Dossier : Un dimanche en famille
Thèmes : adoption, famille, inégalités, intime
Illustration : Gravure de Diane Etienne
Après le documentaire "Ouvrir la voix", la réalisatrice Amandine Gay prépare un film sur l’adoption internationale à partir du point de vue, très rarement exposé, des personnes adoptées. À cette occasion, elle revient sur une histoire scandaleuse et méconnue, et met en avant les pistes dégagées par les adopté·es pour réformer les manières, souvent normatives, de penser la famille.
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Le public français te connaît pour ton documentaire Ouvrir la voix, sorti en 2017, où tu faisais parler vingt-quatre femmes afro-descendantes vivant en France et en Belgique. Comment as-tu décidé de faire ce film ?
Le slogan féministe « le privé est politique » a eu un impact durable sur ma vie. Il m’a permis de comprendre pourquoi il m’était toujours difficile de dissocier ce qui se passe dans la société et ce qui m’arrive à moi. En tant que femme, noire, pansexuelle, adoptée et bien d’autres choses encore, on peut dire que tout mon travail tourne autour de la question de la réappropriation de la narration par celles et ceux qui évoluent en marge de la société. Ouvrir la voix, c’est le film que j’aurais eu besoin de voir adolescente pour me sentir moins isolée, plus légitime dans mes questionnements et plus consciente du chemin tracé par mes aînées. Mon premier film permet aux femmes noires de France et de Belgique de se raconter, dans toute la complexité et la pluralité de leurs expériences, pour ne plus être parlées, analysées ou racontées par d’autres. Et je veux offrir la même opportunité aux personnes adoptées, aujourd’hui adultes. C’est une communauté dont les médias, les sociologues, les psys et tant d’autres ont beaucoup parlé, mais qu’on a peu entendue à propos d’une expérience qui la concerne en premier lieu.
Justement, comment procèdes-tu pour élaborer ce nouveau projet ?
En 2017, j’ai terminé une maîtrise en sociologie à l’université du Québec à Montréal en rédigeant un mémoire qui s’intitule : « La mobilisation politique des adoptés transnationaux ou transraciaux adultes : du groupe affinitaire au groupe de plaidoirie. » J’ai souhaité comparer les formes d’organisation et de mobilisation des associations d’adopté·es, aujourd’hui adultes, de France et du Québec. Quelles sont leurs revendications ? Leurs modes d’actions ? Quels types de sociabilités se développent dans ces groupes ? En réalisant cette recherche, j’avais déjà mon prochain film en tête, un documentaire aujourd’hui en production, qui traitera de l’adoption transnationale et transraciale du point de vue d’adopté·es adultes. Il s’agit d’un film d’archives, la forme idéale pour aborder ce sujet puisque les archives et la question des traces – présentes ou manquantes – du passé sont au centre de la vie des personnes adoptées. Le concept du film est d’interroger parallèlement les archives familiales de personnes adoptées qui ont entre 20 et 75 ans et les archives de télévisions (partout dans le monde) au sujet de l’adoption internationale. L’expérience et le vécu face à l’inconscient collectif pour le fond, et le mélange de médias (journaux télévisés, reportages, émissions en plateaux, Super 8, VHS, photos, etc.) pour la forme.
Pour entrer dans le vif du sujet, peux-tu nous raconter comment l’adoption internationale a émergé comme pratique occidentale ?
Si l’adoption internationale telle qu’on la connaît aujourd’hui a pu se développer à ce point, c’est qu’il y a eu de nombreux précédents liés à l’histoire coloniale de l’Occident : pendant longtemps, les pays de départ des enfants ont été liés à l’histoire coloniale des pays d’adoption. À la fin du XIXe siècle, s’est posée pour la France la question de la gestion des enfants métis·ses de père français au Vietnam, qu’on appelait alors Indochine1. Ces enfants ont été placé·es dans des institutions religieuses françaises, puis envoyé·es étudier en France, afin de les former à devenir une élite intermédiaire entre le gouvernement français et les indigènes. Certain·es ont même servi durant la guerre d’Indochine au début des années 1950. Cet exemple constitue une espèce de préhistoire de l’adoption internationale : le premier déplacement d’enfants dans un but précis, celui du maintien de l’ordre social dans les colonies.
