Serpica Naro

Canular et auto-organisation de précaires dans l’industrie de la mode milanaise

Type : dossier

Dossier : Flagrants dénis

Thèmes : Italie, luttes, mode, travail, travail gratuit

Illustration : San Precario network

Dans un précédent numéro, l’édito revenait sur les Precarias a la deriva, ces féministes espagnoles qui, au début des années 2000, ont repensé la pratique de la grève à l’aune des formes de travail atomisées alors en plein essor. À la même époque, les Chainworkers, collectif de précaires milanais, contribuaient aussi au renouvellement des modes d’action en recourant à la dérision et au détournement. Retour sur une lutte, un canular, et ses héritages.

Au début des années 2000, la flexibilisation du travail est encore à la fois porteuse d’espoirs (bosser où tu veux, quand tu veux, comme tu veux) et de craintes (bosser où ton patron veut, quand il veut, comme il veut), tandis que le management revêt les habits neufs de la culture d’entreprise à l’américaine. Serpica Naro met les pieds dans le plat pour tenter de fracasser le miroir aux alouettes. L’histoire nous est familière ; certaines parmi nous se souviennent bien des parades festives des Euromaydays, lancées en Italie par les Chainworkers, et de leur esprit de solidarité internationale entre les précaires.

Alors qu’aujourd’hui la Gig Economy — l’économie des petits boulots à la tâche — achève, dans bien des secteurs d’activité, de faire exploser les frontières entre travail et hors travail, s’intéresser à Serpica Naro, c’est se pencher sur un mouvement social qui nous parle d’une époque à la fois proche et lointaine — le tournant des années 2000 en Europe avec son cortège de lois ultralibérales qui n’ont fait que gagner du terrain depuis. Si on se souvient volontiers de la dérision spectaculaire qui caractérisait les performances propres aux nou­velles mobilisations anticapitalistes des années 2000, on a peut-être oublié la joie, les modes d’engagement pragmatiques et les possibilités de réappropriation que suscitaient ces actions dignes d’un carnaval. Et puis, on ne peut s’empêcher de se demander : qu’en reste-t-il ?

Nous avons rencontré Zoe, une des instigatrices de Serpica Naro. Dans son histoire, cette aventure est un trait d’union entre activisme contestataire et recherche de modes de production qui ne reposent pas sur le labeur de petites mains de l’ombre. Elle nous raconte la formation du collectif des Chainworkers, la création d’un saint dédié aux précaires et nous explique comment le canular, au-delà de la farce, a permis d’expérimenter un renversement des logiques de l’exploitation dans les milieux créatifs. À travers son témoignage, Serpica Naro se présente comme l’expérience d’un glissement, depuis la revendication d’une reconnaissance du travail vers l’auto-organisation et l’usage collectif des moyens de production, voire jusqu’à l’open source !

 

Comment tout a commencé

 

Dans les années 1990, l’arrivée des chaînes de magasins et de fast-foods comme Mc Donald’s ou Blockbuster en Italie s’est accompagnée de nouvelles lois dérégulant le marché du travail. Dans le secteur de la restauration et des services, la culture d’entreprise était devenue pivot de ces emplois d’un nouveau type. Les employé·es étaient jeunes, le port de l’uniforme était censé renforcer le sentiment d’adhésion aux valeurs de l’entreprise autant qu’il les promouvait aux yeux des client·es. Ces valeurs étaient d’ailleurs inscrites dans des vade-mecum pareils à des petites bibles d’entreprise. Chaque employé·e devait d’ailleurs l’étudier et suivre une formation spécifique : comment communiquer autour de la marque et adopter un comportement adéquat vis-à-vis de la clientèle. C’est toute une culture managériale qui avait gagné l’Italie — et plus largement l’Europe. Elle s’adressait à une génération qui avait grandi avec MTV et ne partageait pas les mêmes codes culturels que les syndicats, qui n’étaient d’ailleurs pas présents sur ces nouveaux lieux de travail et d’exploitation. Avec un ami, Alex Foti, on s’est dit qu’il fallait créer un webzine pour y parler de droit du travail dans ces nouveaux lieux où les frontières entre travail, consommation et convivialité étaient de plus en plus brouillées. On a commencé en 1998. On partait de situations pratiques pour parler d’enjeux politiques, et non l’inverse, le tout dans les codes culturels proches de la Pop Culture. On évoquait des choses très simples et concrètes : par exemple, le droit de pointer AVANT d’enfiler sa tenue de travail.

