Les fautes du cantonnier Rabito

Éditer et traduire une œuvre « brute ». Questions de déplacements

Type : chronique, entre les lignes de mire

Thèmes : faute, langue, traduction

Illustration : Extrait du tapuscrit de Vincenzo Rabito

Comment transmettre une œuvre contrevenant involontairement aux conventions linguistiques ? En plaçant la faute d’orthographe au centre de la réflexion, la traductrice française de l’autobiographie de Vincenzo Rabito confronte expression populaire et inventivité langagière aux jugements littéraires.

*

 

Au mot « faute » sont associés plusieurs sens. Celui de manque, d’absence : faute de, se faire faute de, sans faute. Celui d’imperfection ou bien de manquement, d’entorse aux règles, parfois dû à l’absence de savoir : faute d’orthographe, de goût, de calcul, de frappe, d’inattention. Plus largement, lui est associée une notion de responsabilité : par la faute de, la faute en est à, c’est la faute de...

Vincenzo Rabito, Sicilien à peine alphabétisé [1], s’empare à partir de la fin des années 1960 d’une machine à écrire pour rédiger ses souvenirs dans une autobiographie monumentale, odyssée à travers le xxe siècle italien. Dans son œuvre écrite dans une langue éminemment orale, sicilien et italien se bousculent sur des pages bourrées de fautes d’orthographe, de syntaxe et de conjugaison, au fil desquelles l’auteur déploie un talent de narrateur saisissant.

L’alphabétisation partielle de Rabito et la forme « brute » de son autobiographie font vaciller les frontières du monde des lettres et me confrontent, en tant que traductrice, à des ques­tions et des partis pris différents de ceux envisagés devant l’œuvre d’un auteur « normal ». Car Rabito est un écrivain « anormal », en ce qu’il ne s’inscrit pas dans les normes communément admises de langue et d’écriture ; non par choix subversif délibéré, mais par ignorance ou, en tout cas, par manque de maîtrise de ces normes. Ainsi, en faisant des fautes, Rabito se rend-il coupable, fautif, à l’égard des conventions linguistiques. Or, le respect de ces dernières pèse considérablement dans le jugement littéraire, comme gage d’une légitimité. Par ailleurs, seul·es les auteur·es dont la légitimité a été reconnue sem­blent autorisé·es à interroger la norme linguistique dans leurs écrits : on quitte alors le champ de la « faute » pour entrer dans celui de l’« expérimentation ». Les écrits de celles et ceux qui, à l’inverse, enfreignent les règles en ignorant le faire, ne sont pas considérés comme littéraires.

Si je veux traduire Rabito, quelle place puis-je donner à la faute linguistique pour rendre compte de l’alphabétisation partielle de l’auteur, sans pour autant me livrer à une opération condescendante, au mépris de son talent narratif et de l’inventivité par laquelle il comble ses lacunes ? En somme, comment éviter de faire de lui ce qu’il n’était pas (ni un auteur par­faitement maître de ses moyens et de ses effets, ni, à l’inverse, un analphabète dépourvu de tout moyen de mener à bien une œuvre remarquable) ? Et, dans l’opération par essence artificielle qu’est la traduction, comment éviter la « faute » consistant à donner à Rabito une voix française qui sonne faux ?

 

