L’homme au magnétophone ou l’analyste en question

« Nous allons commencer le procès de l’analyse. » Exercice de déboulonnage de l’expertise traditionnelle par « L’homme au magnétophone ».

« Je vous ai demandé de rentrer votre enregistreur. – Mais mon enregistreur, c’est pas une queue, vous savez. C’est un auditeur qui nous écoute avec beaucoup de bienveillance. »

Bruxelles, 1967. Jean-Jacques Abrahams, un artiste de 28 ans, se rend à sa séance de psychanalyse avec le psychiatre Jean-Louis van Nypelseer, comme chaque semaine. « J'ai des comptes à vous demander. Et des comptes importants. (…) Et je ne vous les demande pas uniquement en mon nom. »

Ses parents lui ont fait démarrer une thérapie quand il avait 14 ans. « Tout à l’heure vous avez commencé en parlant de faire face à mes fantasmes. J’aurais jamais pu faire face à quoi que ce soit, vous m’aviez obligé à vous tourner le dos. C’est pas comme ça qu’on peut guérir les gens. » Ce jour-là, Abrahams vient avec un enregistreur. « Au contraire, vous m’avez désappris le goût même d’essayer de vivre avec les autres. (…) Et c’est votre problème. C’est pour ça que vous mettez les gens comme ça. Parce que vous ne pouvez pas leur faire face. Et vous ne pouvez pas les guérir. Vous ne pouvez que leur refiler vos problèmes. »

Le psychiatre refuse d’être enregistré, marmonne : « Terminons là », proteste, annonce qu’il appelle la police. « Vous n'avez pas pu expliquer pourquoi vous ne vouliez pas d'enregistrement. (…) Parce que tout d’un coup je prenais les commandes de quelque chose, hein ? » Abrahams se moque, s’insurge, insiste. « Nous ne sortirons pas de ce huis clos tant que les choses ne seront pas plus claires. » Il est en train d’inventer les radios libres et les réseaux sociaux, le surgissement de mille voix, le déboulonnage de l’expertise traditionnelle : « Est-ce que vous ne vous rendez pas compte que vous êtes ridicule, tout d’un coup ? Qu’il y a quelque chose qui dépasse le moment présent ? »

Le psychiatre veut partir, Abrahams assène : « Vous êtes un pitre sinistre. Vous esquivez. »

Bruits de pas, voix contraintes par l’effort.

« Violence physique ! » clame van Nypelseer cinq fois. « Mais non. C’est du théâtre. » Une fenêtre coulissante grince pendant de longues secondes en remontant. Abrahams rit, incrédule, et le psychiatre crie dix-sept fois d’une voix aiguë : « Au secours ! » « Quel enregistrement rigolo ! » conclut le premier.

Puis, alors que tout se calme : « Nous allons commencer le procès de l’analyse. » Le psychiatre sort dans le couloir, fait appeler la police puis revient : « Je suis prêt à m’expliquer avec vous, sans enregistreur et devant des personnes capables de vous retenir. » Il fait interner Abrahams à l’hôpital Brugmann. Celui-ci s’en évade par la fenêtre avant de fuir aux États-Unis. « Vous savez que nous écrivons un excellent chapitre de la psychanalyse en ce moment ? »

En 1969, Sartre publie une transcription dans Les Temps modernes, occasionnant le départ de deux psychanalystes de la revue. « Je suis dangereux pour le médecin, pour le médecin sadique, pas pour le petit Jean-Louis. »

Sur l’avis de décès d’Abrahams, le 15 mai 2015, à Bruxelles, sa femme et ses enfants inscriront : « Jean-Jacques Abrahams, dit l'"Homme au magnétophone", docteur en droit de l’ULB [1], écrivain. »

 

Écouter l'enregistrement : https://soundcloud.com/radiorance2/lhomme-au-magne-tophone-ou

[1] Université libre de Bruxelles.

Dans le même numéro

Sur le même thème