« Comme une dépeceuse de viande »

Paule Thévenin et les archives d'Antonin Artaud

Type : dossier, enquête & analyse

Dossier : Nos meilleurs souvenirs

Thèmes : archives, conflit, famille, héritage, littérature, poésie

Illustration : Georges Pastier

À qui appartiennent les archives d'un·e écrivain·e ? À ses ayants droit, à celles et ceux qui l'ont entouré·e et aimé·e, au domaine public ? Pendant quarante ans après la mort d'Antonin Artaud, Paule Thévenin, une proche du poète, s'est attelée à la transcription solitaire de son œuvre titanesque. Elle fut une « prêtresse » et une gardienne pour certain·es, et une usurpatrice pour d’autres.

*

 

- Venez-vous d’Afghanistan ?

- Non.

- Je l’aurais cru car j’attends une parente, du nom de Neneka, qui doit m’apporter de Kaboul une tonne de poudre pure et je pensais que c’était vous. Vous lui ressemblez.

Antonin Artaud à Paule Thévenin1

 

Dans la série d’entretiens réalisés par Gérard Mordillat en 1992 en préparation de son film consacré à la fin de vie d’Antonin Artaud2, Paule Thévenin accepte pour la première fois d’être filmée, huit mois avant sa propre mort. Cela fait alors plus de quarante ans qu’elle s’attelle à la transcription et à l’édition des trente tomes des Œuvres complètes du poète Antonin Artaud ; à cette date, cinq tomes sont encore en chantier. La femme vêtue de noir, qui regarde la caméra de ses yeux sombres et pochés, a le visage chiffonné ; sa bouche est basse, ses pommettes se perdent dans la peau de son âge qui fait le tour du nez d’oiseau qu’elle porte en signature. Elle sourit, parfois, quand sa pensée glisse sur un souvenir, mais l’« éditrice anonyme » de Gallimard s’exprime, sur ces archives, avec la voix qui grince. « Tous les témoins sont de faux témoins. C’est pour ça que vous me voyez si mal à l’aise, parce que je peux être aussi un faux témoin. Ça me déplairait beaucoup. » La vidéo nous fait découvrir l’intransigeante « prêtresse », « Médée rieuse », par-dessus tout « emmerdeuse », « ardemment fidèle à ses amis et implacable envers ses ennemis », « complaisante avec les êtres d’exception et méprisant tous les autres », « une grande sœur attentive et dévouée » doublée d’une « maman parfois sévère » au « ricanement de dépeceuse de viande » que décrivent celleux qui l’ont connue. Mordillat nous parlera de « sa prodigieuse intelligence et de son humour ». Quant à Antonin Artaud : « Madame Thévenin est un détritus fait par tous les vents de la conscience », glissera-t-il à un ami. « Les premiers temps, elle m’exaspérait, mais vous ne pouvez pas savoir tout ce qu’elle a fait pour moi. »

 

Debout, après la guerre

C’est une affaire de volcan, de lave et d’envoûtement. Dans une chambre de la maison de santé d’Ivry-sur-Seine, peu après la guerre aux soixante millions de mort·es, s’éparpillent des souches de bois, quelques centaines de carnets d’écoliers remplis de notes, des manuscrits, correspondances et dessins encadrés. La pièce, au rez-de-chaussée, est dense des obsessions d’un accro à l’opium, mettant hors de lui sa pensée par une écriture marchant sur les braises d’un continent qui a brûlé ses os. Les aliéné·es ayant survécu à la guerre réapparaissent comme des corps rejetés par un cyclone – affamé·es3. Il en est ainsi d’Antonin Artaud qui sort de près d’une décennie d’internement et de solitude à Sainte-Anne, Ville-Évrard puis Rodez ; en 1946, il a un visage de fruit mort  – une figue sèche ; le crâne est apparent, les cheveux glissent vers l’arrière et la bouche ne s’accroche plus qu’à huit dents : il a 50 ans. Ce drogué paranoïaque abrite pourtant dans les sédiments de son esprit une lucidité particulière, une précision à façonner les mots de la réalité qui marque depuis toujours tous ceux et toutes celles qui croisent son chemin. Connu dans les années 1920 comme acteur, puis comme écrivain proche du mouvement surréaliste (qu’il quittera à grand fracas4) et penseur radical du théâtre de la cruauté5, le protégé de Gallimard a l’aura subversive du poète maudit dans le Paris libéré de Montparnasse. Ses ami·es ont pu le faire sortir de l’asile de Rodez (où il fut interné d’office pour « psychose hallucinatoire chronique ») grâce au concours des peintres et des écrivain·es de l’époque. Il est encore sous tutelle mais devient un symbole. On ne saurait « soumettre les volcans à l’état civil »6 : Paulhan7, Adamov8 et Marthe Robert9 gèrent en partie son budget et ses besoins en créant un « Comité des amis d’Antonin Artaud » ; celui-là entend se substituer à la famille qui l’a abandonné aux électrochocs de Rodez. L’écrivain a continuellement besoin de drogues pour apaiser ses douleurs10. Le poète Jacques Prevel lui vend ainsi de grandes quantités d’héroïne. Et il est aidé par plusieurs femmes qui l’entourent. Plus jeunes que lui, elles développent une relation intellectuelle, logistique et sacrificielle avec lui : « souffrir avec moi obstinément dans mon écorchement et sacrifier un morceau de leur chair pour moi en le sachant ». En ces années d’après-guerre où les Françaises vont aux urnes pour la première fois, peu d’espace est laissé aux femmes pour déployer leurs personnalités hors de l’ombre portée des hommes.