 

Le collectif des Chainworkers et les Mayday parades

 

C’est dans cette même logique de politisation qu’en 2000, nous avons fondé à Milan un collectif, les Chainworkers1, avec des activistes des milieux squat, entre autres. Il s’agissait d’inventer de nouvelles formes d’action collective pour combattre la dérégulation du droit du travail. On voulait passer de l’activisme online via le webzine à l’activisme in situ via des actions sur les lieux de travail. L’accès direct aux employé·es était facilité du fait que ce type de magasins restait souvent ouvert jusqu’à minuit et que si on s’y pointait vers 23 heures, il n’y avait pas grand monde et on pouvait échanger à l’aise avec les employé·es. On ne venait pas « prêcher » des positions idéologiques mais discuter avec ces jeunes de leurs droits mis à mal par la loi Treu et par les chaînes de magasins qui abusaient de cette nouvelle flexibilité. À la suite de ces actions, nous avons décidé de revivifier une fête du travail un peu moribonde en Italie en créant la « Mayday Parade ». Puisque le 1er mai s’engluait dans des défilés plan-plan de formations syndicales, nous en avons fait un événement plus festif et transgressif en s’inspirant de défilés comme ceux des « Street Parade » à Bologne. L’idée était d’inscrire une démarche politique radicale dans un mode de manifestation plus proche d’une forme culturelle joyeuse, bigarrée et festive comme la Love Parade berlinoise, que des cortèges syndicaux. On a commencé le 1er mai 2001 à 5 000, ce qui n’était pas si mal, et cinq ans plus tard, on était 100 000. La Mayday Parade avait aussi essaimé dans quinze villes en Italie et ailleurs en Europe. Évidemment, réunir tout ce monde demandait un peu d’organisation, et surtout une action de mobilisation en amont. La première année, en 2001, nous avions par exemple envahi un immense centre commercial une semaine avant, pour mobiliser l’attention du public et de la presse et inciter la foule à se joindre à notre défilé. Nous communiquions via une mailing-list adressée à 2 000 personnes. On travaillait avec ces moyens qui, aujourd’hui, paraissent un peu archaïques : affichage, newsletters en italien et en anglais, communiqués de presse et actions performatives.

 

La naissance de San Precario

 

En 2004, avant de lancer la Mayday, on a organisé la première procession de San Precario dans un supermarché, c’était une nouvelle forme d’action de « Warm-up »2. San Precario est un projet collectif pour mettre en lumière les problématiques de ces jeunes qui arrivaient sur le marché du travail, en s’appuyant sur la création d’un saint à l’iconographie pop. La situation était si désespérée qu’il nous fallait bien un saint pour espérer changer les choses ! En Italie, il y a des saints et des saintes pour à peu près tout, il n’était donc pas aberrant qu’il y en ait un aussi pour les précaires. Et puis ces figures de dévotion sont souvent issues de cultures populaires et païennes, avant d’être converties à la chrétienté. Comme tou·tes les saint·es, San Precario portait les espoirs de ses fidèles : un revenu minimum, un logement décent, l’accès au savoir, aux transports et des conditions matérielles favorisant une vie affective épanouie. Nos groupes militants étaient très mixtes et nos formes de lutte attiraient pas mal de femmes et de personnes LGBTQ+. Le travail de communication, les médias sociaux, tout ça ne parlait pas aux macho-activistes vieux jeu. Les outils de notre lutte, le graphisme, la performance médiatique, l’humour, ne reposaient pas sur l’usage de la force mais mobilisaient les imaginaires. J’ai dessiné ce saint en m’inspirant du travail de l’artiste canadien Chris Woods, qui représente les travailleurs et travailleuses des chaînes de fast-foods comme des saint·es saisi·es dans une espèce de transe mystique. C’est une manière assez ironique de rapporter la culture corporatiste de l’entreprise néolibérale à une sorte de culte. Et puis une marque, ce n’est rien d’autre qu’un système de symboles qui a force de loi pour les croyant·es-consommateur·ices. Le restaurant Mc Donald’s, c’était un peu la nouvelle église de chaque petite ville et de chaque village. C’était d’ailleurs toujours ouvert, jour et nuit, on s’y sentait accueilli·e, on pouvait y entrer pour se réchauffer ou aller aux toilettes. La force de la communication et de la culture d’entreprise des marques c’était aussi de faire naître des désirs et espoirs d’accomplissement à travers elles.

