Numéro 6, hiver 2020-2021

Mues par un impérieux besoin d'échapper à un quotidien poisseux dominé par une gestion sanitaire aussi erratique que libérale, on court-circuitera le monopole d’Enedis pour s’intéresser à l’autonomie énergétique, on s’installera dans les services des urgences pour y suivre la lutte méprisée des soignantes, on emboitera intrigues religieuses et questions de genre en compagnie d’une messie (si si) dans le Milan médiéval, on montrera par la pratique du foot que c’est pas parce qu’on le dit qu’on l’est (féministe), on se connectera sur des forums d’entraide pour atténuer l’isolement et la souffrance qui peuvent survenir suite à la naissance d’un·e enfant, on briguera la présidence des États-Unis (eh ouais) pour proposer un nouvel ordre mondial (lesbien et poétique) puis on cassera l’ambiance d’un repas familial avec Sara Ahmed, pour le plaisir, mais surtout parce que non, les choses ne sont pas « comme ça ». Killjoy ! comme cri de guerre, on plantera alors les dents de la fourchette dans un flagrant déni aussi juteux qu’arrangeant, avec un dossier sur le travail invisible et non reconnu comme tel.

Collaboratrices de ce numéro

Conception graphique de la couverture : Camille Potte

Conception graphique de la maquette : Eléonore Jasseny

Le fil dentaire

C’est comme à chaque fois, je me souviens plus de tout. Il y avait une musique, une chanson à la mode triste et puissante, de celles que t’entends souvent dans les supermarchés et qui te donne l’impression que tu joues dans un film alors que tu remplis ton caddie, Summertime Sadness de Lana Del Rey, un truc du genre. Cette chanson revenait tout le temps, comme un fil rouge ou une ligne de vie, et c’était important cette continuité parce que… attends, c’est un peu embrouillé… dehors c’était compliqué, enfin c’était plus que compliqué, il y avait un truc dans l’air qu’on ne pouvait pas contrôler, c’était invisible et ça risquait de sévèrement t’empoisonner voire te tuer si tu le respirais, donc tout le monde devait porter un masque et se toucher le moins possible pour pas se le refiler. Moi, j’avais un problème, j’arrivais plus à parler parce que mon masque était vieux et abîmé, il s’effilochait à l’intérieur et des bouts de tissu se coinçaient entre mes dents comme parfois quand tu manges du poulet, et je finissais par mâcher et remâcher mon masque jusqu’à avoir une boule à la fois pâteuse et filandreuse dans la bouche, impossible à avaler. Après, tout d’un coup, je me retrouvais dans un lit. Enfin, je me réveillais dans un lit qui était mon lit, mais il y avait plein de gens dedans. Ma mère. Qui n’arrêtait pas de me demander comment j’allais sauf que je ne pouvais pas lui répondre à cause de la boule de masque. Et plein d’inconnu·es qui prenaient toute la place. Parmi elleux, il y avait un type complètement marteau qui disait que la meilleure manière de lutter contre la chose pénible, c’était de se coucher à 20 heures. Et là il se reprenait et disait 19 heures. Et là il se reprenait encore et disait 18 heures, et ainsi de suite. À la fin, si on l’avait suivi, on se levait même plus, on dormait tout le temps. Et moi j’essayais de lui chanter la chanson de Lana Del Rey comme on calme un enfant, mais il se fâchait hyper fort et finalement je me faisais embarquer au poste. Là c’était super bizarre : une lumière très crue et aveuglante nous forçait à mettre nos masques sur nos yeux. Je ne voyais rien mais j’entendais des bribes de dialogues. Je comprenais que les autres personnes emprisonnées avaient essayé de dire qu’elles n’étaient pas d’accord, qu’elles étaient sorties dans la rue, et qu’elles avaient perdu des mains et des yeux pour ça. J’ai commencé à sentir une sorte de panique monter. Une voix s’est échappée du brouhaha. Elle disait qu’il fallait faire avec le virus, que c’était mathématique : on ne peut pas opposer horizontalité et verticalité, c’est moche de percer une surface plane avec un objet contondant, ça blesse la surface. Je comprenais pas tout mais j’étais d’accord et prête à en découdre pour défendre cette idée. Soudainement, un tintement se faisait entendre, comme quand on pousse la porte de certains magasins. C’est Deliveroo, disait joyeusement ma compagne de cellule, et effectivement, un livreur entrait dans le commissariat et sortait des dizaines et des dizaines de télés de son sac à dos. Il annonçait d’un ton solennel : « Voici les télés travailleuses ! » Et poursuivait, l’air préoccupé : « Si je donne 100 euros de plus aux pauvres pendant la crise, je le fais pendant un mois, pas plus, sinon ils vont s’habituer à l’opulence. » La chanson à la mode, sirupeuse, me pétait les tympans. J’avais la nausée. Et là, « Coucou chérie ! Je t’amène du fil dentaire ! » C’est au moment où j’ai vu ma mère arriver dans la cellule via un tunnel qu’elle avait creusé à l’aide d’un grand coton-tige que je me suis réveillée.