Avec Artaud, il s’agit de liens chastes, exigeant tout de même une dévotion entière et souvent asymétrique. L’écrivain envisageait la sexualité comme corrompue, tout en générant dans ses relations des dépendances affectives fortes. « On pouvait le côtoyer, faire quelques pas avec lui, le regarder vivre. C’était son destin », rappelle l’une de ses plus anciennes amies, Marthe Robert. Celle qui deviendra une importante spécialiste de Kafka appartient au cercle proche du poète. Tout comme Colette Thomas, jeune comédienne, et Paule Thévenin, interne en psychiatrie, 27 ans.

 

Amitié de la dernière heure

Peu de traces de sa vie avant qu’elle ne devienne amie avec Artaud. Un cliché de son frère, non daté, nous fait voir une Paule Thévenin jeune, le cheveu brun sombre et bouclé, en pagaille au-dessus de sa tête, tenant une cigarette entre deux doigts. Une certaine assurance se dégage d’elle. Des lettres sèment quelques indices, des entretiens accordés ici ou là, peu d’éléments pour comprendre les choix d’une jeune femme née d’une mère algérienne et d’un père français. Reprenons, alors, le fil de cette décennie traumatique de l’après-guerre. C’est cachée que Thévenin a passé une partie de l’Occupation avec sa famille, faussement hospitalisée par Yves Thévenin, son mari, médecin. Reprenant par la suite des études, elle sera interne en psychiatrie, mais n’ira pas au bout de sa formation. La sachant connectée au monde psychiatrique, l’écrivain Adamov, qu’elle a rencontré une année plus tôt, lui demande de trouver un lieu adapté au poète pour le tirer de Rodez ; un lieu où « l’aliéné » pourrait entrer et sortir à sa guise : elle optera pour la maison de santé d’Ivry. D’une nature passionnée et ombrageuse, celle qui est aussi mère d’une petite fille imagine un temps s’orienter vers le théâtre ; « trop timide ou trop orgueilleuse », elle abandonne. Dans cette année de flottement, sa rencontre avec Artaud est déterminante : « J’étais marquée par sa parole qui avait le pouvoir de faire partager des secrets que seul, il avait su percer et de les faire toucher comme des évidences. »

Paule Thévenin habite Charenton, non loin d’Ivry ; elle reçoit Artaud à son domicile autant qu’elle lui rend visite, et lui présente sa famille proche, notamment son frère, Georges Pastier, qui prendra plus de trois cents clichés du poète. « Je me trouvais en présence d’un homme qui me révélait un monde grouillant de réalités inexplorées, à mille lieues du monde banal où nous végétions. » Elle entre dans le cercle proche de l’auteur, et, sans réelle formation littéraire, se retrouve en première ligne de ses écrits : Artaud lui offre des fleurs et lui fait la dictée. « Je n’avais jamais utilisé la machine à écrire, j’en empruntais une à un ami. Tous ces poèmes ont été tapés avec deux doigts […]. Dicter lui permettait de contrôler l’effet sonore produit. » Pour son ami, elle reporte l’intégralité de Van Gogh, le suicidé de la société et Ci-gît, tous deux publiés en 1947, et assistera à la préparation de la conférence au théâtre du Vieux-Colombier de la même année, la dernière apparition publique du poète : « Dans mon corps ne circule rien que moi. C’est tout ce qui me reste de tout ce que j’avais. Je ne veux pas qu’on le prenne pour le mettre en cellule, l’encamisoler, lui attacher au lit les pieds, l’enfermer dans un quartier d’asile, lui interdire de sortir jamais, l’empoisonner, le rouer de coups, le faire jeûner, le priver de manger, l’endormir à l’électricité. »11 Thévenin s’initie à la scansion interne d’Artaud, muscle sa connaissance de la langue de l’écrivain, apporte les épreuves corrigées à ses éditeurs, récolte sa paie et gère en parallèle ses problèmes de santé et d’addiction. « Bien sûr, il exigeait beaucoup de ceux qui l’aimaient, mais il était si attentif, quoi qu’il en parût. »

