Type : enquête & analyse, entre les lignes de mire
Thèmes : discrimination, féminisme, inégalités, littérature
Illustration : Elsa Morante sur le plateau du film La Ricotta de Pasolini.
La romancière et poétesse italienne Elsa Morante (1912-1985) a produit une œuvre hautement originale alliant le réalisme à l’onirisme, le roman psychologique à la fable mythique, le spirituel au politique. Cette année, elle était à l’honneur dans deux publications célébrées : le roman "Elsa mon amour", de Simonetta Greggio, et la biographie "Elsa Morante, Une vie pour la littérature", de René De Ceccatty. Cette dernière décrit une personnalité hors du commun mais laisse peu de place à la carrure d’une femme pensante. Une occasion rêvée de réfléchir, plus largement, à la manière dont il est permis aux femmes d’entrer dans le « canon » littéraire.
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Il est vrai qu’être le biographe d’Elsa Morante est une tâche ingrate, quand celle-ci affirmait : « La biographie d’un écrivain n’est qu’une suite de potins. Les potins, quelle qu’en soit la cible, m’offensent. » René De Ceccatty, écrivain et traducteur réputé d’œuvres italiennes, notamment de Dante et de Pier Paolo Pasolini, a l’élégance de rappeler cette citation, avant de passer outre. Celle qui, après avoir grandi dans une famille modeste, devint une figure majeure des lettres italiennes de l’après-guerre et fréquenta l’intelligentsia artistique du pays, avait pris soin de ne pas s’étendre publiquement sur sa vie privée. Morante avait en effet pour ambition de laisser entièrement aux œuvres ce que sa personne avait de publique. On lui connaît du reste un caractère difficile, si bien que la biographie écrite par De Ceccatty semble souvent lutter contre une certaine antipathie pour son sujet. Ces réserves ainsi que les difficultés posées par la documentation de pans entiers de sa vie ont rendu le travail ardu, De Ceccatty ne s’en cache pas. Mais que dire de l’impression constante, au fil du livre, que le biographe butte sur cette pénible bonne femme et, qu’en somme, il ne la « sent pas » ? Et que dire du point de vue qu’il adopte, si externe à son sujet qu’il finit par manquer la grandeur d’une œuvre au profit du récit de la petitesse d’une vie ? Navigant entre l’affirmation d’avoir affaire à l’une des plus grandes auteures du XXe siècle et la diminution permanente de son talent, lecteurs et lectrices se retrouvent pris dans une embarrassante contradiction, celle de l’auteur de la biographie lui-même.
Cancans et po(po)tins
La première chose qu’il faut souligner à propos de cette biographie, c’est que le traditionnel point de vue surplombant du biographe est redoublé par un point de vue masculin qui ne dit pas son nom, mais semble distordre toute la perspective en sous-main. Il faut dire que René De Ceccatty fut aussi le biographe d’Alberto Moravia, mari de Morante et figure d’intellectuel-clé du XXe siècle italien, et de Pasolini, ami proche de Morante1. Si cette proximité l’a aidé dans son projet, qui contient de nombreux témoignages et documents inédits au public français, le personnage et les jugements de et sur Alberto Moravia sont si présents qu’ils finissent par informer toute la biographie. C’est sans doute la première des contradictions qu’on peut relever dans ce livre : l’indépendance de celle qui clamait ne pas être « Elsa Moravia » mais bien « Elsa Morante » y est sans cesse rappelée, dans le même temps que la figure de son mari revient subrepticement à chaque chapitre.