Faute de.  Une vie sous le signe du manque

Vincenzo Rabito naît en 1899 dans un petit village sicilien, de parents misérables. Alors qu’il a sept ans, son père meurt. Pour échapper à la famine avec sa mère, ses frères et sœurs, il commence à travailler : « j’avais gagné 28 lires et avec ces 28 lires on aurait dit que j’avais été à l’Amérique à Nouyork ». Dès son plus jeune âge, sa vie est caractérisée par le manque — d’argent, de nourriture et, bien vite, de travail —, mais aussi par une volonté farouche de s’en sortir. Rabito fait partie de la classe d’âge la plus jeune mobilisée sur le front de la Grande Guerre : en 1917, âgé de dix-huit ans à peine, il quitte la Sicile pour aller au combat. Profondément marqué par la boucherie à laquelle il a assisté (« ils tuaient plein de millions d’innocents pour bien faire plaisir à plein de gros cornards de commandants qui mangeaient et boivaient dansaient et rigolaient tout le temps avec les journals à la main »), il rentre chez lui en 1921, non sans avoir auparavant effectué, à peine sorti de la guerre, son service militaire à Florence, où il est affecté au maintien de l’ordre durant les années mouvementées du biennio rosso — manifestations, occupations d’usines et de terres. 1921, c’est aussi l’année de la création du Parti national fasciste sous la houlette de Mussolini, dont le mouvement gagne en puissance depuis deux ans. Quoique critique à l’égard du régime (« la miséra­ble dictadure fasciste »), Rabito prend la carte du parti, faute de quoi le travail lui serait interdit. Il enchaîne des travaux de durée variable, en usine, dans les champs et sur des chantiers. Néanmoins, la misère guette toujours et Rabito échoue à trouver un emploi stable. L’Afrique lui apparaît comme la solution : « ceux-là qui avaient besoin de gagner des sous fallait qu’ils allent en Abyssinie, et un d’eux c’était le pauvre Vincenzo Rabito ». En 1934, il s’en va en Libye, non en tant qu’ouvrier comme il le voulait, mais en tant que chemise noire. Après deux ans en Cyrénaïque, il passe quelque temps en Sicile puis repart ; en Somalie italienne, cette fois, et comme ouvrier sur des chantiers. Il revient en 1939 au pays, où il se marie bientôt avec Vita, une femme de son village. Le mariage est arrangé, et Rabito se convainc très vite qu’il avait pour seul but de le dépouiller de son pécule amassé en Afrique. Dès lors, il développe une haine vive à l’égard de sa belle-famille, notamment de sa belle-mère. Il entretiendra cette hostilité jusqu’à la fin de ses jours, lui réservant une place considérable dans ses écrits. En ces temps de Seconde Guerre mondiale, il est brièvement affecté comme soldat à la défense des côtes siciliennes. Puis, démobilisé, il s’en va travailler comme ouvrier dans les mines en Allemagne. En 1942, l’intensification des bombardements et la naissance de son fils aîné le conduisent à rentrer en Sicile où, à nouveau, il enchaîne différents travaux : percepteur de blé, gardien de moulin — « je me suis calculé qu’en travaillant comme gardien à un moulin, dans le moulin y aurait toujours à manger parce que le moulin il moulinait pas du fer et pas de la pierre non plus, le moulin il moulinait de la farine et avec la farine on faisait du pain » —, cantonnier... Après avoir assisté au débarquement allié de 1943, il profite du retournement de situation qui suit la chute du régime fasciste et fait jouer ses relations avec les notables socialistes de son village, pour qui ses parents et lui avaient souvent travaillé. Les bons rapports qu’il avait continué d’entretenir avec eux, nonobstant ses accointances pragmatiques avec le fascisme, lui permettent de trouver du travail. C’est ainsi qu’en 1945, il obtient un poste stable de cantonnier dans son village natal qu’il occupera jusqu’à sa retraite. Rabito n’a désormais plus qu’une obsession : permettre à ses trois fils, nés entre 1942 et 1949, de poursuivre des études aussi longues que possible et d’échapper à la misère qu’il a lui-même connue (« j’avais juré que moi mes 3 fils même si je devais mourir à cause du travail et des sacrifixes et manger pour toujours du pain et des oignons j’arrivera à leur faire avoir leur diplôme »), chose plus aisée en ces années de boom économique. Il prend sa retraite dans les années 1960 et, sur un fond de tensions politiques croissantes, puis d’années de plomb (« tous les soirs y avait de quoi regarder la télévion parce qu’avec la grande affaire Aldo Moro toute la police italienne était meublisée pour savoir qui c’est qui a enlevé Aldo Moro »), il assiste à la réussite de ses enfants dans leurs parcours respectifs. Il meurt en 1981.

La vie de Rabito représente une remarquable traversée du Novecento sous le signe du manque et de l’ingéniosité, seule arme dont il disposait face à un sort contraire. Ce résumé de ses tribulations, entièrement fondé sur le récit qu’il en fait dans son autobiographie, nous montre un homme qui ne recula devant aucun compromis pour arriver à ses fins : s’en sortir et offrir un avenir digne à ses enfants. Au-delà de l’entrelacs entre vie personnelle et histoire nationale, l’intérêt des saynètes dont le texte est formé repose en grande partie sur le point de vue inusuel depuis lequel elles sont exposées. Ce regard « d’en bas » rend compte avec une ingénuité apparente — à y regarder de plus près, de nombreux épisodes ont sans doute été revus à l’avantage du narrateur — des préoccupations intimes et collectives d’une classe sociale qui a laissé peu de témoignages de première main de cette ampleur. À travers lui, on découvre un monde où les passe-droits sont rois, où l’obtention de travail dépend d’un système de relations qui va de la famille aux amis d’amis, et où la corruption et les services rendus sont un sésame polyvalent.