Notre démarche ne faisait pas l’unanimité : nos modes d’action attiraient des profils militants plus variés, mais nos collectifs n’étaient pas exempts de tensions et de conflits. San Precario était un projet ouvert. Il a pu être approprié par d’autres collectifs comme lors de l’opération « Spesa proletaria » (shopping prolétaire). À cette occasion, les collectifs romains ont envahi un centre commercial et le magasin d’une grande chaîne de librairies pour réquisitionner les biens de consommation, inspirés par le mouvement italien des années 1970 Espropri Proletari4. Mais pour notre collectif milanais l’enjeu n’était pas tant l’accès aux biens de consommation que la modification des rapports de production : nous ne voulions pas plus de marchandises mais des marchandises qui prennent sens dans les vies de chacun·e.

De San Precario à Serpica Naro…

 

San Precario était le saint patron des travailleurs et travailleuses de ce qu’on appellerait aujourd’hui les shit jobs, ces boulots alimentaires ou de transition dans les call centers ou les fast-foods. En général, personne n’aspirait à ce genre de métier, et personne ne rêvait non plus de le faire toute sa vie. C’était tout le contraire dans les industries créatives comme le cinéma, la vidéo, le design, l’édition, les jeux vidéo, les logiciels, la télévision, la radio ou encore la mode, qui fleurissaient à Milan et employaient beaucoup de gens en les payant peu voire pas du tout. Au lieu d’un salaire décent, vous receviez une rémunération symbolique faite d’invitations à des soirées, et parfois des cadeaux, comme des invendus. De revenu en revanche, il n’était pas question. Dans les industries créatives, vous admirez votre patron et vous rêvez de marcher sur ses traces, c’est la plus grande des motivations. Tout était aussi plus atomisé : il y avait une galaxie de sous-traitant·es, comme les agences, par exemple, qui dans l’industrie de la mode organisent les défilés. Les gens avaient des contrats très courts, parfois de trois semaines, et évidemment il était interdit de parler de syndicat ou de droit du travail sous peine de perdre la confiance de ses pair·es. Le système de la mode était tellement pourri qu’il n’était pas question pour nous de réclamer d’autres conditions de travail ou de meilleurs salaires, mais plus simplement, de le faire disparaître dans sa forme actuelle, et de montrer qu’il existait des systèmes alternatifs.

Dans un tel monde, où les travailleurs et travailleuses étaient tout aussi précaires qu’ailleurs mais où il était interdit de le dire, il fallait ruser et prendre ce milieu à son propre piège. Il fallait montrer que les personnes qui « construisaient » la marque étaient des précaires, et que les propriétaires de celle-ci s’appropriaient le fruit de leur travail. C’est ce que nous avons fait en transformant San Precario en Serpica Naro, son anagramme, métamorphosé en marque de luxe. Beaucoup d’entre nous avaient des compétences en communication et on a pu leurrer ce milieu en proposant une vraie fausse collection au jury de la Semaine de la Mode de Milan. On a été surpris·es qu’il ne nous ait pas demandé de voir les pièces confectionnées, il se contentait des photos. Photos qu’on avait prises dans des banques d’images sur Internet et retravaillées pour construire le book.

Quand on a appris qu’on était retenues à la Fashion Week, on a contacté Pornflakes, un collectif LGBTQ+ milanais qui était hyper créatif et avait l’habitude d’agir à travers des formes artistiques et performatives. Ensemble on a commencé à créer et coudre une vraie fausse collection. Le truc incroyable c’est qu’on a réussi à impliquer des gens qui dans un même geste ont fait leur job ET de l’activisme. L’action était très complexe. En miroir de la vraie fausse apparition de Serpica Naro, on a organisé des vraies manifestations et des piquets, qui dans une forme plus traditionnelle venaient s’opposer à la venue de la designer à Milan.

