Au seuil de la catastrophe

Entretien avec YUKARI, auto-évacuée de l'accident nucléaire de Fukushima

Type : dossier, entretien

Dossier : Marthe attaque !

Thèmes : antinucléaire, famille, femmes, Fukushima

Illustration : Intuitive Practice

En 2011, YUKARI habitait avec ses enfants à 50 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Suite à son explosion, elle a décidé de quitter la zone irradiée de son propre chef, entrant par là dans la catégorie des "auto-évacué·es", le nom donné aux victimes non reconnues par l'État.

***

Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9,1 sur l’échelle de Richter dévaste le nord-est du Japon, déclenchant un tsunami qui a lui-même provoqué l’une des plus graves catastrophes nucléaires de l’histoire : la destruction de la centrale de Fukushima Daiichi, dont certains bâtiments abritant les réacteurs explosent pendant les jours qui suivent. En quelques mois, environ 150 000 personnes se voient donner l’ordre d’évacuer leur lieu de vie, tandis que plusieurs dizaines de milliers d’autres décident de partir de leur propre chef (sans recensement officiel, leur nombre exact est toutefois inconnu). Alors que s’approche le neuvième anniversaire de cette catastrophe, celle-ci est loin d’être terminée. Le gouvernement japonais mène une politique d’incitation au retour pour « la reconstruction et la revitalisation de Fukushima », passant outre le fait que la région présente des taux élevés de radiation, et que le traitement des déchets liés à l’entreprise massive de décontamination du territoire n’est ni achevé ni « maîtrisé », tout comme le démantèlement de la centrale. Rina Kojima a fait la rencontre de la chanteuse YUKARI en 2013, à l’occasion d’un concert organisé à Tokyo au profit des réfugié·es de Fukushima. YUKARI, elle-même victime de la catastrophe, vivait jusqu’en 2011 à Iwaki, à 50 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Elle nous raconte son expérience en tant qu’« auto-évacuée ».

« Il n’y a pas d’effet immédiat sur la santé. »

Malgré la répétition de ce type de déclarations rassurantes par le gouvernement japonais depuis la catastrophe, les habitant·es de la région de Fukushima se sont massivement réfugié·es dans d’autres régions du pays. Un an après la catastrophe, la préfecture de Fukushima estimait que 62 831 habitant·es avaient quitté cette région. Les évacué·es forcé·es à partir par ordre du gouvernement ont pu toucher plusieurs types de compensations financières de la part de la Tokyo Electric Power Company (Tepco)1, tandis que les auto-évacué·es en ont été exclu·es. Le seul dispositif de secours qui leur a été accordé était l’accès temporaire à des logements publics en vertu d’une loi concernant des mesures générales que les pouvoirs publics doivent prendre en cas de catastrophe naturelle. Or, en mars 2017, la préfecture de Fukushima a cessé de fournir cette assistance, plaçant les réfugié·es devant l’alternative de payer le loyer ou de quitter le logement public. Cette politique a conduit certain·es d’entre eux et elles rencontrant des difficultés économiques trop importantes à retourner dans leur ville d’origine.

 

Où étiez-vous lors de la catastrophe du 11 mars 2011  ?

Vendredi 11 mars 2011, à 14 h 46, j’étais dans une salle de sport de la ville d’Iwaki en train de m’entraîner en prévision d’un concert. C’est là-bas que j’ai subi le grand tremblement de terre. Vu les dégâts matériels dans la salle, je me suis immédiatement rendu compte que ce n’était pas un séisme habituel. Je me suis donc réfugiée dans un parc à côté. Il faisait vraiment froid, il neigeait, et la terre tremblait par intermittence, toutes les trente minutes. Je pensais que j’allais mourir. Comme mes deux filles étaient à l’école, j’étais très inquiète et j’ai prié pour qu’elles soient saines et sauves. Elles avaient 7 ans et 8 ans. En rentrant chez moi, je les ai trouvées à l’étage de la maison, cachées sous la grande table dans la salle principale, tellement apeurées qu’elles ne voulaient plus en sortir.

 

Qu’avez-vous ressenti à la nouvelle de l’explosion de la centrale nucléaire ?