Artaud a signé le contrat d’édition de ses futures œuvres complètes chez Gallimard – ses parutions d’avant-guerre étoffées de textes nouveaux – en quatre tomes. Il y travaille. Colette Thomas et Marthe Robert sont des amitiés fidèles, mais absorbées par leurs propres travaux. L’écrivain Bernard Noël souligne la disponibilité de Paule Thévenin, « choisie » par Artaud. De fait, l’auteur fait face à une personnalité forte qui restait en retrait de l’état de tempête et d’ego tourmenté qu’induit la création. Celle-ci était davantage rompue à l’organisation millimétrée d’un hôpital, aux exigences des corps souffrants. « Il a choisi Paule parce qu’il la savait […] toute disposée à n’avoir pour œuvre que le service de la sienne », écrira Noël. Autrement dit, leur amitié est un socle sur lequel il peut aisément se reposer en même temps qu’elle initie et forme Thévenin à une dimension de la littérature qui lui est nouvelle. Peu à peu liée par des sentiments d’admiration, d’amour, mais aussi de jalousie et d’emprise, elle évoque dans une lettre à Bernard Noël la nécessité qui fut la sienne de s’éloigner, un moment. « J’ai trouvé un semblant de solution dans la fuite… », écrira-t-elle des années plus tard. « Vous dire que je ne me suis pas parfois insurgée contre cette emprise somme toute assez violente pour un être jeune serait mentir. Plus d’une fois, il a fait allusion à cette petite armée de fidèles prêts à le suivre où il irait. »

Paule Thévenin semble opposer, pour un temps, une résistance à l’ordre de cette relation. Elle part pour le Maroc quelques mois. Secrétaire n’est pas sa formation. Elle n’est ni comédienne, ni peintre, ni auteure et se trouve perdue dans ses choix de carrière. On peut imaginer l’ancienne interne en médecine déroutée dans cette amitié avec un pygmalion hors des clous. Quelque temps plus tard, Antonin Artaud lui intime de revenir voir un dessin qu’il aurait fait d’elle – un portrait. « Je suis revenue. J’ai lu les mots dont il avait cerné mon visage. Il avait inscrit que j’étais sa fille, qu’il mettait cette fille en sentinelle […]. C’était dit, c’était écrit, c’était quelque chose de définitif. Me donnant à lire que j’étais fidèle, il annulait ma faute le bref instant où je lui avais été infidèle. » Artaud est une lave qui recouvre les âmes grises. Des personnalités plus fragiles se sont perdues à vouloir, avec lui, dompter le vide en affrontant le versant manipulateur et bipolaire du personnage, pour qui tout était question de vie ou de gouffre. Cécile Shramme, qu’il voulut prendre pour épouse en 1935, mourut à l’asile dans les années 1950. Puis la comédienne Colette Thomas, future auteure du Testament de la fille morte, se perdit longtemps dans les paysages mentaux du poète. Pour des ami·es de cette période, Colette Thomas fut clairement « victime » d’Antonin Artaud. Elle aurait d’ailleurs fait une tentative de suicide avant que son esprit ne s’éteigne pour toujours à la mort de celui-ci.

Lorsque Thévenin rentre à Charenton, elle se sent les épaules pour prendre à bras-le-corps la santé d’Artaud, qui s’est détériorée, en même temps que certaines de ses relations. « Cette inscription [les mots écrits sur son portrait] était un sortilège, elle liait mon sort, elle allait, d’une certaine façon, me déterminer, infléchir le sens de ma vie. Antonin Artaud ne m’avait pas pour rien entourée de ce cercle magique. J’ignorais pourquoi je l’étais, mais j’étais enserrée de tous les côtés. Dois-je croire qu’il savait alors, en mai 1947, à quoi il me destinait ? » Elle reprend son travail de dactylographe jusqu’en 1948. L’écrivain, à qui l’on a diagnostiqué un cancer, lui aurait confié une part importante de ses carnets afin « qu’ils soient en sécurité ». Ayant plus difficilement accès à ses drogues, Artaud décide de partir vers Antibes pour la saison à venir. Le 3 mars, il rédige un courrier sur un papier volant qui donne qualité à Paule Thévenin de recevoir toutes les sommes qu’il doit percevoir sur la vente de plusieurs de ses ouvrages, et ajoute : « Il est entendu que les droits de traduction de ces livres devront aussi lui être remis / À charge pour elle de m’en reverser le montant / Antonin Artaud, 3 mars 1948. » Le jour suivant, il est retrouvé mort au petit matin. Il consommait depuis peu de l’hydrate de chloral — une fiole sera retrouvée non loin de lui. Artaud ne souhaitait pas, rapportera Thévenin, mourir allongé, aligné à son matelas, crever dans un lit d’hôpital : l’auteur du Théâtre et son double est mort assis, au pied de son lit, une pantoufle à la main. Sur le départ.

