ok, pour que des projets se fassent, il faut qu’ils servent à un groupe de gens suffisamment motivés pour les porter”. »

« La première fois que ce mode de décision a été rompu, c’est le jour où on a décidé d’acheter un immeuble dans le village. En fait, à notre arrivée, on avait rencontré plusieurs fois le maire, et on lui avait dit qu’on souhaitait s’installer dans le village à plusieurs : dix, quinze, trente personnes peut-être, on ne savait pas encore. Très rapidement, il nous a parlé d’un petit immeuble composé de sept ou huit appartements qui appartenaient à un bailleur social et qui dataient du temps où il fallait loger les ouvriers d’une usine, proche, qui a fermé depuis. L’immeuble en question était presque vide, les loyers étaient trop chers en rapport avec l’état des lieux. Moi je pense que le maire a voulu nous tester avec cette histoire. Vérifier si l’on était capable de mener un projet à bien. Et nous ancrer ici, selon le vieil adage : les gens qui achètent sont ceux qui restent, ceux qui louent finissent par partir. Bref, entre le moment où le maire nous a parlé de l’immeuble et le moment où l’achat s’est vraiment fait, il s’est passé pas mal de temps. On a eu des tonnes de discussions. On était plusieurs à se dire, c’est une super affaire (le prix de vente était vraiment intéressant) mais est-ce vraiment utile ? Finalement ça l’a été : l’achat du bâtiment a été concomitant avec le moment où l’on est parti·es de la grande maison, donc il y avait du monde à loger. »

Dissocier la propriété de son usage

« On a toujours eu beaucoup de questionnements sur la manière dont on habite un endroit, mais à partir du moment où l’on s’est mis en tête de vivre dans des lieux que l’on aurait achetés, on s’est tout de suite dit qu’il fallait acheter collectivement et que personne ne puisse reprendre ses parts. L’idée, c’est de former une matière collective qui ne puisse pas être défaite ou fragilisée, comme ça a pu être le cas dans plein d’autres collectifs quand une personne part et qu’elle veut récupérer son argent, ou quand le fait d’avoir investi plus d’argent que les autres donne symboliquement plus de droits et de pouvoir, par exemple. La propriété ne doit pas pouvoir être aliénée par des personnes individuelles, et c’est pourtant ce qu’il se passe la plupart du temps, quand un collectif décide d’acheter par l’intermédiaire d’une SCI* ou d’un GFA* par exemple. Ici, c’est une idée que tout le monde partage, et en fait, c’était presque une évidence implicite dès le départ. Certainement parce que le groupe était composé, au moins au début, de plusieurs personnes qui avait grandi dans une communauté où il n’y a pas de propriété individuelle. Cette communauté avait d’ailleurs accepté de chercher de l’argent auprès de ses propres mécènes pour financer le projet agricole, notre projet de départ. Donc à ce moment-là, la question de l’argent individuel ne s’était pas posée. Elle est apparue à partir du moment où on a décidé d’aller au-delà du projet de ferme et qu’on a commencé à acheter des maisons dans le village. »

« La grande maison par exemple —  devenue la maison commune — a été achetée avec les héritages de deux personnes du groupe. À l’époque, on ne savait pas vraiment comment passer l’argent dans le domaine collectif. On est d’abord allé voir un notaire qui nous a conseillé de faire une SCI avec une association loi 1901 qui posséderait la majorité des voix lors des votes, ce qui lui donnait une sorte de pouvoir décisionnel : une majorité de blocage empêcherait les deux personnes qui apportaient les fonds de les retirer. Cette option ne nous satisfaisait pas car elle ne remettait pas en question l’existence de parts individuelles. On a donc trouvé un autre notaire, quelqu’un qui est très intéressant dans le sens où il est prêt à chercher des solutions juridiques nouvelles. Il nous a appris qu’il était possible d’acheter directement avec un statut associatif, et c’est ce que l’on a fait. Ce qui était complexe, c’était de faire transiter la somme, de l’ordre de cent mille euros, par le compte de l’asso-ciation. Une petite association comme ça, tout juste créée pour l’occasion, risque d’avoir à payer des frais d’enregistrement d’environ 60 % si elle reçoit des dons trop importants. On a donc qualifié ces versement d’“apports sans droit de reprise*”, et pour limiter leur montant, on a mis en place un système de dette entre nous pour diluer entre les dix personnes la somme amenée par les deux apporteurs. On a rédigé des reconnaissances de dette* sur trente ans, de sorte qu’elles soient presque irrécupérables. »