C’est le lendemain que j’ai pris connaissance de l’accident. Je n’aurais jamais imaginé que cela puisse se produire. Les autorités nous ont dit qu’il n’y avait pas d’effet immédiat sur la santé, et nous avons cru à cette communication gouvernementale. Les jours qui ont suivi, nous nous sommes plus préoccupés, pour notre survie, des séismes que de l’accident nucléaire, en partie parce que les informations [sur la contamination radioactive] ne nous ont pas bien été communiquées. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir tout de suite pris des mesures pour nous en protéger, notamment pour mes enfants. Je m’en veux beaucoup, car j’ai ensuite appris que l’exposition à la radioactivité aurait un impact plus grave sur leur santé. Lors de l’accident, des comprimés d’iode ont été distribués à la population des moins de 40 ans : j’en ai alors reçu pour moi-même et mes filles, mais j’avais également entendu une rumeur sur l’effet négatif de l’iode. Cette distribution laissait penser que quelque chose de vraiment anormal s’était passé, mais comme les instructions étaient insuffisantes, j’ai décidé de ne pas les faire prendre à mes filles, je le regrette énormément.

 

Comment avez-vous pris la décision de partir ?

J’ai décidé de partir le 16 mars 2011. Je suis née et j’ai grandi à Iwaki, je n’ai donc pas eu le réflexe de partir immédiatement… Mais comme des amies qui avaient déjà quitté la ville m’appelaient, en pleurant, et m’exhortaient à quitter la région pour mes enfants, mes sentiments ont commencé à changer. Mon ex-mari m’a même téléphoné pour me proposer de venir nous chercher en voiture depuis Tokyo si nous n’avions pas les moyens de nous déplacer, alors qu’auparavant il ne s’occupait pas du tout des enfants. Cela m’a donné une idée de la gravité de la situation et, le matin du 16 mars, j’ai dû appeler toutes les compagnies de taxi pour quitter la ville avec mes deux filles et mes parents. Lorsque le taxi est arrivé devant chez nous, j’ai habillé mes filles avec des sacs-poubelles pour qu’elles atteignent la voiture sans s’exposer à la radioactivité. C’est comme cela qu’on est partis.

 

Êtes-vous allé·es directement à Tokyo ?

Comme les routes de la côte Pacifique étaient complètement détruites, nous avons dû passer par l’intérieur du pays. Ça a pris beaucoup de temps, à cause des dégâts sur les routes et des embouteillages. Aujourd’hui, je réalise que nous sommes partis pile au moment de la dispersion de la radioactivité provoquée par les explosions de la centrale [les 12, 14 et 15 mars]. Je le regrette, mais je ne l’ai appris qu’un an plus tard. Nous nous sommes d’abord tournés vers mon oncle qui habitait dans la banlieue de Tokyo, mais il a refusé de nous accueillir. Je l’ai appelé, mais il a répondu : « Ah… non… ça me gêne. »

 

Qu’avez-vous fait ensuite ?

Nous avons trouvé une chambre d’hôtel où on est resté pendant une semaine, puis on a loué un appartement pendant une autre semaine. Mais ça coûtait trop cher, d’autant plus qu’il fallait tout le temps manger au restaurant à Tokyo. On a ensuite passé encore une semaine chez mon ex-mari. Mais comme c’est un studio prévu pour une seule personne, c’était vraiment trop petit pour nous six. Nous avons dépensé au moins 1 000 000 yens [8 390 euros] pendant le mois qui a suivi l’évacuation. Il était impossible de continuer à vivre à l’hôtel ou en location. Nous nous sommes finalement décidés à rejoindre un centre d’hébergement d’urgence [mis à disposition par la municipalité de Tokyo pour accueillir les réfugié·es] : on nous a attribué une chambre dans un ancien hôtel. C’était au début du mois d’avril. C’est à ce moment-là qu’une école primaire d’Iwaki m’a contactée pour faire revenir mes enfants2. « Qu’est-ce qu’ils foutent ? », me suis-je dit. Ça me semblait inacceptable, mais apparemment pas mal d’écoliers sont retournés dans les écoles de la région suite à ces appels. Moi, j’ai décidé de rester dans le centre d’hébergement. À ce stade, nous étions malgré tout optimistes et nous espérions retourner à Iwaki un jour. Nous sommes restés dans le centre entre le mois d’avril et le 30 juin.

