Le fil dentaire
C’est comme à chaque fois, je me souviens plus de tout. Il y avait une musique, une chanson à la mode triste et puissante, de celles que t’entends souvent dans les supermarchés et qui te donne l’impression que tu joues dans un film alors que tu remplis ton caddie, Summertime Sadness de Lana Del Rey, un truc du genre. Cette chanson revenait tout le temps, comme un fil rouge ou une ligne de vie, et c’était important cette continuité parce que… attends, c’est un peu embrouillé… dehors c’était compliqué, enfin c’était plus que compliqué, il y avait un truc dans l’air qu’on ne pouvait pas contrôler, c’était invisible et ça risquait de sévèrement t’empoisonner voire te tuer si tu le respirais, donc tout le monde devait porter un masque et se toucher le moins possible pour pas se le refiler. Moi, j’avais un problème, j’arrivais plus à parler parce que mon masque était vieux et abîmé, il s’effilochait à l’intérieur et des bouts de tissu se coinçaient entre mes dents comme parfois quand tu manges du poulet, et je finissais par mâcher et remâcher mon masque jusqu’à avoir une boule à la fois pâteuse et filandreuse dans la bouche, impossible à avaler. Après, tout d’un coup, je me retrouvais dans un lit. Enfin, je me réveillais dans un lit qui était mon lit, mais il y avait plein de gens dedans. Ma mère. Qui n’arrêtait pas de me demander comment j’allais sauf que je ne pouvais pas lui répondre à cause de la boule de masque. Et plein d’inconnu·es qui prenaient toute la place. Parmi elleux, il y avait un type complètement marteau qui disait que la meilleure manière de lutter contre la chose pénible, c’était de se coucher à 20 heures. Et là il se reprenait et disait 19 heures. Et là il se reprenait encore et disait 18 heures, et ainsi de suite. À la fin, si on l’avait suivi, on se levait même plus, on dormait tout le temps. Et moi j’essayais de lui chanter la chanson de Lana Del Rey comme on calme un enfant, mais il se fâchait hyper fort et finalement je me faisais embarquer au poste. Là c’était super bizarre : une lumière très crue et aveuglante nous forçait à mettre nos masques sur nos yeux. Je ne voyais rien mais j’entendais des bribes de dialogues. Je comprenais que les autres personnes emprisonnées avaient essayé de dire qu’elles n’étaient pas d’accord, qu’elles étaient sorties dans la rue, et qu’elles avaient perdu des mains et des yeux pour ça. J’ai commencé à sentir une sorte de panique monter. Une voix s’est échappée du brouhaha. Elle disait qu’il fallait faire avec le virus, que c’était mathématique : on ne peut pas opposer horizontalité et verticalité, c’est moche de percer une surface plane avec un objet contondant, ça blesse la surface. Je comprenais pas tout mais j’étais d’accord et prête à en découdre pour défendre cette idée. Soudainement, un tintement se faisait entendre, comme quand on pousse la porte de certains magasins. C’est Deliveroo, disait joyeusement ma compagne de cellule, et effectivement, un livreur entrait dans le commissariat et sortait des dizaines et des dizaines de télés de son sac à dos. Il annonçait d’un ton solennel : « Voici les télés travailleuses ! » Et poursuivait, l’air préoccupé : « Si je donne 100 euros de plus aux pauvres pendant la crise, je le fais pendant un mois, pas plus, sinon ils vont s’habituer à l’opulence. » La chanson à la mode, sirupeuse, me pétait les tympans. J’avais la nausée. Et là, « Coucou chérie ! Je t’amène du fil dentaire ! » C’est au moment où j’ai vu ma mère arriver dans la cellule via un tunnel qu’elle avait creusé à l’aide d’un grand coton-tige que je me suis réveillée.