« La question s’est reposée avec l’achat de l’immeuble de logements sociaux. On ne voulait pas repartir sur le montage associatif de la grande maison car c’était quand même très complexe de transférer l’argent. On a fini par trouver une solution juridique simple et pérenne, le fonds de dotation*, qui nous permet de désindividualiser entièrement l’argent mis en commun et de créer ainsi un système de propriété détaché des personnes. À la base, le fonds de dotation n’a pas vraiment été pensé dans cette direction, mais il nous a permis de dissocier la propriété de
son usage. Selon les statuts qu’on a rédigés, ce fonds est propriétaire en tant que personne morale, mais il ne peut rien faire de plus. C’est-à-dire qu’une fois qu’il a acheté un bien, il délègue sa gestion à une association à travers la signature d’un bail emphytéotique* qui donne un droit réel sur le bien. C’est-à-dire qu’à l’exclusion de la possibilité de revendre, l’association a presque les même droits qu’un propriétaire, elle peut par exemple louer le bien et encaisser des loyers. En gros, si la maison brûle, ce n’est pas le fonds de dotation qui en essuie les conséquences. Par contre, si l’association gestionnaire est dissoute à cause d’un problème quelconque, le fonds de dotation reste propriétaire et libre d’attribuer le lieu à quelqu’un·e d’autre —  le fonds de dotation est géré par un conseil d’administration. Dans notre cas, celui-ci fonctionne sur la confiance, ce qui peut poser d’autres questions, pas forcément simples, sur la “gouvernance” de la chose. Mais l’avantage de ce dispositif juridique, c’est qu’il permet de faire tenir des lieux dans la durée, au-delà des aléas personnels et collectifs. Depuis, les achats du collectif se font ou se feront sous cette forme juridique. »

Héritage et pratiques collectives

« Puisque les filles viennent pour parler de l’héritage, on pourrait quand même dire que ce qui nous a permis de réaliser ces achats et de mettre ces systèmes en place, c’est justement des héritages. On pourrait dire que l’argent qui nous a été donné par la communauté où certain·es ont grandi pour acheter la ferme, c’est une forme d’héritage (d’ailleurs, la plupart n’auront pas d’héritage individuel). Il est certain que cette communauté soutient également des projets portés par des gens qui lui sont “extérieurs”. Néanmoins, le fait d’avoir des gens qui en viennent dans le collectif de Muche nous a placé·es dans une situation assez privilégiée. On est lié d’une manière assez singulière, on fait partie des collectifs avec lesquels cette communauté a un lien fort, quelque chose de l’ordre de la filiation, vaguement définie. Après, à l’intérieur de notre collectif, quand les enfants de la communauté étaient majoritaires (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui), on a toujours essayé de se dire que nous étions toutes et tous à égalité : en gros, on a demandé du fric ensemble ; en quelque sorte, on s’est appuyé sur les liens que l’on avait avec eux pour obtenir des moyens pour tout le monde. »

« Concernant les héritages individuels, ou l’argent de manière plus générale, il y a évidemment des disparités dans le collectif. Certain·es en ont, d’autres pas. Quoiqu’il en soit, on ne met pas les héritages individuels sur la table ou dans un pot commun. On n’a jamais dit “tout est à tout le monde” et on décide rarement ensemble de ce qui se passe avec l’argent de quelqu’un·e. Par contre, une personne qui a de l’argent (notamment grâce à un héritage) peut choisir de participer à un achat dont le groupe a besoin (une machine agricole par exemple), ou alors s’acheter des choses qui lui plaisent dont pourront bénéficier d’autres personnes, et qui pourront éventuellement être collectivisées (un équipement musical, une voiture…). La décision lui revient à elle seule même si récemment, des “dons” importants sont allés directement dans le fonds de dotation, sans que leur usage ne soit prédéfini. »

« Il y a plein de rapports différents à l’héritage et c’est aussi une question de temporalité. Il y a des moments où tu arrives à lâcher ton héritage et des moments où c’est encore trop tôt. Moi j’ai touché un héritage à la mort de mon père, assez conséquent. J’habitais déjà ici, et au début, ce qui me bloquait dans le fait de le mettre dans le pot commun, c’était qu’on n’arrivait pas à s’organiser au niveau de l’argent et que j’avais peur que tout soit cramé en peu de temps. Finalement, j’ai mis un tiers de cet héritage dans l’achat de la grande maison à notre arrivée à Muche. Je pensais que ce serait tout. Puis une autre maison a été mise en vente dans le village, et j’ai mis un autre tiers parce que ça me permettait d’avoir un logement futur. Quelque part, c’était de manière intéressée. Un an a passé et je n’y habite toujours pas. Il y a de nombreux travaux à faire et en fait, peut-être que je n’y habiterai jamais, peut-être que d’autres y habiteront. Avec le temps, quelque chose s’est débloqué dans mon rapport à cet argent : je n’y pense plus comme si c’était “mon argent” et d’ailleurs, le propriétaire, c’est le fonds de dotation. C’est aussi que je fais confiance à ce qu’on construit collectivement. Donc je n’ai pas peur pour moi. »