 

« Madame Thévenin, croyez-vous aux envoûtements ? »

« Attendu qu’Antonin Artaud, décédé le 4 mars 1948 en laissant pour héritiers son frère Fernand Artaud et sa sœur Marie-Ange Malausséna avait, par contrat du 6 septembre 1946, cédé à la société des Éditions Gallimard le droit d’éditer ses œuvres complètes ; qu’ainsi, de 1950 à 1990, vingt-cinq tomes ont été publiés, avec la collaboration de Mme Paule Thévenin, pour la transcription des manuscrits et les notes les accompagnant ; qu’en 1993, les droits sur l’œuvre ont été recueillis par M. Serge Malausséna, neveu de l’auteur qui s’est opposé à la publication du vingt-sixième tome des œuvres complètes […]. »

Cour de cassation, Chambre civile 1,
du 24 octobre 2000, 98-11.79612.

Le jour de la mort d’Artaud, Thévenin, première prévenue, a pour réflexe d’emporter tout ce qu’il reste dans la chambre de la clinique d’Ivry. Écrits, notes, correspondances et dessins sont placés en lieu sûr, par l’entremise de quelques ami·es. L’universitaire Florence de Mèredieu évoque ce moment comme étant la « scène primitive » d’un vol commandité par Paule Thévenin : « Ce qui se déroule […] ce jour-là est capital. Soixante ans après, les actuels soubresauts de l’Affaire Artaud sont les effets directs de ce qui s’est produit. »13 Le courrier rédigé par Artaud, la veille, adressé à « Madame Paule Thévenin », est clair ; celui-ci tenait certainement à ce que son amie puisse gérer son administration, comme elle avait l’habitude de le faire. « Ce papier me disait qu’il me confiait ce qui, pour lui, avait, par-delà la vie du corps, le plus de prix, le sort de ses derniers livres. » Les mots écrits sur une feuille volante, sans valeur légale, prennent à ses yeux le poids d’un testament, qui sera validé comme tel par les ami·es proches d’Artaud – et par Gallimard. « Tout le sens de son geste m’apparaissait. Ce papier […] prenait une valeur symbolique, affective, qui dépassait de loin celle qu’il aurait pu avoir d’un point de vue légal […]. Il était le dernier signe d’Artaud vers moi. » Ainsi, quand les héritier·es, prévenu·es en dernier, arrivent dans la maison de santé d’Ivry-sur-Seine, ils et elles ne trouvent, autour de la dépouille de leur fils et frère, plus aucun papier du poète. Sa sœur, Marie-Ange Malausséna, parlera d’une « razzia complète ».

« Comme dans une tragédie […] Il y a deux familles (celle de la chair et l’autre qui se présentera comme celle de l’esprit et du cœur), il y a un cadavre (celui d’un poète maudit), un trésor disparu (les dessins et manuscrits). Tout cela se double d’une querelle : laïcité contre religion. On a tous les ingrédients d’un drame à rebondissements », résumera Florence de Mèredieu14.

La tranchée s’ouvre et elle ne se refermera jamais totalement. Un mois plus tôt, la diffusion de Pour en finir avec le jugement de Dieu avait été censurée par le directeur de la Radiodiffusion française, instaurant un climat sulfureux autour des écrits du poète – présage de la guerre à venir. « Là où ça sent la merde, ça sent l’être. »15 Pour les proches d’Artaud, Thévenin en tête, il n’est pas envisageable que la mère, la sœur et surtout le frère d’Artaud, tenu·es pour bigot·es, bourgeois·es et ignorant·es, ne s’emparent de ces écrits qui forment leur héritage légal. Thévenin aurait souvent entendu Artaud renier les sien·nes qui se plaçaient du côté des électrochocs, des internements et des médecins. « Elle a reconnu avoir pris tous les cahiers, accompagnée d’Arthur Adamov, Marthe Robert, André Berne-Joffroy… Il n’y a aucune hésitation ni secrets là-dessus. » précisera Gérard Mordillat. Dans son documentaire, on entend Thévenin lui dire : « Je ne me pose pas de questions. Ça s’est fait comme ça. C’est comme si vous demandiez à une rivière pourquoi elle passe par là au lieu d’aller ailleurs. »