Plus récemment, l’adoption internationale s’est progressivement développée au gré des guerres, des catastrophes naturelles, des épidémies. À la fin de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, il a fallu réfléchir au devenir des enfants des GI’s stationnés en Allemagne et en particulier des enfants métis·ses des soldats afro-américains. Leurs mères n’avaient pas forcément de problème avec le fait d’avoir un·e enfant métis·se, mais à l’époque, les enfants illégitimes étaient propriété de l’État allemand, et les militaires états-uniens considéraient qu’il ne valait mieux pas laisser ces enfants grandir en Allemagne. Certain·es ont été confié·es à l’adoption volontairement par leur mère, mais il y a aussi beaucoup d’histoires de femmes qui se sont rendu compte, en rentrant du travail, que leur enfant avait été placé·e par leur propre mère. Celles et ceux qu’on appelait à ce moment les « brown babies » ont été placé·es dans des familles afro-américaines militaires, aux États-Unis et au Québec, et ont constitué la première vague d’adopté·es internationaux·ales.
Puis il y a eu la guerre de Corée, entre 1950 et 1953. De nouveau, s’est posée la question des enfants métis·ses issu·es d’unions entre GI’s américains, noirs ou blancs, et femmes coréennes. Après la guerre, les États-Unis sont restés très implantés en Corée du Sud. C’est là qu’a été créée la Holt International Children Services, une œuvre d’adoption privée qui est encore l’agence principale par laquelle les enfants coréen·nes sont envoyé·es en Occident : ils et elles sont aujourd’hui environ 250 000 à travers le monde. Les règles sont restées très ouvertes en Corée du Sud pour l’adoption internationale, alors que la plupart des pays mettent un terme à l’adoption internationale de leurs ressortissant·es dès qu’ils retrouvent un peu d’autonomie ou d’organisation après un conflit.
À la fin de la guerre du Vietnam, en 1975, les États-Unis ont organisé un pont aérien avec le Vietnam pour exfiltrer, dans l’urgence et un mois durant, près de 3 000 enfants métis·ses né·es de pères GI, ainsi que d’autres enfants, Vietnamien·nes et orphelin·es de guerre en cours d’adoption par des Occidentaux et Occidentales. C’est l’opération Babylift, menée avec l’aide de nombreuses associations d’adoption implantées dans le pays, étasuniennes mais aussi françaises. Le premier avion s’est écrasé juste après son décollage, tuant la plupart des enfants à bord. Les autres enfants, parti·es juste derrière, ont été adopté·es aux États-Unis, en France et ailleurs. En retournant au Vietnam, beaucoup d’adopté·es ont réalisé qu’ils et elles n’étaient pas orphelin·es. Certains parents avaient eux-mêmes fait de fausses déclarations pour permettre à leur enfant d’être adopté·e. Mais pour beaucoup d’autres, les conditions de leur placement restent très ambiguës : la plupart des documents les concernant ont été détruits2.
Il semble pourtant que les situations de conflit ou de post-conflit n’ont pas toujours été nécessaires pour déplacer des enfants à cette période. Peux-tu revenir sur le scandale des enfants de la Creuse ?
Oui, ce scandale constitue une autre étape fondatrice de l’adoption internationale, même si les enfants étaient officiellement déjà français·es. L’opération, qui débute en 1963, est censée répondre à un double problème : la forte démographie de l’île de la Réunion et ses velléités indépendantistes d’une part, et le dépeuplement des territoires ruraux en France métropolitaine d’autre part. Michel Debré, alors député et préfet de la Réunion, organise le déplacement de plus de 1 600 enfants sur plus de quinze ans. Mais seule une minorité d’entre elles et eux étaient orphelin·es : la plupart ont été recruté·es auprès de parents illettrés, qui signaient sans les comprendre des procès-verbaux d’abandon, faisant de leurs enfants des pupilles de l’État3. On promettait aux familles que les enfants seraient scolarisé·es, auraient une belle carrière et reviendraient en visite chaque année. En réalité, les enfants étaient placé·es dans des familles paysannes de la Creuse, de Lozère, du Tarn ou du Gers, où certain·es ont constitué une main-d’œuvre bon marché. Les cas de dépression, voire de suicide chez ces enfants ont été nombreux et avérés, mais n’ont pas empêché la poursuite de l’opération jusqu’en 1982. Le déplacement forcé de celles et ceux qu’on a appelé·es les « enfants de la Creuse » relève clairement, à mon sens, de logiques coloniales.