 

« Les mères de Fukushima »

L’expression « les mères de Fukushima » renvoie à des mobilisations de mères vivant dans les territoires contaminés par la catastrophe nucléaire mais non reconnus par l’État japonais comme zones à évacuer. Ces mobilisations ont émergé de la prise de cons­cience brutale et immédiate du risque que les enfants encouraient, étant les plus vulnérables aux effets des radiations. Cette peur et cette colère, que décrivent les anthropologues David Slater, Rika Morioka et Haruka Danzuka dans une étude consacrée à ces mobilisations, ont poussé de nombreuses femmes à s’auto-évacuer pour protéger leurs enfants. Certaines d’entre elles étaient militantes, comme les activistes réunies au sein des Femmes de Fukushima contre le nucléaire, d’autres n’étaient initialement pas organisées collectivement au-delà de leur famille et de leurs proches, et ont composé des collectifs communautaires dans les lieux où elles s’évacuaient. Ces mobilisations se sont toutefois rapidement structurées à l’échelle nationale, sous la forme de rassemblements, de manifestations, mais aussi d’actions judiciaires et d’appels internationaux à la solidarité. Les femmes y prenant part ont été, parfois malgré elles, conduites à transgresser à la fois l’ordre patriarcal et les injonctions de l’État exigeant leur retour dans les territoires contaminés. Face à leur résistance, la communication gouvernementale n’hésita pas à utiliser le prisme du genre pour amoindrir la portée de ces luttes, présentant la peur des radiations comme une pathologie nerveuse.

 

Pourquoi avez-vous dû partir du centre d’hébergement d’urgence le 30 juin ? À cause de sa fermeture ?

Exactement – même si nous avions encore envie d’y rester car nous n’avions ni travail ni logement dans la capitale. Il m’était impensable de retourner à Iwaki, notamment pour mes filles. Certaines mères rencontrées dans le centre d’hébergement d’urgence partageaient également cette inquiétude. À ce moment-là, la municipalité de Tokyo était en train d’attribuer des logements publics aux évacués, et j’en ai obtenu un [voir encadré ci-dessus]. C’est ici que j’habite depuis le 20 juillet 2011. Mes parents quant à eux sont repartis à Iwaki deux semaines plus tard. À leurs âges, à savoir environ 70 ans, ils voulaient retourner chez eux. À Tokyo, ils n’avaient ni ami, ni travail, ni grande maison, c’était une source d’angoisse pour eux. L’évacuation a été un immense bouleversement dans leur vie.

 

Quand avez-vous appris que l’État et Tepco avaient décidé de ne pas vous accorder le statut d’« évacuée » ?

C’était lorsque je me suis rendue au centre d’hébergement d’urgence à Tokyo. Dans une grande salle de l’ancien hôtel, des employés de Tepco nous ont donné un questionnaire revenant sur l’évacuation et ont réalisé un entretien avec chacun d’entre nous. Il y avait quatre tables où deux employés officiaient, ils se sont excusés et ont récupéré le questionnaire. Une semaine plus tard, j’ai reçu un courrier déclarant que je n’avais pas le droit au dédommagement puisque je m’étais « auto-évacuée ». J’étais sidérée.

 

Avez-vous collectivement remis en cause cette décision ?

À cette époque, il n’y a eu aucune mobilisation des réfugiés car on considérait que cela renvoyait à la vie privée… De plus, au sein d’une même famille, en fonction de l’adresse des uns et des autres, certains allaient toucher une réparation, d’autres non. Ces divisions dont nous sommes victimes sont une conséquence très particulière de l’accident nucléaire.

 

Est-ce que le fait d’être mère vous a permis de rencontrer d’autres femmes et de vous inscrire dans des revendications et des formes de solidarité spécifiques ?

C’est parce que j’ai des enfants que j’ai décidé de partir, c’est évident. Quand je suis arrivée à Tokyo, je ne connaissais personne. Au sein du centre d’hébergement, on a créé une association de parents d’enfants évacués, pour mieux communiquer avec l’école d’accueil. Ça nous a permis de rencontrer des parents originaires de Tokyo qui s’inquiétaient comme nous des conséquences de l’accident. Il est plus facile de parler librement de tout cela à Tokyo, à commencer par le risque de contamination alimentaire. Dans ma ville natale en revanche, il est de plus en plus difficile d’évoquer ce sujet. Des mères vivant à Tokyo, qui réclament la prise en compte des risques, m’ont soutenue. J’ai demandé de l’aide à l’une d’entre elles qui avait un équipement sophistiqué pour mesurer la contamination radio-active, puis j’ai moi aussi loué un compteur Geiger. Lorsque je suis rentrée pour la première fois chez moi à Iwaki, deux ans après l’accident, j’ai ainsi pu mesurer la contamination autour de la maison. Aujourd’hui, ce sont des choses qu’on ne fait plus, mais j’essaie autant que possible de ne pas acheter des produits en provenance de Fukushima.