La guerre s’intensifie à l’heure d’enterrer le corps. Les ami·es, qui ont veillé et surveillé sa dépouille jour et nuit, ne tiennent pas seulement à sauver la chose écrite, mais entendent retirer le corps d’Artaud à sa propre famille, qui aurait espéré un enterrement religieux. Jean Paulhan les menacera de faire scandale : ce sera alors une cérémonie civile. Les restes du fils ne seront pas déplacés avant les années 1970 à Marseille, dans le caveau des Artaud. Les familles savent rarement regarder en face l’œuvre de l’un des leurs. Il leur faudrait se défaire des chaînes de la généalogie et du sang, s’en extraire pour comprendre l’art d’un fils, d’un frère, qu’elles et ils ne voyaient que « malade » depuis son adolescence. Pour sa mère, il était celui dont il avait fallu soigner l’esprit dès l’adolescence, réformer de la guerre, envoyer en centre de désintoxication, à l’hôpital, à l’asile. Payer les médecins, porter le poids du corps possédé d’un artiste dont elle ne comprenait ni l’intensité, ni la détresse, qui lui faisait honte. Pour les ami·es, l’affaire est simple : cette famille est celle qui a laissé Artaud croupir à l’asile. Le Comité des amis sera attaqué en procès pour le vol des objets présents dans la chambre d’Ivry, puis, plus tard, pour calomnie. « Ces gens là ont accaparé la personnalité de mon frère… Il était dans les nuages, comme un poète. Au lieu de confier ses affaires à ma mère ou à moi, il est allé en porter une partie chez cette femme… »16

 

La gardienne des mots brûlés

« Elle s’est vraiment battue pour récupérer ce qu’elle pouvait d’Artaud. Ce n’était pas pour elle, elle a tout légué. C’était pour l’arracher à la cupidité et au commerce. Elle pouvait avoir des aspects terribles dans cette quête qui concernait Artaud. Dans d’infimes détails comme dans des choses plus importantes », nous racontera encore Gérard Mordillat. Thévenin contera les choses ainsi : Gallimard se trouvant en difficulté à la mort du poète concernant la transcription des textes destinés aux Œuvres complètes – dont le tome I allait paraître, il lui est proposé de continuer le travail mis en route, étant capable de lire les manuscrits en cours qu’Artaud comptait publier. « En ce printemps de 1949, ce n’est pas sans naïveté que je prends la résolution de continuer seule ce travail auquel il m’avait préparée en me dictant toutes ces pages. » Ayant en sa possession les malles remplies des carnets de Rodez et d’Ivry, elle propose de publier également ses textes posthumes. Elle ne mesure pas encore l’ampleur de ce qui l’attend. « La cantine était restée fermée. Je l’ai ouverte plusieurs semaines après sa mort. Dans un coin, au milieu des papiers, j’ai découvert un gros rat crevé. Il avait dû s’y loger à Ivry, juste avant qu’Antonin Artaud ne rabattît le couvercle pour la transporter chez nous. Les dommages, heureusement, étaient minimes : le rat avait rogné quelques feuilles dactylographiées […]. Étouffé par les papiers, le rat avait été tué par cela même qu’il avait voulu détruire. » Ainsi commence le travail éditorial bénévole de Paule Thévenin, d’abord relue par son ami – proche d’Artaud – Roger Blin. Ce travail deviendra bientôt entièrement solitaire. Officiellement, elle travaille dans le cabinet médical de son époux. « Il était pour moi le plus merveilleux des amis et il a tenu à me décharger de tout souci matériel. » Elle se met à collecter toutes les versions des textes publiés dans des revues ou chez d’autres éditeurs, rachète les dessins d’Artaud à celleux qui l’entourent. Le tome premier des Œuvres complètes, pourtant prêt dès 1949, ne paraîtra qu’en 1976, en raison de l’opposition de son frère, Fernand, à la publication de deux textes qu’Artaud avait lui-même prévu d’adjoindre. Sur les vingt-six tomes publiés en quarante-cinq ans, tous travaillés par Paule Thévenin, la famille d’Artaud touche l’argent des droits et signe une partie des bons à tirer, non sans s’opposer à la publication de certains textes au nom d’un « droit moral » et non sans se désoler de ne pouvoir comparer les manuscrits prêts à être imprimés avec les textes originaux. Paule Thévenin restera, sur ce point, implacable, et n’autorisera personne, en dehors d’un cercle très rapproché, à voir les fameux carnets d’Artaud qu’elle conserve, classe, et transcrit selon sa propre méthode. « J’étais soudain responsable de tous ces petits cahiers […] je n’ignorais pas que je devais bander toutes mes forces pour les défendre, qu’ils allaient faire de moi une cible exposée à la hargne d’une famille d’autant plus déchaînée qu’elle se sentirait, inconsciemment sans doute, l’emblème d’une certaine société contre laquelle Antonin Artaud n’avait cessé de proclamer sa révolte et que, cette révolte, c’est eux qui la prolongeait. »