Autonomie électrique, le rêve d’une reconnexion

Réflexions sur l'électricité avec Fanny Lopez

Propos recueillis par Théo Mouzard, Dessins de Emma Souharce

Alors que les réseaux électriques qui structurent le monde sont largement invisibles, la chercheuse Fanny Lopez nous invite à plonger dans l’histoire de l’« ordre électrique », centralisé et uniformisé à l’extrême, pour envisager une pluralité de modèles et inverser la perspective : partir du bas, maîtriser la technique, repenser le politique via la réappropriation de la ressource énergétique.

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260

Des soignantes en grève contre la casse de l’hôpital

Par Fanny Vincent

Les chiffres, notamment à travers la statistique, saturent les médias, les analyses, la publicité. Obscurs, abstraits, réducteurs ou mensongers, ils construisent un monde en trompe-l’œil et font écran à des réalités bien concrètes. Dissection du numéro gagnant.

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Je veux une gouine pour Président

Comment candidater à la présidence des États-Unis quand on est femme, gouine, poète et pauvre ?

Par etaïnn zwer

Performance poétique autant qu’outil critique, la campagne d’Eileen Myles en 1991 à la présidence des États-Unis questionne la représentation politique depuis la marge. En participant au jeu électoral, elle vient troubler l’ordre du régime hétéropatriarcal. etaïnn zwer rassemble ici les éléments de cette irruption punk et pose les jalons d’une enquête à venir.

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Casseuses d’ambiance

Sara Ahmed, « Feminist Killjoys (and Other Willful Subjects) »

Par Claire Richard

Pour certain·es, les féministes sont chiantes. Sara Ahmed retourne le stigmate et revendique la joie de faire des vagues dans une mer de bonheur auquel on ne souscrit pas. Recension de son article coup de poing !

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dossier : Flagrants dénis

Par amitié, par amour, par obligation morale ou administrative, parce que « c’est comme ça que ça se passe dans le métier », nombreuses sont les situations dans lesquelles, volontiers ou malgré nous, on trime sans que cela ne soit vu. Elles ne sont pas toujours problématiques mais le deviennent lorsqu’un véritable déni dissimule la reproduction d’inégalités et l’exploitation d’une main-d’œuvre gratuite ou bon marché, vulnérable ou jugée indigne de s’autodéterminer. Ce dossier part à la rencontre de celles et ceux dont le quotidien est marqué par le déni de travail. Comment survient ce déni ? Comment lutter contre ? Et que risque-t-on si la lutte implique l’extension du périmètre de la catégorie « travail » ?

Retrouvez le contenu de ce dossier sur le "déni de travail" en librairie ou sur abonnement ! ❤

 

À titre gracieux

Édition et travail gratuit

Par Lise Belperron

Correcteur·ices, éditeur·ices, traducteur·ices, auteur·ices… dans le milieu de l’édition, le travail précaire, mal voire pas rémunéré, semble être aussi structurant qu’invisibilisé. Le prestige associé aux activités intellectuelles a bon dos ! Une ancienne du sérail mène l’enquête, gagnée par le doute : qu’est-ce qui définit un « vrai » travail ? Avant de déplacer la question : et si on imaginait plutôt une intermittence du livre ?

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Travailleur·ses sans emploi

Ou comment la Suisse met ses « inactif·ves » au boulot

Propos recueillis par Laurène Le Cozanet

J’ai passé le mois à bosser dans une structure d’insertion mais n’ai touché aucun salaire, ni obtenu de droit à la retraite, et je dois prouver à mon conseiller en placement que j’ai consacré mon temps libre à chercher un vrai travail. Qui suis-je ? Je suis une chômeuse suisse assignée à une « mesure active ».