L’adoption internationale a connu une hausse rapide dans les années 1970 en France : elle représente 8,5 % des adoptions plénières en 1970, 15 % en 19754, pour atteindre 80 % en 20105. Comment s’inscrit-elle dans l’histoire des pratiques locales de placement et d’adoption ?
Jusqu’au milieu des années 1970, les adoptions internationales telles qu’on les connaît aujourd’hui restent peu nombreuses : elles se présentent surtout sous la forme de déplacements d’enfants qui relèvent de l’aide « humanitaire » d’urgence, comme ceux mentionnés plus tôt. Il y a plusieurs facteurs pour expliquer l’augmentation des adoptions internationales à cette période, et notamment des raisons démographiques. Dans les années 1970, les femmes occidentales ont eu accès à l’IVG, à la contraception, elles ont commencé à privilégier leurs études et à entrer massivement sur le marché du travail. Elles ont progressivement retardé l’âge auquel elles voulaient faire des enfants, jusqu’à, pour certaines, ne plus en avoir la possibilité biologique. Par ailleurs, l’accès à la contraception et à l’avortement a fait chuter le nombre de femmes qui accouchaient sous le secret chaque année : on est passé de 150 000 en 1900, à environ 600 aujourd’hui. L’amélioration de la condition des femmes en Occident a donc aussi signifié que les bébés blancs disponibles à l’adoption locale se sont trouvés de moins en moins nombreux. C’est pour cette raison que la demande de bébés en bonne santé dans les pays non-occidentaux a augmenté, banalisant rapidement la pratique de l’adoption internationale. Yves Denéchère montre très bien la relation de causalité entre ces deux phénomènes dans son livre Des enfants venus de loin. Histoire de l’adoption internationale en France (Armand Colin, 2011).
De nombreux exemples, qui ont refait surface ces dernières années, laissent penser que l’adoption internationale ne s’est pas toujours faite dans des conditions respectueuses, ni mêmes légales…
Effectivement, c’est une pratique qui a d’abord profité d’un certain vide juridique, ce qui peut expliquer les nombreux manquements éthiques constatés à l’époque. Par exemple, en France, la nécessité pour les candidat·es d’obtenir un agrément pour adopter un·e enfant étranger·e ne deviendra indispensable qu’en 1985. C’est presque vingt ans après l’introduction de l’agrément pour l’adoption locale ! Parmi la génération de personnes adoptées dans les années 1980, aujourd’hui adultes, beaucoup sont issues de trafics. Au Sri Lanka, on a ainsi découvert les baby farms, de grands hangars où étaient parquées des femmes enceintes et des bébés, munis de faux documents, qui étaient destinés à l’adoption internationale. Céline Giraud, la présidente de l’association La voix des adoptés, a été victime d’un trafic similaire6. Comme 25 autres enfants péruvien·nes dans les années 1980, elle a été enlevée à sa mère par un organisme qui prétendait venir en aide aux « femmes en détresse ». Elle et ses parents ne l’ont découvert que dans les années 2000, lorsqu’elle a fait des recherches pour retrouver sa première mère. Beaucoup de familles adoptantes ont donc pris part, malgré elles, à des processus illégaux qui étaient présentés comme éthiques. Et les États ont agréé des associations qui n’étaient absolument pas transparentes, et ont tardé à réagir après les premiers signalements.