Prévoir le futur, loger tout le monde

« Si je regarde ce qu’on a fait au tout début, avant même d’arriver à Muche, j’ai l’impression qu’on a été assez fort·es pour cramer l’argent que certain·es mettaient en commun, et qui venait principalement d’héritages. À un moment, on s’est dit qu’il ne fallait plus qu’on dilapide cet argent pour vivre au jour le jour, pour s’acheter à manger ou pour payer de l’essence, mais qu’il pouvait nous permettre de faire des choses plus durables, comme acquérir une maison. Quand on a décidé d’acheter l’immeuble suite à la proposition du maire, on avait cela en tête et on a expérimenté un autre canal financier que le don d’argent, qu’il soit impersonnel (mécénat) ou privé (via des gens du collectif, des héritages principalement). On a expérimenté l’emprunt privé (sans intérêts bien sûr) à des ami·es, à de la famille ou à des membres du collectif, à rembourser dans le temps. Avec le logement, ça marche plutôt bien. Les personnes qui habitent dans les logements appartenant au fonds de dotation les louent à l’association gestionnaire. On a fixé des loyers pas trop chers, payables en bonne partie avec les aides au logement de la Caf. L’association gestionnaire reverse les excédents de loyer (une fois les charges payées et les travaux effectués) au fonds de dotation, qui rembourse peu à peu les emprunts. Cela permet de récupérer la mise de départ pour la réinvestir plus tard. On peut ainsi envisager le futur d’un point de vue matériel car pour l’instant, la situation du logement n’est pas satisfaisante
pour les gens du groupe : trop de monde loue à des propriétaires privés. Avec le système d’emprunt privé et de remboursement par les loyers, on pourrait imaginer à terme faire d’autres achats immobiliers. L’idéal serait de trouver des propriétés achetées collectivement pour tout le monde, via le fonds de dotation. On n’envisage pas de supprimer les loyers, mais de reverser ce qu’on donne aujourd’hui à des propriétaires privés — de l’ordre de 60 000 euros par an — dans le fonds de dotation, pour que ça puisse servir ensuite à financer d’autres logements. »

Gros sous et petits sous sont dans un bateau

« On parle d’argent et d’héritage, mais il faut aussi prendre en compte la situation dans laquelle on est, en France. Si on n’avait pas d’aides sociales (RSA, aides au logement de la Caf...), il serait peut-être plus compliqué de mettre les héritages en commun, car ce serait les uniques ressources de certain·es pour vivre. Aussi, ça créerait certainement de grosses inégalités entre les personnes qui devraient faire des boulots alimentaires, et celles qui pourraient s’en passer. Là, les héritages et les aides sociales sont comme le premier lanceur de la fusée. Depuis, on a gagné en autonomie et si les aides sociales étaient supprimées aujourd’hui, ce serait beaucoup moins grave qu’il y a deux ou trois ans : on a acheté quelques lieux, développé des savoir-faire, mis en place des ateliers de fabrication, fait aussi pas mal de chantiers rémunérés, et puis on est en train de monter une coopérative d’artisans qui générera de l’argent pour le collectif. Après, quand on fait le point sur ce qui nous a permis de nous lancer, il est clair que c’est l’existence de patrimoine. J’ai un ami qui m’a dit récemment : “Moi j’ai déjà imaginé plein de fois monter des projets collectifs, mais j’ai arrêté de penser à ça parce que je ne vois pas comment c’est possible sans héritage ou apport un minimum conséquents.”  Un important boulot reste à faire. Au-delà de notre collectif, on réfléchit à la création d’un fonds de dotation commun à plusieurs collectifs qui donnerait notamment la possibilité à d’autres groupes d’avoir accès à la propriété (d’usage) sans partir de l’héritage. »

« Là où il reste un malaise, ce n’est pas tant au sujet de l’héritage (les gens sont plutôt jeunes, il y a donc finalement peu d’héritier·es pour l’instant), mais plutôt sur le fait qu’au quotidien, il y a des disparités économiques entre les un·es et les autres, qu’on n’a pas encore résolues. Par exemple entre les gens qui louent à des privés et qui ont de grosses factures d’électricité, et les autres qui sont logé·es dans les maisons achetées collectivement. Au début, quand on vivait toutes et tous ensemble à Truc, on mettait vraiment tout l’argent en commun. Les voitures étaient collectives, on payait tout ensemble, la bouffe par exemple, parce qu’on vivait au même endroit. Avec le mouvement de dispersion dans le village et l’agrandissement du collectif, ça s’est délié. On a mis en place des caisses pour payer les choses communes (les charges et la nourriture de la grande maison, les frais de production de la ferme, des réparations de bagnole...). Mais ça n’empêche pas que des disparités économiques, à des échelles plus individuelles, soient réapparues. Donc on y réfléchit et on essaie de voir comment on peut y remédier. Notamment en essayant d’avancer vers une situation où il y aurait des propriétés achetées collectivement pour tout le monde, car le logement est l’une des dépenses les plus importantes, et parce qu’avoir un toit assuré sur sa tête permet de créer un sentiment de confiance et de sécurité. »