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La bonne voisine

Quand Sabine se plie en quatre

Propos recueillis par Joséphine Gross

Comment demander une augmentation quand l’employeuse est une amie qu’on dépanne ? Le temps passé à attendre les touristes d’un Airbnb compte-t-il comme du travail ? À quel moment sortir les chiens des autres devient-il une corvée ?

PORTFOLIO – En cuisine comme à l’usine

Lillian Gilbreth et la rationalisation du travail domestique

Par Alice Leroy

La petite histoire de la cuisine aménagée passe par celle de la photo. Utilisée à des fins de management scientifique, la méthode Gilbreth permet d’isoler le geste, pour le plus grand bien de la productivité. À la mort de son mari, Lillian Gilbreth transpose le procédé à l’espace domestique et devient pionnière du home management. Que cache le fondu au noir derrière les ampoules fixées aux doigts des ouvrier·es ou de la ménagère ?

Cent balles et un Mars

Travail masqué – exploration dessinée

Texte de Panthère Première, Dessins de Rebecca Rosen

« Un métier de bonnes femmes pour les bonnes femmes »

Histoire de la professionnalisation du militantisme au Planning familial

Par Jeanne Bally

Depuis ses débuts, le Planning familial s’est fixé comme mission d’accompagner la vie sexuelle et affective des femmes. Pourtant, cette tâche centrale est longtemps restée cantonnée au bénévolat. L’histoire de la reconnaissance du métier de « conseillère conjugale et familiale » éclaire la difficulté de faire admettre le soutien et le conseil comme relevant de qualifications professionnelles, et les tensions qui peuvent surgir entre activité militante et salariat.

Serpica Naro

Canular et auto-organisation de précaires dans l’industrie de la mode milanaise

Propos recueillis par Émilie Rouchon, Alice Leroy

Dans notre précédent numéro, l’édito revenait sur les Precarias a la deriva, ces féministes espagnoles qui, au début des années 2000, ont repensé la pratique de la grève à l’aune des formes de travail atomisées alors en plein essor. À la même époque, les Chainworkers, collectif de précaires milanais, contribuaient aussi au renouvellement des modes d’action en recourant à la dérision et au détournement. Retour sur une lutte, un canular, et ses héritages.

Une lutte de terrain

Foot féminin partout, égalité nulle part ?

Par Lucile Dumont

S’il ne suffit pas de se déclarer féministe pour le devenir, il ne suffit pas non plus de se déclarer en faveur de la non-mixité pour en accepter les conditions et les effets réels. La preuve par le terrain, avec ce récit de l’inclusion ratée d’une équipe de foot féminine au sein d’un club militant.

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La messie de Milan

Qu’y a-t-il sous le pagne de Jésus revenu·e ?

Par Thomas Girard, Dessins de Amélie Laval

Un christ féminin et sa papesse milanaise enfièvrent l’Église au XIIIe siècle, jusqu’à finir au bûcher. Mais à qui profite le crime ? À l’opulent clergé menacé par une foi à la pureté renouvelée ? Au pape et sa tyrannie papatriarcale ? À la famille rivale des Visconti, qui règne alors sur Milan ? Une saga mêlant sexe, fric et pouvoir dans l’Italie du Moyen Âge, ou comment l’Inquisition a flirté avec des péchés capitaux somme toute très politiques…

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« Le mal de mère s’en va rarement tout seul »

Forums d’entraide pour faire face au post-partum

Par Mathilde Blézat

S’il est communément admis que donner naissance à un enfant est synonyme de bonheur, c’est sans compter les nombreuses difficultés éprouvées par les mères suite à un accouchement. Minimisées, niées, stigmatisées ou pathologisées, ces difficultés découlent le plus souvent de causes structurelles, qui transparaissent dans les messages de détresse postés sur les forums d’entraide dédiés : des lieux pionniers de la libération de la parole, et de sa politisation.

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Dans le jardin de mon père

Un poème de Jana Černá

Texte traduit par Hélène Martinelli

HOROSCOPE numérique

Texte de La Parisienne Libérée, Dessins de Lucile Gautier

Télé-travail, télé-enseignement, télé-médecine, télé-paiement… Que tu sois du premier, du deuxième ou du troisième décan, c’est le moment de te soustraire aux écrans. La configuration astrale est idéale, toutes les planètes sont alignées pour lancer la première grève de données : datastrike !