Dans les années 1990, les lois françaises concernant l’adoption internationale ont évolué vers plus d’éthique et de contrôle : création du Conseil supérieur de l’adoption en 1975, de la Mission de l’adoption internationale en 1988… En 1993, la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale vient renforcer le rôle et les devoirs des États partenaires, afin de limiter les risques de trafics. Elle impose notamment – du moins en principe – qu’un·e enfant est adoptable à l’étranger uniquement si aucune autre solution ne lui a été trouvée dans son pays d’origine. Ces changements n’empêchent pas certain·es spécialistes de parler de l’adoption internationale comme d’un marché dirigé par les logiques de l’offre et de la demande…
L’adoption internationale est une industrie en soi. Au Canada par exemple, où j’ai mené mes recherches universitaires sur le sujet, le coût d’une adoption internationale s’échelonne entre 17 000 et 57 000 dollars. La Corée du Sud est le pays de départ le plus onéreux, alors que certains pays d’Afrique le sont moins. Les enfants, les fratries et les bébés malades ou handicapés coûtent moins cher que les nourrissons ou les bébés en bonne santé. On est donc vraiment dans un marché globalisé qui joue sur les inégalités économiques entre Nord et Sud. Mais ce marché n’est pas sans paradoxes. L’anthropologue néerlandaise Fenneke Reysoo affirme par exemple que les enfants y jouent le rôle de « matière première fournie gratuitement »7, puisque malgré les sommes importantes qui circulent, et en vertu de l’interdiction du trafic d’enfants, les mères biologiques ne sont pas rémunérées pour l’acte qu’elles réalisent. Elles sont pourtant des actrices centrales de ce marché. Fenneke Reysoo a aussi montré que des agences d’adoption privées exploitent un malentendu sur ce que représente l’adoption internationale pour certaines mères dans les pays du Sud. Quand des formes de coparentalité ou de circulation d’enfants au sein d’une famille élargie existent, la présentation de l’adoption internationale que font certaines agences peut ressembler à s’y méprendre à des pratiques qui existent déjà localement : je pense par exemple au placement intrafamilial qui se pratique dans la Caraïbe, en Martinique, etc. Il peut parfois durer plusieurs années, mais ne remet jamais en question la filiation. Quand des ami·es caribéen·nes ou africain·es me disent « c’est ma sœur », je leur réponds « Même père, même mère ? » parce que je sais que souvent leur réponse sera : « Ah non, c’est ma cousine, mais elle a vécu avec nous pendant des années, donc c’est ma sœur. » Votre enfant reste le vôtre même s’il vit depuis quinze ans chez une tante, un oncle, ou une famille européenne.
Quand certaines agences d’adoption peu scrupuleuses se rendent compte que les familles ne sont pas en mesure de comprendre que le départ de leur enfant dans un autre pays entraînera la rupture totale des liens de filiation antérieure, elles exploitent évidemment ce quiproquo. Les gens signent un papier dont ils ne comprennent pas toujours les implications et ils ne revoient jamais ces enfants. De leur côté, celles et ceux-ci considèrent avoir été abandonné·es, puisque c’est ce qu’on leur dit. Et plus tard, découvrent que ce n’est pas le cas, que leur première mère n’a jamais pensé qu’elle renonçait à ses droits.
En France, l’adoption plénière repose sur l’existence d’une « fiction juridique ». En quoi consiste cette fiction et qu’implique-t-elle pour les différentes personnes qui prennent part à ce processus ?
Aujourd’hui, l’adoption, dans sa version occidentale, est considérée comme un palliatif au biologique : tout est fait au niveau légal pour mimer la filiation biologique. Cette « fiction juridique » permet d’inscrire dans l’acte de naissance de l’enfant qu’il ou elle est « né·e de ses parents adoptifs ». La France est d’ailleurs l’un des seuls pays européens, avec le Luxembourg, à pratiquer cette fiction juridique, de même que l’accouchement sous X. Il me semble que cette disposition existe parce que l’inconscient collectif considère que la parentalité doit nécessairement être biologique. Or nous, personnes adoptées, n’avons pas besoin de la tabula rasa : des gens ont existé avant notre famille actuelle, que l’on ait été adopté·es à l’étranger ou en France. Dans le cas des naissances sous X en France, une femme a fait une démarche spécifique, a rencontré des assistantes sociales, s’est assurée que son bébé serait adopté. Moi par exemple, je n’ai pas besoin que cette période de ma vie, aussi courte qu’elle ait été, soit effacée pour que ma relation avec mes parents existe. Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer que notre acte de naissance mentionne que je suis née sous X ? C’est la société qui a besoin de cet effacement. Certes, la naissance sous X est parfois liée à une histoire de contrainte ou de violence. Mais qui s’octroie le droit de juger que cette histoire n’a pas de valeur ? Ou que le pays de départ d’une personne n’a pas de valeur ?