L’insistance sur ses amours tumultueuses avec Moravia devient surtout, au fil de la biographie, le mètre d’une comparaison permanente, sans cesse en défaveur de l’impossible Morante, « misanthrope », en proie au « bovarysme » et affligée d’une haine de la réalité (« Elsa détestait le réel », p. 16). On a avec cette expression l’une des hypothèses qui sous-tend toute la biographie, mais l’on se rend compte au détour d’un paragraphe que De Ceccatty la forge à partir d’un entretien avec Moravia. La formule semble d’ailleurs un peu courte. La notion même de « réalité » est au cœur de toute la littérature de Morante, objet d’une quête et d’un conflit permanents qui nourrissent à la fois la complexité et la radicalité de l’œuvre. De Ceccatty le sait, et souligne ailleurs la manière dont Morante fait de la fiction la thématique même de ses romans. L’auteure y expose constamment les mythes et les illusions qui démultiplient et entravent notre vision de la « réalité », à commencer par le récit familial des origines. Cette attention fera du moment de l’adolescence l’un des motifs invariables de son œuvre, de Mensonge et sortilège jusqu’à Aracoeli, en passant évidemment par L’Île d’Arturo. Morante exprime bien le rapport héroïque entre écriture et conquête de la « réalité » dans cette formule : « Comme les protagonistes des mythes, des contes et des mystères, tout poète doit traverser l’épreuve de la réalité et de l’angoisse, jusqu’à la limpidité de la parole qui le libère, et libère aussi le monde de ses monstres irréels. »2 Dans cette plongée à travers les fumées enivrantes mais délétères du mythe personnel, De Ceccatty échoue à voir autre chose qu’un goût morbide pour la chimère et l’évasion – et par ce contresens il manque de fait ce qu’est, pour elle, l’acte même d’écrire et ce qui le rend vital. L’ignorer, c’est pourtant écrire la biographie d’une écrivaine en ayant justement comme angle mort l’écriture.
Mais las, selon De Ceccatty, Moravia « se résigne à partager la vie d’une femme qui fuit la réalité quand lui la recherche et veut la sonder ». Il construit ici au passage une opposition genrée qui n’existe pas en tant que telle dans le témoignage de Moravia3. Il va aussi jusqu’à postuler une sorte de charité sexuelle de Moravia à l’égard de sa femme – « Lui-même la désirait peu, même s’il ne détestait pas faire l’amour avec elle, du moins dans les dernières années. » –, et nous informe au passage sur la sexualité présumée de notre auteure : « Certes, sans être pudibonde ni inhibée, Elsa Morante avait une sexualité probablement moins obsessionnelle, plus cérébrale, plus volontariste et insolente que sensuelle. » Autant pour les ragots ! Il rapporte également avec une complaisance coupable les mots les plus avilissants, comme lorsqu’il s’attarde à plusieurs reprises sur les lettres d’un amant machiste qui insulte Morante (« J’ai lu tes nouvelles qui sont un exemple de littérature académique et tes articles sont un moyen terme entre un essai humaniste de bas niveau et de la littérature pour demoiselles. D’ailleurs si cela t’effraie, je ne veux plus t’empêcher d’écrire si jamais on restait ensemble. »), puis la supplie et la menace avec des arguments caricaturaux (« Je veux simplement te faire connaître mon jugement, ceux qui te parlent différemment le font pour te flatter. Mais dans quelques années, tu seras vieille et moche et ils ne te flatteront plus ! »). De Ceccatty ne tique pas plus quand il cite, toujours à partir de la même correspondance : « Les Allemands ont nettoyé le monde de tant de gens, juifs et petites juives et d’autres gens de différentes races et il y eut des massacres et des ruines et je t’espérais morte dans quelque camp de concentration. » La citation est même introduite par un « il lui écrira, non sans raison », car Morante tentait d’entretenir avec cet homme une relation adultère, faite de revirements et d’indécisions.
Enfin, elle n’est pas même épargnée sur le plan physique, puisque sa beauté propre, sur laquelle De Ceccatty s’attarde alors qu’il évoque un amour déçu pour Luchino Visconti, doit elle-même donner lieu à de féroces restrictions et comparaisons :
« À vrai dire, Elsa n’était pas belle, mais la plupart des intellectuels qui l’entouraient l’estimaient plutôt charmante et très séductrice. Son visage marqué et soucieux, sa grande bouche dédaigneuse et amère, ses dents écartées et grises, sa petite stature, ses cheveux teints quand elle était très jeune ne manquaient ni de caractère ni d’intelligence. […] Elle ne frappait certes pas par sa beauté. […] Elsa ne pouvait pas plus rivaliser avec des femmes vraiment belles ou sensuelles qui entourèrent Visconti les années suivantes (Marlene Dietrich, Annie Girardot, Romy Schneider, Claudia Cardinale, Silvana Mangano) qu’avec des hommes intelligents et démoniaques (Alain Delon, Helmut Berger). L’intelligence de romancière, le tempérament ardent et poétique ne suffisaient pas. Et [Visconti] se détacha rapidement de son envahissante amoureuse. »
Au-delà de leur misogynie ordinaire, ces citations nous disent quelque chose sur les manières dont les femmes entrent dans le canon littéraire : pour Morante, c'est en restant la femme de Moravia mais aussi l’amoureuse tourmentée et insatisfaite. Soit l'avatar d’un stéréotype de femme frustrée, névrosée et finalement délaissée, incarné par exemple par Sylvia Plath, qui constitue l'autre face de l’amante ardente et tragique (représentée par Marina Tsvetaieva ou Ingeborg Bachmann). L’alternative étant la femme solitaire, virginale et ascétique telle que l'on se figure notamment Emily Dickinson.