L’amie, progressivement, se fait chienne de garde. Elle autorise la publication de certains « inédits » issus officiellement d’une « collection particulière » (la sienne) publiés dans de petites revues, ce qui surprend à chaque fois la famille incapable de mesurer l’ampleur de l’héritage dont elle a été spoliée. La sœur d’Artaud exige que les éditions soient fidèles aux manuscrits de son frère ; elle évoquera l’acharnement médiatique qui leur sera fait : ils attaqueront les divers éditeurs en procès, ralentissant les parutions. Gallimard ne s’en inquiète pas toujours. Cette « guerre » se joue, en parallèle, par médias interposés : la revue Combat pour les ami·es d’Artaud, La Tour de Feu qui laisse la parole à la famille. Une joute médiatique dont sortent victorieux·euses les plus passionné·es, les ami·es d’Artaud, Thévenin en tête, asseyant son aura de « gardienne » farouche de l’œuvre qui impressionne tou·tes celleux qui croisent sa route. Elle est entourée et soutenue par quelques grands noms de la littérature qu’elle côtoie depuis sa jeunesse, puis par d’autres, comme Derrida ou Genet, avec qui elle travaille et qu’elle reçoit régulièrement à sa table. Le cabinet d’avocat de Roland Dumas (futur ministre de Mitterrand) couvrira les procès côté éditeurs. Le frère et la sœur d’Artaud ne verront jamais les manuscrits.

 

Une éditrice artisanale

« Il s’acquiert du texte écrit une connaissance organique, le sens vient comme de l’intérieur, un brusque déclic se produit et tout à coup je ne suis plus désespérée, j’ai l’impression que je suis parvenue à comprendre et à lire […]. Un peu comme si, par strates successives, par accumulation de travail, j’avais fini par mériter que le sens me soit enfin accordé. » Thévenin est portée, dès le départ, par une conviction : les carnets de Rodez et d’Ivry qui sont des textes moins tenus, plus éparpillés dans la forme que les publications d’avant-guerre d’Antonin Artaud, sont cruciaux. Ils portent la marque de son internement et orientent d’une toute autre manière son œuvre. La transcription de ces textes étant plus ardue, elle développe une méthode de travail, artisanale, solitaire et minutieuse, basée en partie sur sa connaissance sonore des poèmes d’Artaud et sur des intuitions propres – arbitraires diront certain·es – , qu’elle renforce par l’expérience : « Je tape un cahier une première fois, m’efforçant, comme Antonin Artaud le faisait quand il dictait, de tenir compte de la respiration du texte pour décider d’un passage à un nouvel alinéa ou de la mise en évidence d’un mot au centre d’une ligne. Reproduire le manuscrit ligne par ligne n’a guère de sens », écrit-elle à Bernard Noël dans sa Lettre à un ami. « Cette première frappe, je la laisse reposer, un peu comme on dit qu’une pâte repose. Je ne reprends le cahier que des mois plus tard, assez longtemps après pour avoir oublié ma première lecture, mais elle n’en a pas moins travaillé en moi. » Thévenin n’hésite pas à questionner le contexte de chaque carnet, s’entretient avec des contemporain·es d’Artaud, recoupe les informations, part en quête d’autres textes. Une « méthodologie » trop intuitive qui, aux yeux des chercheur·euses – dont Florence de Mèredieu se fait la voix la plus virulente – est non conforme, et soulève des questions importantes quant au travail qu’a accompli Thévenin, de 1948 à 1993, en publiant les Œuvres complètes (fortement annotées), sans regard autre que le sien, et en bloquant l’accès des manuscrits aux spécialistes. Elle récuse la position passionnelle de Thévenin qui se pose en unique lectrice de l’écriture d’Artaud. Et interroge : « Au nom de quoi priverait-on l’œuvre d’Artaud de ce qui se fait de plus pointu, à l’heure actuelle, en matière de recherche, de traitement et de décryptage des manuscrits (analyse des papiers, des encres, étude graphologique, etc.)  ? La bonne volonté et le fort investissement affectif d’une seule personne représentent-ils un critère de scientificité suffisant pour l’établissement d’une œuvre ? »17