Nous avons si bien réussi qu’un certain nombre des nôtres ignorait que Serpica Naro était un canular. Près de deux cent personnes étaient dans le secret de cette action, secret qui a été bien gardé entre autres parce que les moyens de communication étaient plus limités qu’aujourd’hui : des SMS, un peu de chats mais pas de réseaux sociaux. Quelques membres du collectif Chainworkers, des membres de Pornflakes et des travailleurs et travailleuses précaires du secteur de la mode (designers, couturier·es, graphistes, attaché·es de communication) ont rejoint le projet. Ce n’était plus seulement une affaire d’activistes rompu·es aux actions et aux manifestations. Par ailleurs c’est la vraie fausse mobilisation qui a permis de distraire les autorités pendant qu’on fabriquait le vrai faux défilé.

Du côté des professionnel·les de la mode, nous étions le gossip6 de la Fashion Week, et la chambre de la mode, quand elle a compris qu’elle s’était faite rouler, a même envoyé un fax aux magazines de mode pour leur interdire de parler de nous et du défilé. Bien entendu, le plus grand risque encouru par un tel canular, c’est celui de la récupération, et un an après notre petite blague, un couturier italien, Enrico Coveri, a tenté de s’approprier Serpica Naro en l’inscrivant comme sa marque au registre du commerce. Pas de chance pour lui, nous avions dû l’inscrire nous-mêmes pour participer à la Fashion Week.

 

Un laboratoire du DIY et de l’open source

 

Serpica Naro avait été pensée comme une communauté virtuelle d’échanges de savoirs et d’expériences liées à l’autoproduction dans le secteur de la mode et du design. On a ainsi pu aller au-delà du canular. En 2006, nous avons créé une association et décidé de « libérer » la marque à travers une licence, ce qui permettait à d’autres de se saisir de Serpica Naro tout en les obligeant à respecter un certain nombre de règles7. Serpica Naro était le prototype d’un autre modèle économique, ou plutôt une manière d’attirer l’attention sur tout un réseau de petites mains de la mode qui aspiraient à d’autres logiques de production, sur des modèles ouverts, open source. On voulait utiliser la marque de Serpica Naro pour mettre en réseau des petit·es producteur·ices dans la mode, mettre en lumière leur travail et les faire connaître au grand public pour commercer en circuit court. Construire de nouveaux types de production, avec des designers sensibles au recyclage et à l’upcyclage8. On ne mettait donc pas en réseau des designers « classiques » qui créent une collection et la vendent ensuite aux magasins. On cherchait à créer des modèles économiques durables : tirer un revenu de son travail de création sans exploiter d’autres personnes pour ce faire, et en utilisant des matériaux durables. Aujourd’hui, Serpica Naro est un petit atelier à Milan, une sorte de laboratoire des savoir-faire, où l’on mène des ateliers de couture, avec des migrant·es, des militant·es, des habitant·es du quartier, etc. Nous sommes une dizaine de membres actives, dont la moitié ont participé à l’action de 2005. Il y a toujours une logique activiste et une culture du partage qui sous-tend le travail de l’association Serpica Naro, mais elles s’articulent désormais à une plus petite échelle. Pour moi, Serpica Naro a été le point de départ d’une réflexion et d’un engagement plus larges sur les nouveaux modèles technologiques et économiques de biens et de services basés sur l’open source.

L’open source ce comme base du renversement des logiques de production

 