Certains aspects du système français de l’accouchement sous le secret sont en effet critiqués par les adopté·es aujourd’hui adultes…
D’un point de vue féministe, l’accouchement sous le secret est très précieux, parce que ça permet à des femmes vulnérables à un moment précis de continuer leur vie, de ne pas être stigmatisées. Mais c’est en même temps une procédure qui est contradictoire avec les intérêts de la personne à naître, qui, elle, a plutôt envie de connaître son histoire. Pour moi qui suis née sous X, cette loi est incomplète. Elle doit être modifiée, et certains de ses aspects renforcés. Dans les années 1980, par exemple, on ne demandait pas aux mères biologiques, et encore moins aux pères, de donner leurs antécédents médicaux. Donc il y a plein de questions auxquelles une personne adoptée à cette période ne peut pas répondre chez le médecin. La loi a été modifiée au milieu des années 1990. On a d’abord systématisé l’accompagnement psychosocial des femmes qui accouchent sous le secret. On a introduit la possibilité pour elles de lever ultérieurement le secret sur leur identité : celle-ci est alors inscrite dans un dossier que l’adopté·e peut consulter à sa majorité. Depuis, les mères biologiques sont aussi « invitées » à livrer des éléments de leur histoire et de celle de l’enfant (tout en conservant leur anonymat), ainsi que leurs informations médicales et celles du père. Mais ce recueil n’est toujours pas obligatoire. Et il pose aussi la question de la formation des assistantes sociales qui font ce travail. Par exemple, dans les années 1980, période où les adoptions ont été les plus nombreuses, il n’y avait pas un très grand éveil sur les questions raciales, et je ne suis pas certaine que ça se soit beaucoup amélioré depuis. C’est comme ça que mon dossier mentionne que « les deux parents sont noirs, la mère est marocaine et le père est français ». Mais un père français noir, sans précision, ça ne veut rien dire. Tout le monde n’investit pas la recherche de ses origines du même sens. Et pour moi qui ai plus d’intérêt pour la négritude en général que pour le fait de retrouver ma famille biologique, ce genre d’informations floues ne m’aide pas du tout.
Dans plusieurs de tes interventions, tu revendiques un « changement de paradigme » pour aborder l’adoption, qu’elle soit locale ou internationale. Qu’est-ce que cela impliquerait pour toi ?
Pour moi, changer de paradigme signifie déplacer l’attention des candidat·es à l’adoption (les nouveaux parents) aux besoins des enfants et des premières mères. Comme je l’ai dit, je milite avec d’autres adopté·es pour que la fiction juridique en adoption disparaisse.
Un autre souci du paradigme actuel, c’est qu’on continue à s’accrocher à l’adoption plénière, et ça crée ce discours du « parcours du combattant » des gens qui veulent adopter. Oui, c’est long et la procédure est lourde, mais on ne veut plus que la seule voix audible sur le sujet soit celle des candidat·es qui se plaignent. Les gens adoptent parce qu’ils n’ont pas d’enfant et qu’ils ont besoin de fonder une famille ; ils ont un intérêt personnel à avoir accès aux enfants de quelqu’un·e d’autre. Qu’ils ne se plaignent pas, en plus, que ça prend du temps !
Par ailleurs, les gens veulent le plus souvent un bébé pour avoir ce que j’appelle « un·e enfant à soi », qu’ils pourront modeler à leur image. On retrouve le fantasme du mimétisme biologique. Ce qui n’est pas possible quand on adopte un·e enfant plus grand·e, qui a déjà une personnalité, un avis. Un enfant de trois ans, il peut arriver chez vous et vous pouvez ne pas lui plaire. Il faut donc se demander si on voit la parentalité comme la rencontre avec une personne qui a moins d’expérience, qu’on va devoir apprivoiser et aider à grandir, ou si on voit surtout l’enfant comme une espèce d’excroissance de soi-même.