Florence de Mèredieu, devenue proche du dernier héritier du poète, Serge Malausséna, son neveu, a pu, dans le cadre de ses recherches, consulter les fameux carnets rangés aujourd’hui dans les archives de la BNF. « Il s’agit d’une sorte de journal continu, ininterrompu, maculé de dessins qui sont inextricablement mêlés au texte manuscrit. Ce journal relève du journal de l’âme, du carnet de notes, de l’agenda. » Elle précise : « Prétendre ordonner ce grand bazar de formes, de mots, de signes est une aberration. » Ce que découvre avec stupeur l’auteure de L’Affaire Artaud18, c’est l’importance des retouches subjectives faites par Paule Thévenin : des pages, des mots et glossolalies qui auraient été déplacées, une liberté prise dans la ponctuation, des choix arbitraires… Le XXVIe tome des Œuvres19, que Thévenin a travaillé à partir de plusieurs cahiers, ferait particulièrement scandale, sa parution sera longtemps bloquée. De Mèredieu réclame aux éditeurs qui ont repris le flambeau une « transcription diplomatique » qui respecterait le positionnement exact des textes des carnets d’écoliers d’Artaud. Ou une impression en fac-similé comme celle que proposera, plus tard, Evelyne Grossman20. Pour avoir défendu cette thèse et avoir remis en question la pertinence du travail de Thévenin, le monde littéraire aurait fermé de nombreuses portes à Florence de Mèredieu. « Dès lors que le travail de Paule Thévenin est enfin apparu pour ce qu’il était, un travail “humain” susceptible de réformes, de contestations ou simplement d’erreurs, pourquoi tout l’establishment littéraire s’est-il levé comme un seul homme pour la défendre ? », interrogera un journaliste21. L’héritier du poète – qui s’intéressera à l’œuvre de son oncle sur le tard – affirmera « qu’à partir du tome XV des Œuvres complètes, ce n’est plus “de l’Artaud” qu’on lit, mais “du Paule Thévenin”. »22 Mordillat s’agace quand on évoque ce point : « J’ai filmé les cahiers. Je mesure la difficulté qu’il y avait à les déchiffrer ! Certainement qu’aujourd’hui, avec des moyens photographiques qui sont utilisés dans les musées, on arriverait à corriger un certain nombre d’erreurs […]. C’est de la médisance de dire qu’elle aurait touché au texte. Paule Thévenin a fait ce travail sans aucun autre moyen qu’elle-même et une loupe, pour déchiffrer ce qui était aussi écrit en palimpsestes : parce que Artaud écrivait une chose au crayon, et il pouvait continuer au-dessus, à l’encre. » Et d’ajouter : « Elle a fait le choix de tout publier, sans trier, de ne rien omettre et de commenter ses choix avec des notes de bas de pages, qui sont à elles seules une œuvre littéraire… » Pour le réalisateur, sans Thévenin, toute l’œuvre d’Artaud aurait été avalée par la famille et serait aujourd’hui éparpillée chez des collectionneur·euses. Il désavoue ce neveu, antiquaire de métier, qui se serait senti lésé, à la mort de Thévenin, de ne pas hériter des fameuses archives qu’elle a gardées. « Il se voyait déjà vendre page par page tout ça. » Comment ne pas le croire quand on voit que les archives de la famille Artaud (photographies, lettres et dédicaces familiales) sont vendues aux enchères, à des prix faramineux ? Et que Serge Malausséna monte la garde aujourd’hui encore devant le fond Artaud à la BNF ? Laissons le dernier mot à Jean-Pierre Thibaudat qui proposait, en 1995, la seule réponse qui vaille : « À qui appartient l’œuvre du poète ? Ni à ses héritiers (qui touchent les droits), ni aux collectionneurs (qui tiennent au secret leurs trésors), ni à l’administration de l’État (qui dresse des barrières réglementaires entre les manuscrits et ceux qui veulent les consulter). Mais au lecteur. Depuis le néophyte jusqu’au spécialiste, sans exclusive. À tous, donc à personne. »23

 

Épilogue

Dissimuler un trésor ; faire des alliances stratégiques ; ne jamais plier. « Pour comprendre cet arrachement sans précédent d’un homme hors de sa propre aliénation. » Paule Thévenin entre au tribunal de notre regard moderne. C’est oublier que le cœur de son époque n’est pas fait du même matériau que le nôtre. Comment exiger d’elle des choix autres que passionnels le jour de la mort de celui qui vivait en « brûlant des questions » ?