L’open source c’est l’idée qu’il nous faut partager les « codes », c’est-à-dire les modes de fabrication, les « recettes », des objets et technologies que nous fabriquons si l’on veut entrer dans une économie durable. La tendance du marché est plutôt opposée : les entreprises dissimulent leurs codes ou bien vous en interdisent l’accès pour vous empêcher de réparer ou de transformer un objet ou une technologie par vous-mêmes, sans passer par elles. Les hackers ont en premier cherché à se réapproprier les codes, en récupérant, piratant, recyclant. Il ne s’agit pas que d’une marotte de passionné·es de technologies, les enjeux sont très concrets. Par exemple, des agriculteurs américains se sont retrouvés à hacker (grâce à des logiciels pirates ukrainiens) le logiciel qui les empêchait de réparer leurs tracteurs eux-mêmes. Bien que propriétaires de la machine, ils en étaient dépossédés pour une partie des usages. Cette histoire s’inscrit dans des luttes de consommateur·ices pour le droit à la réparation. Et puis il y a eu le mouvement des makers. Il ne s’agissait plus de se réapproprier les codes des industries dominantes mais de fabriquer nos propres codes, nos propres machines, nos propres outils. Nous fabriquons des objets ou des technologies qui n’ont pas de marché mais qui répondent à des besoins particuliers et que les usagers et usagères ont la possibilité de modifier. Pour cela, il est nécessaire d’ouvrir les codes, ainsi les objets deviennent multi-potentiels. On a par exemple créé « AnOtherShoe »9 : à partir d’un patron, on peut créer à l’infini des paires de chaussures qu’on peut imprimer et découper dans un Fab Lab10 et assembler soi-même.

Aujourd’hui je reste en lien avec les luttes urbaines contre le travail précaire, même si je milite à partir d’enjeux de production, dans le « faire ». Je suis restée très proche d’un avocat qui bossait avec nous au début des années 2000 et qui défend aujourd’hui les droits des coursier·es à vélo. Nos échanges nourrissent nos pratiques et réflexions respectives. Il faut continuer de mettre la pression sur les institutions et les multinationales, et il est alors important que nous échangions avec les nouvelles générations sur nos expériences de l’activisme des années 2000, sur nos réussites, nos échecs.

Depuis Serpica Naro, Zoe a inscrit l’open source dans toutes les dimensions de sa vie professionnelle et militante11. Si le canular n’a pas stoppé le rouleau compresseur de la libéralisation du marché du travail en Italie, il a inauguré, avec un cortège d’autres événements carnavalesques du début des années 2000, une tradition d’auto-organisation des précaires qu’on retrouve aujourd’hui chez celles et ceux qui prestent pour des plateformes de l’économie dite collaborative (livraisons de repas à vélo, services de transport, services à la personne, location de logements, etc.), malgré l’atomisation du travail qui la caractérise. Les syndicats de coursier·es auto-organisés formés en 2016 en Italie ont ainsi en commun avec leurs aîné·es des Chainworkers une culture urbaine et technologique, une pratique d’alliances avec les milieux autogérés. C’est aussi en puisant leur répertoire d’actions aussi bien dans la pratique syndicale, dans la culture de l’autonomie que dans leur propre créativité qu’ils et elles sont parvenu·es à capter l’attention des médias et des institutions, et faire connaître la réalité de ces nouvelles formes d’exploitation.

Si Zoe s’est, de son côté, extraite de rapports de subordination en assumant les contradictions que pouvait comporter un engagement dans l’entrepreneuriat, les coursier·es demandent aujourd’hui à être reconnu·es comme employé·es — tandis que leurs patron·nes estiment recruter des indépendant·es — et que leurs conditions de travail et de rémunération soient réglementées. S’ils et elles n’ont obtenu jusqu’à présent que l’organisation de négociations infructueuses avec les plateformes employeuses sous l’égide du ministère du Travail italien, les succès de leurs collègues en France, en Belgique, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Espagne12 sont de bonne augure, et la tendance des coursier·es à s’organiser au niveau européen laisse penser qu’un joyeux vent de solidarité internationale entre précaires pourrait recommencer à souffler.

 

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Frise chronologique :

1983 : Accord Scotti : limitation de l’indexation des salaires et création du premier contrat atypique, un CDD pour les jeunes, le contrat de formation-emploi.

1987 : Facilitation des conditions du recours au CDD.

1997 : Loi Treu : légalisation du travail temporaire, introduction du travail intérimaire, utilisation élargie du travail à temps partiel, ainsi que des contrats de formation-emploi, abolition de la transformation obligatoire du CDD en CDI.

2003 : Loi Biagi3-Maroni : démultiplication des contrats précaires (dits atypiques) pour servir les besoins du marché, en introduisant de nouveaux « instruments de flexibilité » tels que le temps partagé (job-sharing), la location de main-d’oeuvre (staff leasing) ou le travail à la demande (job on call).

2010 : Loi dite du « travail lié » (collegato lavoro) : limitation pour les salarié·es du recours à la justice en cas d’abus patronal.

