Type : dossier
Dossier : Flagrants dénis
Thèmes : corps, féminisme, femmes, héritage, soin, travail, travail gratuit
Illustration : Archives INA
Depuis ses débuts, le Planning familial s’est fixé comme mission d’accompagner la vie sexuelle et affective des femmes. Pourtant, cette tâche centrale est longtemps restée cantonnée au bénévolat. L’histoire de la reconnaissance du métier de « conseillère conjugale et familiale » éclaire la difficulté de faire admettre le soutien et le conseil comme relevant de qualifications professionnelles, et les tensions qui peuvent surgir entre activité militante et salariat.
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En 1956, huit femmes — des intellectuelles, des médecins, des compagnes de personnalités politiques — convaincues de la nécessité d’œuvrer à la planification des naissances et la légalisation de la contraception, décident de se constituer en association. Le Planning familial nouvellement créé se donne une mission large : il s’agit de « lutter contre les avortements clandestins », mais aussi d’« assurer l’équilibre psychologique du couple et améliorer la santé des mères et des enfants ». Le soutien aux femmes est donc central dans l’action de l’association ; mais cette fonction va longtemps être exercée par des bénévoles — des femmes uniquement — dans l’ombre des prestigieuses professions médicales — principalement des hommes — qui auscultent et prescrivent. La sociologue Alice Romerio s’est intéressée, dans sa thèse, à « la professionnalisation du militantisme féministe au Planning familial » : cet article s’appuie sur son travail1.
Dans les années 1960, le Planning essaime rapidement en centres locaux, où on peut venir consulter des médecins et se faire prescrire des contraceptifs. Dans ces centres, le travail est largement genré : d’un côté les médecins, de l’autre les hôtesses, qui accueillent les femmes, les rassurent, enregistrent leur adhésion et, une fois la consultation finie, les aiguillent pour trouver les contraceptifs, encore interdits. Cette division du travail se retrouve dans l’organisation de l’association. Les médecins y sont nombreux et en position dominante : ils sont réunis en collège2 au sein du Planning, occupent les postes de pouvoir et sont rémunérés. Les hôtesses, elles, sont bénévoles : leurs activités d’information et de conseil sont considérées uniquement comme une étape d’accueil. Sur le terrain pourtant, elles font bien plus qu’assurer la préparation des consultations. Les personnes qui viennent au Planning obtenir une contraception viennent aussi souvent chercher des réponses à leurs questions (sur le plaisir, par exemple, ou l’éducation des enfants), et parfois confier les violences qu’elles subissent. Si l’association ne reconnaît pas ceci comme un travail, les hôtesses se réunissent pourtant bientôt entre elles pour échanger sur leurs pratiques, et mettent en place des stages de sensibilisation aux vécus du public, où elles analysent collectivement les situations auxquelles elles font face.
Le bureau national, présidé par Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, gynécologue à l’origine de la création de l’association, fait écho à la volonté de reconnaissance qui s’exprime. Il transforme ces stages en une série de formations encadrées et standardisées destinées aux hôtesses et dispensées par des « spécialistes » (gynécologues, psychothérapeutes, sociologues…). Par là, le Planning entend progressivement donner une légitimité scientifique à ses activités. Il fait ainsi émerger les contours d’un nouveau champ de compétences professionnelles. Les hôtesses deviennent des travailleuses qualifiées — bientôt assistantes-conseillères-animatrices — mais pas rémunérées pour autant.
La salarisation, revendication féministe ou facteur de dépolitisation ?