Sa radicalité impliqua des conséquences qui le furent tout autant. La gardienne impitoyable du Mômo a maintenu, des années durant, un rapport intime, loyal et égoïste envers Artaud. « Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne, de n’avoir pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé. »24 À la mort de Thévenin, en 1993, celle-ci légua tout ce qu’elle possédait à la BNF et au Musée d’Art moderne – la plus importante donation d’une œuvre littéraire, à ce jour, et la mieux conservée. Le XXVIe tome des Œuvres a finalement paru. Gallimard n’éditera pas les suivants, lâchant sa protégée. Une « trahison », nous dira Mordillat. Un soulagement, pour le neveu d’Artaud. Quant à Thévenin : « Toutes mes facultés intellectuelles, si j’en ai, n’ont été utilisées que dans le but de faire connaître l’œuvre d’Antonin Artaud. Cette unique préoccupation m’a valu une existence plutôt ascétique, en tout cas solitaire. Je n’ai pas vraiment été au monde. C’est un peu comme si ma vie s’était arrêtée à un certain moment du temps. Me suis-je seulement sentie vieillir ? »

Les citations non sourcées dans le texte sont issues de Lettre à un ami, de Paule Thévenin, 1986. Paule Thévenin est l’auteure de plusieurs ouvrages dont Artaud, ce désespéré qui vous parle, Seuil, 1993 et Textes (1962-1993), Lignes, 2005.

 

[1] Paule Thévenin, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle, Seuil, 1993.

[2] Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, En compagnie d’Antonin Artaud, 1993.

[3] On dénombre au moins 45 000 personnes internées pendant la Seconde Guerre retrouvées mortes de faim et de mauvais traitements, dont la sculptrice Camille Claudel.

[4] « Ce qui me sépare des surréalistes c’est qu’ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà le centre de leurs obsessions. Mais l’ascétisme ne fait-il pas corps avec la véritable magie, même la plus sale, même la plus noire. », L’Ombilic des limbes, 1924.

[5] « L’acteur doit brûler sur les planches comme un supplicié sur son bûcher », Le Théâtre et son double, 1938.

[6] Emmanuel Venet, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Verdier, 2014.

[7] Jean Paulhan, écrivain,critique et éditeur, travailla avec Antonin Artaud à La NRF (La Nouvelle Revue Française, Gallimard).

[8] Arthur Adamov était écrivain, dramaturge et traducteur d’origine arménienne et russe, rattaché au théâtre de l’absurde.

[9] Marthe Robert était germanophone spécialisée dans l’œuvre de Franz Kafka.

[10] « Vous feriez mieux si vous m’aimez de faire l’impossible pour que la tonne d’héroïne que j’attends me parvienne », écrit-il à Colette Thomas dans une correspondance.

[11] Antonin Artaud, Histoire vécue d’Artaud Mômo, Fata Morgana, 2009.    

[12] En 2000, la demande en appel de Serge Malausséna, neveu d’Artaud, d’interdire la parution du tome XXVI des Œuvres complètes et de faire valoir son droit de divulgation des œuvres, est rejetée.

[13] Florence de Mèredieu, L’Affaire Artaud, Fayard, 2009.

[14] Ibid.

[15] Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, 1948.

[16] La sœur d’Antonin Artaud, Marie-Ange Malausséna, citée par Florence de Mèredieu in L’Affaire Artaud, Fayard, 2009.

[17] Florence de Mèredieu, op. cit.

[18] Florence de Mèredieu a rencontré Paule Thévenin dans les années 1980 alors qu’elle a pour projet de travailler sur les dessins du poète. Dans le cadre de ses recherches, de Mèredieu fait lire son manuscrit à Paule Thévenin avec l’espoir de publier les dessins qui sont en la possession de cette dernière. Paule Thévenin lira son manuscrit, et refusera. De Mèredieu fera, la décennie suivante, un travail fouillé – à l’ironie malsaine – de déconstruction du « mythe » de Paule Thévenin et de son réseau.

[19] Comprenant les recherches et la restitution de la conférence au théâtre du Vieux-Colombier que prononça Artaud en 1947.

[20] À la mort de Paule Thévenin, la professeure de littérature moderne à Paris 7 et éditrice est chargée par Gallimard de l’édition (et de la révision) d’une partie des œuvres d’Artaud, notamment l’important volume de la collection « Quarto ». Elle publiera l’unique fac-similé d’un carnet d’Artaud : Cahier. Ivry, janvier 1948.

[21] Philippe Cohen, « L’Affaire Artaud ou le maccarthisme littéraire », Marianne, 16 janvier 2010.

[22] Florence de Mèredieu, op. cit.

[23] « Affaire des manuscrits d’Artaud, thèse et antithèse », Libération, mars 1995.

[24] Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, 1947.

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