Si on réfléchissait à réformer la conception occidentale de la parentalité nucléaire où l’enfant est pour ainsi dire conçu comme la propriété exclusive du couple, la pratique de l’adoption simple pourrait alors se développer et les personnes qui attendent indéfiniment pourraient élever des enfants. L’adoption simple n’est pas une procédure plus rapide que l’adoption plénière, mais de nombreux et nombreuses enfants restent en foyer ou en famille d’accueil car les candidat·es à l’adoption craignent la non-rupture totale des liens de filiation antérieure. Ces enfants dits « inadoptables » à cause de leur âge ou de leur statut sont nombreux et nombreuses en France. De fait, il n’y a donc pas une « pénurie » d’enfants adoptables, mais bien une nécessité de repenser la parentalité afin de donner à tou·tes les enfants et adolescent·es en quête de famille, des parents – à condition d’accepter une adoption qui ne soit pas plénière. Si au contraire, on n’est pas capable de penser la parentalité en dehors du prisme biologique et de la propriété, il est certain que les relations entre adoptant·es et adopté·es continueront d’être compliquées. Parce qu’une personne adoptée a un rapport multiple au monde et à la filiation : c’est une personne qui a quatre parents dans sa structure mentale, qu’elle les ait rencontrés ou pas.
Personne ne s’est non plus demandé ce qu’allaient être les besoins des personnes adoptées une fois adultes. Un autre impensé de l’adoption, très problématique à mon sens. On s’est imaginé que les enfants adopté·es à l’étranger deviendraient simplement des Français·es comme les autres. Quel pourrait être leur intérêt pour leur pays de départ puisque le « trauma de l’abandon » était censé être résolu par une famille aimante ? Seules des personnes non adoptées pouvaient voir les choses en ces termes. En réalité, l’expérience d’un·e enfant non-blanc·he que l’on a fait venir dans un pays occidental n’est jamais la même que celle d’un·e enfant blanc·he, mais une expérience proche de celle des mineur·es isolé·es. De nombreuses recherches parlent aujourd’hui de l’adoption internationale en termes de « migration forcée ». Si l’on s’en tient à la définition de la migration contrainte de Petersen8, les mineur·es non accompagné·es et les personnes adoptées sont effectivement des migrant·es dont le départ du pays d’origine est la conséquence de choix politiques qui leur échappent. C’est aussi pour cette raison qu’on développe un intérêt pour nos pays de départ. Les sociétés dans lesquelles on a grandi sont marquées par des histoires coloniales, esclavagistes, des histoires qui se sont souvent exercées au détriment des pays où nous sommes né·es. Forcément, ça a un impact sur la construction en tant que personne. Or ces enjeux-là n’ont pas été pensés en amont : ils ont émergé grâce aux personnes adoptées adultes, qui ont commencé à s’organiser, à militer.
Dans ton travail, tu t’intéresses justement aux mobilisations militantes des adopté·es aujourd’hui adultes. Comment cette parole a-t-elle émergé en Occident ?
En 1976 a été créé le National Adoption Awareness Month aux États-Unis. Ça a d’abord été une opération de légitimation des familles adoptantes, de banalisation de l’adoption. Puis dans les années 1990-2000, cette mobilisation a été réappropriée par les personnes adoptées qui ont créé des événements centrés sur leur expérience propre. En France, il existe plusieurs associations d’adopté·es : Racines coréennes, la première à émerger en 1995, La Voix des adoptés, créée par deux adoptées péruviennes en 2005 ou encore Les X en colère, créée en 2000, qui milite pour la fin de l’accouchement sous le secret et pour une réforme du recueil des antécédents médicaux des parents biologiques.
Ces associations ont d’abord été des lieux de regroupement et d’échanges autour d’une expérience commune, puis des lieux de plaidoirie auprès des institutions de l’adoption, mais leur visibilité restait limitée. On est maintenant dans un troisième temps, qui est celui de l’ouverture au grand public. Il s’agit de sensibiliser l’opinion à toutes les questions éthiques que j’ai déjà mentionnées, par exemple : qu’est-ce qui se passe pour la génération aujourd’hui adulte qui est issue de grandes périodes de trafic ? Vers qui se tourner, et contre qui se retourner ? Puisque c’est l’État français qui a délivré les agréments à certaines agences impliquées dans des trafics, qui a encouragé les gens à adopter, est-ce que ce n’est pas à l’État qu’on devrait demander des comptes et des réparations ? On peut se demander ce qu’il se passerait si 200 adopté·es du Sri Lanka, de Colombie etc., se mettaient à attaquer l’État français… Les personnes adoptées ne sont pas simplement ingrates ou aigries. Qu’elles soient nées sous X ou qu’elles aient été soustraites de façon illégale à leurs parents, elles ont subi un déni de droit qu’elles aimeraient voir réparer.