Une femme est, avant tout, une amoureuse ou une aimée (Elsa mon amour, de Simonetta Greggio), comme le dit aussi le titre de la correspondance publiée de Morante, L’amata4, titre bien mal choisi quand s’y étale partout l’impression de Morante de n’avoir jamais été aimée5. Tout est fait pour concentrer autour de l’écrivain femme une mythologie de l’amour, même quand sa vie factuelle témoigne du contraire. Certaines sauront très bien s’en accommoder (pensons à Duras qui incarna volontairement le mythe à sa manière), d’autres moins, et les moins identifiables de ce point de vue seront toujours les plus invisibilisées.
Avec de tels biais, De Ceccatty passe beaucoup plus rapidement sur de potentiels traumas intimes et sociaux parfois typiquement féminins (par exemple, possible prostitution et avortement d’une jeune Morante sans un sou en poche, nourrissant le type d’ambition farouche que seule une galérienne peut nourrir, avant d’épouser le riche Alberto Moravia, jeune écrivain le plus célèbre de son temps – autant dire un rêve de gosse, qui promettait la liberté matérielle de devenir écrivaine, mais l’enchaînait à un homme dès le départ détaché et infidèle). Un autre thème décisif dans l’œuvre de Morante est celui de la maternité, que De Ceccatty évoque sans jamais véritablement s’y attarder. En revanche, ses analyses explorent de manière plus fouillée l’intérêt biographique et romanesque de Morante pour l’homosexualité masculine6, que De Ceccatty qualifie de véritable « fixation » et dont on sent qu’il a attisé la curiosité première du biographe.
Génie du roman et piètre narratrice ?
De Ceccatty entend aussi faire la part belle à l’analyse des œuvres. Mais ses jugements semblent constamment marqués par une réticence qui épargne uniquement L’Île d’Arturo, qualifié de « son unique véritable grand roman », expression qui fait tomber la mâchoire, tant elle est partiale. Morante aurait-elle écrit en vain ses deux « gros » livres, Mensonge et sortilège et La Storia ? Eh bien voilà, ils sont trop gros, trop lents pour notre dédaigneux biographe. Il a décidément bien du mal avec la « pesanteur » qui a toujours été la matière même de l’œuvre de Morante, et en fait aussi l’intérêt et la grandeur. À propos de toute l’œuvre sauf L’Île, De Ceccatty enchaîne les réserves : « Elsa Morante, qui n’avait pas le souci de la légèreté » est aussi une « narratrice moins limpide que son futur mari » (sic), les schémas narratifs de ses romans sont « assez grossiers et relativement répétitifs », son « lyrisme » va l’y « contraindre à créer des personnages assez convenus de folle ». Il est pour le moins étonnant de trouver au sujet d’une romancière aussi virtuose des appréciations telles qu’« Elsa Morante, étant fort peu narratrice », mais un sentiment de révolte commence à poindre quand le biographe arrive à La Storia, y relevant « une abondance d’informations politiques et historiques », mais estimant « qu’elle n’arrive pas à [les] mêler intimement à l’intrigue et à la psychologie de ses personnages », et ce peut-être car « elle n’a pas les armes réalistes, historiques » de certains de ses équivalents masculins (sont cités Giovanni Verga et Giuseppe Tomasi di Lampedusa). Notons que De Ceccatty a tout au long du livre une manie de comparaison, masculines comme féminines, où l’œuvre de Morante apparaît toujours « en négatif ». Enfin Morante ne serait donc pas une formidable narratrice, mais la poète ne trouve pas plus grâce à ses yeux : « Certes, elle se dit poète, mais son œuvre poétique est très réduite, très fragmentaire, très conjoncturelle. C’est sa personnalité, remarquable, qui va donner une colonne vertébrale à l’œuvre qui n’en a pas vraiment. » Cela se sait, les femmes n’ont pas de structure, bien qu’elles aient parfois du chien. Pourtant, sa personnalité est morte, et son œuvre est toujours debout.