La bagnole, l’avion et la suite

« Même si l’argent lié aux achats immobiliers est collectivisé, on n’a en revanche choisi de ne pas communiser l’argent de la vie quotidienne, pour plusieurs raisons. On avait peur que ça produise des jugements sur qui dépense quoi. Et puis, on se disait que ce serait toujours inégalitaire dans le sens où même si tu mets la thune en commun, il y aura toujours des gens qui auront plus de scrupules que d’autres à demander. On n’avait pas non plus envie de se trouver face à des choix compliqués si l’argent venait à manquer, en fonction des priorités des un·es ou des autres, du type payer des nouvelles fringues pour un enfant ou faire le plein pour la bagnole. On avait aussi un peu peur que ça homogénéise nos formes de vie, alors qu’on peut avoir des aspirations et des besoins différents. Moi par exemple, j’ai toujours affirmé haut et fort que je voulais une bagnole personnelle parce que j’ai un gamin, et je n’ai jamais eu de problèmes dans le collectif avec ça. Un autre gars du collectif fabrique un petit avion dans le village. Ça nous fait bien rigoler, parce que dans un sens c’est complètement absurde, ça lui coûte très cher, ça prend un temps fou. Il n’a aucune espèce de justification pour dire que c’est bien pour le collectif de faire un avion, et en même temps, on est fier·es de ce projet, qui montre que dans ce type d’endroit, il y a de la place pour ça. Toi aussi tu peux faire tes trucs, tu as le droit de rêver. C’est un geste qui pose une possibilité pour tout le monde. »

« À travers la question de l’argent, dont on parle depuis le début, c’est la question de la confiance qui est en jeu. À quel point ai-je confiance dans ce que l’on fait sur la durée pour me dire que les investissements communs vont tenir et me protéger ? Même si je n’ai pas d’héritage et que je n’ai pas mis d’argent personnel dans le collectif car en vrai, je n’en ai pas, à quel point ce qui est fabriqué ici peut être un choix de vie sur le long terme ? La propriété d’usage n’est pas quelque chose qui se transmet comme un bien classique. Mais je trouve qu’il y a une forme de contrepartie à ne pas avoir d’héritage quand ses parents vivent dans une communauté en autogestion, car les enfants n’auront a priori pas (ou moins) à se soucier des questions matérielles liées à la vieillesse. Ils peuvent supposer que le soin, l’habitation, la présence, vont être pris en charge par le groupe. Il n’y a pas d’apport financier familial, mais il y aura aussi moins de dépenses futures. Pour ma fille, par exemple, le fait de ne rien lui transmettre ne me choque pas tellement, ce qui m’importe surtout, c’est qu’elle ne doive pas assumer mes choix de vie et le fait que je n’ai rien prévu de lui laisser individuellement. »

*

GLOSSAIRE

Apports sans droit de reprise : Apports mis à disposition d'une association de manière définitive.

Bail emphytéotique : Bail de très longue durée (entre 18 et 99 ans), il confère un droit réel immobilier au locataire (appelé emphytéote), qui en devient le quasi-propriétaire, jouissant notamment du droit de louer, sous-louer ou encore hypothéquer le bien.

Commodat : Le commodat est une forme de prêt, dit prêt à usage, permettant de mettre à disposition de manière formelle un bien gratuitement, particulièrement utilisé dans le milieu agricole. 

Fonds de dotation : Personne morale à but non lucratif instituée par la loi du 4 août 2008, dite de modernisation économique. Cette structure a pour objet la capitalisation et la gestion des biens et droits de toute nature afin de réaliser directement ou indirectement des missions d’intérêt général. Le fonds de dotation peut ainsi recevoir librement des dons, des legs et des donations, apporté·es de manière gratuite et irrévocable.

Groupement Financier Agricole (GFA) : Société civile dont le fonctionnement est proche de la SCI, elle a pour objet la création, la gestion ou encore la transmission d'exploitations agricoles.

Reconnaissance de dette : La reconnaissance de dette est un écrit daté et signé par lequel une personne débitrice, reconnaît devoir une somme d'argent à une autre, créancière.

 

1 - Expression empruntée au collectif Mauvaise troupe, auteur de Constellations, trajectoires révolutionnaires du jeune 21ème siècle, L'Éclat, 2014.

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