 

En quoi la reconnaissance du statut d’habitant·e évacué·e de force ou d’auto-évacué·e a-t-elle eu des incidences sur la vie quotidienne ?

Cela a créé beaucoup de « divisions ». Il y a d’abord la division entre ceux qui sont restés dans la préfecture de Fukushima et ceux qui l’ont quittée. Peu après l’accident, nous n’avions aucun problème sur un plan relationnel : les inquiétudes quant à l’avenir de la région et la contamination radioactive étaient partagées. Mais aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile d’évoquer le sujet : pour moi, c’est là où la pression sociale est la plus manifeste. Nous ne pouvons plus exprimer notre opinion librement. Les relations humaines ont été complètement transformées. La ville d’Iwaki n’est plus du tout la même. Iwaki est l’une des villes qui accueillent de nombreux habitants évacués de villes situées dans la zone d’exclusion, comme Okuma par exemple [où étaient implantés quatre des six réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi]. Étant donné qu’Iwaki se situe en dehors de la zone d’exclusion, il n’y a pas de compensations pour ses habitants. Par contre, des réfugiés originaires d’Okuma ont le droit de toucher le dédommagement. Des réfugiés « internes » ont donc commencé à reconstruire leurs vies à Iwaki. Localement, cela crée des frictions entre habitants et c’est clairement la conséquence de la politique gouvernementale.

Un procès pour se rendre visibles et obtenir réparations

Pour faire reconnaître leur statut de victime de l’accident nucléaire, des auto-évacué·es ont déposé une vingtaine de plaintes contre l’État et Tepco. Ils et elles revendiquent le versement de compensations, non seulement dans la zone d’exclusion, mais aussi dans les « zones grises » considérées comme vivables depuis l’« ajustement » à la hausse des normes sanitaires internationales pour le public suite à l’accident. En mars 2018, le tribunal de Tokyo a condamné le gouvernement et l’exploitant de la centrale à verser une compensation d’un montant de trois millions de yens (24 770 euros) maximum par personne à dix-sept familles auto-évacuées.

Nous avons pu échanger avec un père, partie civile au procès, qui témoigne de son importance pour la visibilité des évacué·es : « Il est inacceptable que le gouvernement et Tepco négligent les dégâts que j’ai subis. L’accident a bouleversé ma vie. Afin de ne pas agir comme si rien ne s’était passé, j’ai décidé de prendre part au procès. On a gagné en justice, et c’est normal. Mais je ne suis pas satisfait. Le montant du dédommagement n’est pas suffisant. Néanmoins, ce procès était nécessaire car si on ne parle plus de nos expériences en raison de la résignation ou de la pression sociale, les évacués seront de plus en plus invisibles dans la société. »

 

L’accident nucléaire a-t-il eu une influence sur votre activité artistique ?

Reprendre le chant m’a permis de participer, à nouveau, à la société. Ce sont mes filles qui m’y ont incitée. Pendant les deux années qui ont suivi l’accident, je restais chez moi et passais le plus clair de mon temps à protéger mes enfants. La décision de reprendre le chant m’a donné l’impression de revenir un peu à ma vie d’avant. Cela m’a permis de penser à d’autres choses car, depuis le 11 mars 2011, toutes les décisions que je prenais étaient liées à l’accident nucléaire. Je suis bien consciente d’être toujours en exil, cette situation m’étouffe toujours, mais la chanson m’a rendue nostalgique de la vie avant l’accident et j’ai progressivement pu rencontrer des gens, par exemple en me rendant en France en 2015. Je donne aussi des concerts dans des écoles, j’essaie de transmettre mon expérience, notamment aux élèves et à leurs parents, car les gens sont indifférents à la situation de Fukushima. En 2016, j’ai donné un concert dans une école primaire située dans la préfecture de Fukushima. J’ai été très heureuse de pouvoir chanter dans ma ville natale. Le concert s’est bien passé, mais à la fin, une jeune fille qui était déléguée des élèves m’a dit : « Ne nous oubliez pas. » Cette phrase restera gravée dans ma mémoire, elle me fait penser à ma vie d’évacuée et à toutes les épreuves que cette jeune fille a dû vivre pour formuler une telle phrase.

 

Comment décririez-vous la situation actuelle ?