« Elle n’a pas les armes réalistes, historiques »
Les citations qui précèdent ne représentent qu’un échantillon du livre (p. 58-60). Cet échantillon permet pourtant de reconstruire la pensée, certes personnelle, mais révélatrice de De Ceccatty : s’il reconnaît le talent de Morante pour faire vivre des passions et des illusions extrêmes, tout le reste en est exclu. Il dira même que « les séquences oniriques et les rêveries » sont « les seules pages admirables de La Storia » (p. 337). En somme, son œuvre excelle à reproduire les délires d’une femme tourmentée, mais toute ambition de pensée en est écartée. Or le roman était justement, selon Morante, œuvre de pensée propre, par laquelle le romancier ou la romancière proposait une vision globale des relations humaines7 et, pour parler selon ses propres termes, d’une « réalité » à la fois historique, psychique, physique, intellectuelle et spirituelle. Mais si l’on concède déjà rarement que la littérature pense, il est certainement plus difficile encore d’accorder à une femme le bénéfice d’une vision de l’Histoire.
Toute l’œuvre de Morante s’est progressivement tournée, à partir des années 1960, vers un art de « propagande »8 dont La Storia marque en 1974 l’aboutissement. Le roman raconte le destin, pendant et immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, d’Ida, institutrice romaine, demi-juive, qui tente de survivre seule avec ses deux fils dont le petit bâtard Useppe, né au début du roman du viol par un soldat allemand. Loin d’être un échec, la séparation entre psychologie des personnages et chronologie historique procède d’une intention revendiquée par Morante, celle de donner forme à l’Histoire, avec une majuscule, comme schéma d’oppression et règne d’une abstraction grandissante qu’elle nomme « irréalité ». Comme son ami Pasolini, Morante se jette à corps perdu dans une littérature qui puisse provoquer chez le maximum de lecteurs et lectrices un bouleversement et un refus. Les deux écrivain·es, chacun·e à leur façon, cherchent à cette époque le moyen de faire de leur production une action politique. Que dire de l’appréciation de notre biographe, selon laquelle La Storia apparaîtrait complètement décalée par rapport au contexte de sa sortie dans les « années de plomb » (p. 316), alors que le sujet du livre est précisément le rapport entre Histoire et violence ?
La pensée de Morante, nourrie de foisonnantes lectures, notamment politiques et religieuses, s’affirme au fil des années 1960 à travers une série d’essais et son recueil emblématique de 1968, Le Monde sauvé par les gamins, pour déboucher sur ce roman anarchiste dont le sujet était le « scandale » du massacre perpétuel de celles et ceux qui, par destin ou par refus, sont inaptes au pouvoir. Il est regrettable qu’il ne reste ici de ce parcours que quelques clichés, même justifiés, sur « la madone des beatniks ». Morante a en effet été une interlocutrice privilégiée de la jeunesse de la fin des années 1960 italiennes, tout en regrettant progressivement l’idéologisation excessive, la violence programmatique et l’obsession pour la prise de pouvoir de certains groupes, devenus selon elle « fascistes comme leurs moustaches »9. De Ceccatty s’acquitte parfaitement de sa tâche de biographe quand il s’agit de reconstituer des réseaux, de rassembler des témoignages, mais il ne parvient pas à prendre au sérieux, non pour y adhérer mais pour la restituer, ce qu’est l’épaisseur intellectuelle de Morante. Il y a là comme le symptôme d’une incapacité plus grande à saisir ce que le point de vue féminin a renouvelé, au XXe siècle, de la vision du pouvoir et de la guerre, sujets considérés masculins. Quitte à faire de Morante une écrivaine « néoclassique », perpétuellement à côté de la plaque en matière de projet littéraire.
Sous quelle forme une femme peut-elle rentrer dans le canon littéraire ? Manifestement, encore sous les traits d’un objet ou d’un sujet d’amour, l’amour étant réputé anecdotique, zone affranchie située en dehors de l’histoire publique des grands hommes et des hauts faits. Le féminisme, qui a fait entrer l’amour dans l’Histoire, nous offre aussi la possibilité d’envisager ce à quoi devrait ressembler la femme-canon : un objet historique, qui de l’Histoire a quelque chose à nous dire. C’est sans doute ainsi que devraient être abordées certaines des grandes figures féminines de la littérature du XXe siècle. Ni « ostensoir sacré »10 pour le culte de la « personnalité » de l’écrivain, ni objet d’une évaluation tatillonne, mais point de vue à part entière au cœur d’un contexte qui définit les conditions de leur parole et de leur pensée – et qui, à lire ces pages, les définit encore.