En 1967, la loi Neuwirth change la donne en légalisant la contraception3. Elle prévoit également l’ouverture de centres d’information sexuelle et de planification familiale, soutenus par les pouvoirs publics. Estimant que les objectifs initiaux de l’association sont atteints, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé démissionne de la présidence ; elle est remplacée par un homme, Jean Dalsace, médecin-gynécologue. L’association craint par ailleurs de voir les nouveaux centres recruter des personnes qu’elle a formées. Dans le bureau de l’association, des voix commencent à s’élever pour dénoncer les différences de traitement des militantes, comme celle du militant de l’éducation populaire Jean Gondonneau, secrétaire général et représentant d’un centre local :
« Dans un mouvement, toute tâche militante a la même valeur, et pour cela le travail des formateurs, du psychiatre, du psychologue et du médecin a la même valeur que celui des assistantes ; tant que ces dernières ne seront pas rétribuées, les formateurs ne le seront pas. Il ne peut y avoir en effet de différence pour tous ceux qui prennent en dehors de leur temps pour faire un effort au service du Mouvement. »4
Son opinion est minoritaire dans l’association : les médecins, toujours majoritaires, pensent plutôt qu’il faut établir une grille de salaires dépendant de l’expérience et des diplômes. Sur le terrain, les pratiques de rémunération varient énormément selon les centres : certains paient en vacation, d’autres ne proposent que du bénévolat. Mais avec Mai 68 et l’élan contestataire qui balaie la société, les conseillères s’unissent contre les inégalités qu’elles subissent. Cette année-là, Simone Iff, assistante-animatrice-conseillère, crée avec une poignée d’autres conseillères un collectif parisien, qui fait des émules dans d’autres centres locaux. Au congrès du Planning de 1969, elles obtiennent la création d’un collège national des assistantes. Cette commission permanente aura le même statut que le collège des médecins, et sera dotée d’un budget propre — vingt fois inférieur au leur. L’époque est à la féminisation du travail salarié et aux mobilisations pour l’égalité des femmes et des hommes dans l’accès à l’emploi. En lisant des bulletins de liaison, lors de rencontres interrégionales, les conseillères réalisent qu’elles subissent toutes la division sexuelle du travail. Elles font face au sexisme de certains cadres et médecins du Planning, sont écartées des instances de décision et leurs missions sont sous-payées, voire pas du tout. Peu à peu, la revendication d’être salariées émerge chez les conseillères.
Une des formulations les plus claires du lien entre salarisation et féminisme sera fournie quinze ans plus tard par le Planning familial de Grenoble. Il pointe le bénévolat comme « un piège », qui entraîne la dépendance financière des bénévoles vis-à-vis de leurs conjoints. Rappelant que « tout travail mérite salaire », il demande au Planning familial de penser le salariat comme une question féministe. Cependant, à la fin des années 1970, faire passer le Planning familial d’une association militante à une structure professionnalisée est loin d’aller de soi. Certaines conseillères voient le salariat comme une forme de reconnaissance de leur activité, mais d’autres craignent qu’il n’annonce une dépolitisation de la fonction, en attirant des personnes intéressées en priorité par la rémunération.
En 1973, petit séisme : Simone Iff prend la tête de l’association. Avec son élection, le Planning affirme une ligne politique plus radicale et plus féministe : il s’engage pleinement dans la lutte pour la légalisation de l’avortement, aux côtés du Mlac5 et de Choisir la cause des femmes6. En interne, l’association revendique une formation et des pratiques résolument politiques, où l’éducation populaire tient une place centrale. Dans ce contexte, on aurait pu croire que la professionnalisation des conseillères deviendrait un objectif. Pourtant, si la direction du Planning familial n’est pas opposée en principe au salariat au sein de l’association, elle craint qu’il n’entraîne une spécialisation qui participerait à une dépolitisation des questions de sexualité :
« Comment peut-on affirmer que la sexualité est l’affaire de tous […] et dans le même temps demander une reconnaissance “professionnelle” sur la sexualité, ce qui ne serait pas pour déplaire à tous les “nouveaux pouvoirs” qui se dessinent dans notre société : sexologues généralistes, sexologues cliniques, conseillers... »7
Cette position radicale est remise en question sur le terrain, parallèlement à une institutionnalisation du mouvement féministe.