2012 : Réforme Fornero : facilitation des licenciements individuels pour raisons économiques.

2014 : Jobs Act (Renzi) : introduction du « CDI à protection croissante » qui est en fait la possibilité pour l’employeur·se de licencier sans cause réelle et d’imposer une période d’essai de trois ans.

 

Extraits :

 

26 février 2005, la prestigieuse Semaine de la Mode de Milan touche à sa fin. Le petit monde du stylisme est en effervescence et attend avec impatience le défilé d’une jeune créatrice encore inconnue quelques jours auparavant, mais qui depuis fait couler beaucoup d’encre. Car Serpica Naro dispose du profil idéal pour séduire le milieu blasé du luxe et des médias. Outre sa jeunesse, cette « créature rimbaldienne de la couture » est métisse, décline une double nationalité anglo-japonaise — un cosmopolitisme branché qui ne peut que plaire — et manie déjà avec délice l’art de la provocation et de l’autopromotion. À travers ses créations, elle prétend vouloir « rendre sexy » et donner ses lettres de noblesse à un nouveau mode de vie urbain : celui de la précarité ! [...] Il faudra quelques minutes aux médias présents et au chef de la police pour réaliser que Serpica Naro n’existe pas, qu’elle n’est que l’anagramme de San Precario, le faux saint protecteur des précaires inventé un an plus tôt par les activistes du groupe Chainworkers.

Extrait tiré de A. Gattolin, « Serpica Naro. Un hoax activiste contre le milieu de la mode », Multitudes, vol. 25, no 2, 2006.

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Sa collection promet d’être fashion et révolutionnaire. Son slogan (« We are the new class ! ») et les rumeurs savamment distillées par son service de presse ont fait monter la tension : elle aurait tenté de louer l’un des plus importants centres sociaux de la ville pour y produire son défilé, puis lancé dans les milieux homo un appel à recrutement de personnes atteintes du VIH pour servir de mannequins. Choqués par cette tentative de récup’, les milieux activistes et précaires de Milan ont organisé un rassemblement sauvage pour empêcher la tenue du défilé. Le jour J, les forces de l’ordre sont sur les dents et des dizaines de policiers encerclent le périmètre de la manifestation. Lorsque le cortège des protestataires déboule à proximité, les responsables de la Digos5 n’en croient pas leurs yeux : les modèles de la styliste et son attachée de presse font partie du lot des manifestants et l’un des participants tient en main le contrat de location du parking où est installée la tente qui accueille l’événement. […] Bien réelle, la collection Serpica Naro sera présentée dans une ambiance de happening, dévoilant des créations pour le moins insolites : le modèle destiné aux femmes enceintes qui, pour éviter le licenciement, cherchent à cacher leur grossesse ; le bleu de travail réversible en pyjama qui permet de passer la nuit au bureau ; ou encore la tenue « double usage » pour celles qui travaillent dans un fast-food le matin et dans un call center l’après-midi.

Extrait tiré de A. Gattolin, « Serpica Naro. Un hoax activiste contre le milieu de la mode », Multitudes, vol. 25, no 2, 2006.

[1] <archiv.labournet.de/internationales/it/chainworkers.html>.

[2] Échauffement.

[3] Cette loi porte le nom du conseiller du ministère du Travail assassiné en 2002 par les nouvelles Brigades rouges à Bologne.

[4] <cairn.info/revue-vacarme-2005-2-page-30.htm>.

[5] Équivalent italien des Renseignements généraux.

[6] Ragot.

[7] La licence sur <serpicanaro.com/la-licenza-del-marchio>.

[8] Contrairement au recyclage, l’upcyclage consiste à donner une seconde vie à un objet sans passer par sa destruction dans un premier temps.

[9] Voir <anothershoe.net>.

[10] Lieu ouvert au public où sont mis à sa disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines-outils pilotées par ordinateur, pour la conception et la réalisation d’objets.

[11] Voir <zoeromano.eu>.

[12] Voir l’article « Coursiers de tous les pays, unissez-vous ! En lutte contre le capitalisme de plateforme », dans Partecipazione e conflitto, vol. 12 (3), 2019, et la revue Gresea échos, no 98, juin 2019.

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