Aujourd’hui, à l’approche des Jeux olympiques [que la ville de Tokyo doit accueillir en 2020], on a l’impression que toutes les questions liées à Fukushima sont réglées. Les médias ne parlent plus de Fukushima. Dans cette situation, continuer à être « évacuée » est très difficile car nous ne recevons aucune aide publique, alors qu’en revanche il y a beaucoup d’aides publiques pour nous encourager à revenir dans nos villes d’origine. J’ai participé aux enquêtes de la préfecture de Fukushima à plusieurs reprises3 pour exprimer mon souhait de rester « évacuée », mais la municipalité ne nous écoute jamais. À mon avis, tout le monde partage la même inquiétude, mais depuis l’accident, la position socio-économique joue un rôle important dans les craintes qu’il est possible d’exprimer. Nous avons tous des êtres chers, et nous craignons pour eux le risque qu’ils soient contaminés par la radioactivité ou qu’ils subissent la discrimination sociale. Moi, je m’inquiète pour mes filles : je me sens vraiment navrée de les avoir fait naître dans une époque comme celle-ci. À présent, tout ce que je peux faire c’est de faire durer autant que possible notre évacuation pour ne pas les exposer à la contamination radioactive, et aussi de leur faire voir leurs grands-parents de temps en temps. Les enfants encourent le plus grand danger, et je n’ai aucune idée de notre avenir d’ici cinq ou dix ans. Être évacuée fait que je n’oublie jamais l’accident, c’est vraiment dur, nous ne sommes pas libres. Depuis la catastrophe, le chant a pour moi complètement changé de signification. Je chante pour exprimer une expérience pénible, mais c’est important d’exprimer cette douleur. C’est pour ça que les chansons touchent les gens. Ce que je veux dire maintenant… c’est que je continue à chanter.

« My Life »
Par YUKARI
Traduction de Chiharu Chujo et Océane Bories

« On peut voir l’avenir dans le ciel
Cette nuit je ne vois pourtant rien
Close your eyes
J’ai toujours cherché au fond
de mon cœur celle que j’étais
Les gens ont les mêmes peines, mais
ils ne se croisent jamais
Le paysage défile depuis la fenêtre du train
Je me mets à courir à nouveau,
mes souvenirs s’entremêlant
[…]
Ainsi est ma vie
C’est ici que commence ma route ensoleillée
Alors ne lâche pas ma main
Ensemble, nous allons vivre un précieux moment
Les événements qui nous ont poussés
à quitter la ville précipitamment
Et lorsque j’ai compris qu’il n’y a
rien d’absolu et naturel dans la vie
Le ciel s’est teinté de rouge
Même si nous avons traversé
des épreuves douloureuses
Le temps passe et ce jour où nous
pourrons à nouveau sourire viendra
Je sens la douceur de la vie et
je trouve la réponse… c’est toi. »

 

 

[1] Entreprise privée depuis 1951, Tepco a été quasiment nationalisée le 28 juin 2012, après un effondrement de sa valeur boursière suite à la catastrophe de Fukushima.

[2] En avril 2011, le ministère de l’Éducation a rendu public un communiqué invitant les écoles de la préfecture de Fukushima qui se trouvaient en dehors de la zone d’exclusion à rouvrir leurs portes, bien que le niveau de contamination radioactive soit élevé. L’administration a alors réalisé un compromis avec les normes internationales de protection radiologique pour rendre cette décision politiquement acceptable.

[3] Depuis 2014, la préfecture de Fukushima réalise des enquêtes sur ses administré·es évacué·es vivant en-dehors de la préfecture pour documenter leur situation actuelle ainsi que leurs perspectives de retour.

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Ressources :

Chiharu Chujo, Formes et enjeux politiques de la musique populaire dans le Japon des années 1970 jusqu’à aujourd’hui : arrangements stratégiques des artistes femmes engagées, thèse de doctorat en études de l’Asie et ses diasporas, université Lyon 3, 2018.

Sabu Kohso, Hapax, Yoko Hayasuke, Shirô Yabu, Mari Matsumoto, Motonao Gensai Mori, Fukushima & ses invisibles. Cahiers d’enquêtes politiques, Les Éditions des Mondes à faire, 2018.

Rina Kojima, « Geo-social Movements by the Inhabitants of Fukushima : “Solidarity in Fear” Vis-a-vis the Risk after the Nuclear Accident », Sociotechnical Environments, Proceedings of the 6th STS Italia Conference, 2016, p. 19-35.

David H. Slater, Rika Morioka et Haruka Danzuka, « Micro-politics of radiation », Critical Asian Studies, vol. 46, n° 3, 2014, p. 485-508.

Merci à Intuitive Practice pour l'illustration :)

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