Institutionnalisation et réalités de terrain
En 1981, l’accession de la gauche au pouvoir représente un tournant majeur pour le mouvement féministe : il est alors confronté à une forme d’institutionnalisation, avec notamment la création d’un ministère des Droits de la femme, dirigé par la militante féministe Yvette Roudy. Le Planning familial bénéficie de subventions considérablement plus importantes et expérimente une nouvelle posture : celle d’association militante partenaire d’institutions en faveur du droit des femmes.
Pour autant la direction continue d’associer rémunération et dépolitisation. Elle craint que les associations locales financées par les subventions publiques ne se muent en « bons dispensaires »8, dont les membres cesseraient d’être des militantes pour devenir des travailleuses sociales. Sur le terrain en revanche, le salariat est de plus en plus répandu. Les associations locales l’établissent pour promouvoir l’autonomie des femmes ou répondre à la précarité des conditions d’emploi. Même si les types d’activités et de contrats varient grandement selon les contextes, c’est une réalité que la direction ne peut plus endiguer.
La « parenthèse enchantée » ouverte par l’élection de 1981 se referme vite pour les associations féministes. La suppression du ministère des Droits de la femme en 1986 puis l’alternance politique entraînent une baisse drastique des subventions et fragilisent le monde associatif. Paradoxalement, cela profite au salariat des conseillères. La menace de pouvoirs publics intrusifs s’éloignant avec les subventions, le Planning familial doit diversifier ses sources de financements et cette relative autonomie retrouvée rend la direction plus favorable à la salarisation des conseillères par les associations départementales. Le salariat répond aussi au problème nouveau du renouvellement des militantes. Le Planning en attire de moins en moins : les sujets défendus sont moins audibles (Sida, réforme de l’IVG, actions à l’international), les femmes sont désormais plus engagées dans la vie active et moins disposées à s’investir bénévolement avec la même intensité que les pionnières. Dans ce contexte, le salariat n’apparaît plus comme l’instrument d’une dépolitisation, mais comme un moyen de maintenir l’attractivité du Planning. Salariat et militantisme ne sont plus inconciliables. Reste que « conseillère conjugale et familiale » n’est toujours pas reconnu comme un métier à part entière.
Aujourd’hui, les conseillères conjugales et familiales continuent de mener des actions et des interventions en éducation à la sexualité et assurent l’écoute, l’accompagnement et l’orientation de centaines de milliers de personnes chaque année, autour des questions liées à la sexualité et au genre, au sein des soixante-quinze associations départementales du Planning familial comme à l’extérieur. Pourtant, leur métier n’est toujours pas reconnu par l’État comme une profession certifiée, malgré les revendications des différentes organisations du champ de l’éducation affective et sexuelle.
L’enregistrement du conseil conjugal et familial au Répertoire des métiers acterait l’existence d’une activité professionnelle qui requiert des compétences spécifiques, donc une formation autour de l’« entretien d’aide » et d’une approche démédicalisée de la vie sexuelle. Les conseillères pourraient alors être rémunérées selon une grille propre, et les établissements tenus légalement d’en embaucher une ne pourraient plus la remplacer par un·e infirmier·e ou un·e psychologue, aux pratiques différentes. Aujourd’hui, le maintien d’une part conséquente de bénévoles aux côtés des conseillères reflète certainement la diversité des modes d’engagement. Mais, comme l’exprime Marie, conseillère salariée, la lente et difficile reconnaissance de cette profession traduit aussi la dévalorisation persistante du champ d’activité dans laquelle elle s’inscrit, celui de la prise en charge de la santé des femmes, et plus particulièrement leur santé sexuelle en dehors de la reproduction :
« Dans un centre de planification, tu es tenu d’avoir une personne qui assure la fonction de conseillère conjugale et familiale [...]. Donc c’est qu’a priori c’est important, sauf que ça figure pas comme un métier […], je pense que c’est pas anodin, c’est un métier d’écoute, c’est un métier autour de l’avortement, de la contraception, c’est un métier de bonnes femmes pour les bonnes femmes. »
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Ce texte a été écrit à partir de l'enquête d'Alice Romerio, Le travail féministe, Le militantisme au Planning familial à l'épreuve de sa professionnalisation, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2022.