L’année dernière, on a par ailleurs créé le Mois des adopté·es, dont l’objectif est de fédérer les associations d’adopté·es du monde francophone. En France, on a donc organisé une série d’événements publics : projections de films, ateliers, tables rondes, etc. Il y a aussi eu des événements parallèles en Suisse et au Québec. Notre idée était d’arriver à montrer que pour beaucoup de personnes adoptées adultes, être adopté·e est une identité à part entière, ce que le grand public et même certain·es professionnel·les du secteur n’arrivent pas à concevoir. On voulait aussi montrer que notre expérience spécifique nous a donné une expertise, un savoir, qu’on investit les champs universitaires et artistiques, qu’on produit des connaissances sur ce qu’est la famille, la filiation. En ce sens, c’est une réussite, parce que ces événements ont attiré beaucoup de monde et que la couverture médiatique a permis de faire entrer ce sujet dans l’espace public. Plus on se rend visibles, plus les gens vont réaliser qu’il s’agit d’un sujet politique, extrêmement complexe, qui va au-delà des questions morale ou humanitaire, et qui touche à des enjeux
géopolitiques, économiques et historiques.
Tu parles de l’expertise des personnes adoptées. En quoi peut-elle être utile, non seulement aux autres adopté·es, mais aussi à d’autres franges de la société ?
En créant le Mois des adopté·es, notre objectif était d’améliorer la pratique de l’adoption mais aussi, par contamination, de faire réfléchir à d’autres formes de parentalité. Je pense notamment aux familles recomposées. Parce que la parentalité n’est pas un jeu de chaises musicales où il y aurait seulement deux chaises et où toute autre personne qui arriverait ensuite ne pourrait pas s’asseoir. En réalité il n’y a pas de place assignée : on grandit en se créant perpétuellement des figures parentales qui ne sont pas nos parents, quel que soit le nom qu’on leur donne. Les réflexions portées par les adopté·es peuvent bénéficier à toutes les personnes, beaux-pères, belles-mères, qui se demandent comment se positionner.
Mais je pense aussi aux familles lgbtqi, ou queer. On retrouve plusieurs problématiques liées à l’adoption dans la pratique de la PMA (procréation médicalement assistée). Il faudrait, par exemple, s’intéresser davantage à la place du donneur de sperme. Connaître son nom, pour les couples lesbiens notamment, ça veut dire faire entrer un homme dans sa filiation. Il y a des questions qui méritent vraiment réflexion quand des personnes queer choisissent de recourir à un donneur totalement anonyme plutôt que semi-anonyme9 : qu’est-ce qu’il se passera le jour où, à 18 ans, leur enfant leur dira que ce n’était pas à elles de décider s’il avait un intérêt à savoir qui était son géniteur ? C’est sûr qu’avoir ces débats au sein des communautés queer en France, dans un contexte homophobe où la PMA n’est même pas légale pour les lesbiennes, c’est compliqué : dès qu’on critique publiquement les discours sur le droit à avoir un enfant, la Manif pour Tous se ramène en disant « C’est bien ce qu’on défend nous aussi ! »
Donc il faut arriver à développer des discours plus subtils, et se dire que même si ces débats sont pénibles, ils sont aussi nécessaires pour faire émerger les privilèges de chacun et chacune dans la parentalité queer. Car si les luttes pour l’égalité des droits ont pour objectif de développer un système aussi normatif que celui de la famille hétérosexuelle bourgeoise, je n’en vois pas l’intérêt. C’est dans cette perspective que les personnes adoptées aujourd’hui adultes ont beaucoup de ressources à apporter à toutes les personnes qui réfléchissent aux différentes manières possibles de faire famille.