 

Fautes de. Une écriture hors norme

Si le parcours de Rabito est saisissant, il n’est pas unique : certains compatriotes de sa génération ont connu des vicissitudes semblables. Néanmoins, celui-ci se distingue par sa démarche qui le conduisit à faire par écrit le récit de ses souvenirs, et quel récit !

Rabito n’a jamais été scolarisé. Au gré des circonstances, il a appris quelques rudiments de lecture et d’écriture, qu’il a cultivés : lecture de journaux et de rares romans, rédaction de lettres. De plus, sa langue maternelle était le sicilien — langue de communication orale. Rédiger ses mémoires en italien — langue de l’écrit [2] — lui a sans doute coûté un effort considérable. Pourquoi s’est-il lancé dans une telle entreprise, en dépit de ces difficultés ? Outre des motivations plutôt banales (désir de garder mémoire — « ce roman je l’écris pas pour fantasier mais c’est un roman de souvenirs » —, de transmettre quelque chose à ses enfants — « quand je mourra vu qu’à mes enfants je peux pas y laisser des richesses parce que moi j’en ai pas au moins j’y laisse ce roman parce que comme ça mes enfants ils savront la belle vie qu’il a eue son père Vincenzo Rabito » —, de montrer combien sa belle-famille fut odieuse — « moi pourquoi j’écris ça c’est parce qu’ils m’ont malprisé [...] et alors moi je l’écrive pour protestationner parce qu’ils se sont très mal comportés avec ma famille, pour eux on était des gros péquenots et alors je l’écris pour protestationner »...), se dessine entre les lignes une passion dévorante pour le récit : « et puis moi j’aimais raconter tout », « moi c’était pour ça que ma vie je l’écritais parce que ça me plaisait d’écrire ma vie qui passait ». Rabito, qui se délectait des récits des autres, était un conteur se plaisant à narrer ses propres aventures à un public selon lui toujours conquis : « tous les autres quand ils m’écoutaient parler on aurait cru que c’était une soirée où ils se regardaient un bon film d’aventures ». En soi, sa culture orale n’est pas étonnante : en Sicile, à son époque, elle était encore fort vive et connaissait diverses déclinaisons (cantastorie, cuntastorie, opera dei pupi... [3]). Rabito l’a entretenue avec une délectation et un savoir-faire de narrateur remarquables.

Il se distingue par la for­me de son texte, disais-je. Ou plutôt la forme de ses textes. Car Vincenzo Rabito a écrit son auto­biographie par deux fois. La première version s’interrompt à la fin des années 1960, lorsque son fils cadet lui emprunte son tapuscrit et l’emporte chez lui à Bologne pour le lire. Elle est longue d’un peu plus de mille pages saturées de signes : pas de marge ni d’interligne, et des signes de ponctuation au lieu des espaces. Avec Rabito, il ne faut pas entendre le terme « mot » au sens traditionnel : la plupart d’entre eux sont agglutinés, fréquemment par deux ou par trois, parfois même par quatre ou cinq. Et pas non plus le terme « phrase » : à strictement parler, il n’y en a pas, puisque son autobiographie est dépourvue de capitales et de points. Le manque (faute de) qui a caractérisé sa vie paraît se traduire par un excès, une démesure dans l’écriture. Tant dans la forme de son écriture que dans son ambition : celle de ramasser sa vie réelle et peut-être pour partie imaginée, sa vie vécue et celle qui aurait pu l’être dans un seul texte logorrhéique, où l’auteur-graphomane relate les faits avec un souci de la précision déconcertant. Privé de son premier tapuscrit par son fils, Rabito se remet derechef à l’écriture. Depuis le début. Narrant à nouveau ses aventures dans un second tapuscrit qui, pour présenter strictement la même forme que le premier, compte quant à lui presque mille cinq cents pages et s’interrompt à l’avant-veille de sa mort.

Une forme et une ambition déconcertantes, pour le moins. Mais aussi une langue. Usant d’un idiolecte[4] fondé sur un sicilien artisanalement italianisé et écrit à l’oreille, où l’oralité est souveraine, Rabito exploite au mieux ses maigres connaissances de l’italien écrit pour rédiger son récit-fleuve. Les erreurs en tout genre abondent dans des proportions inouïes sur chacune de ses pages : fautes de frappe, d’orthographe, de conjugaison, de grammaire, de syntaxe... Astuce, inventivité et expressivité comblent les lacunes linguistiques, périphrases et créations siculo-italiennes se substituent aux mots manquants. La matrice du sicilien est omniprésente, tant dans le choix des mots, dans leurs déformations imposées par la prononciation locale que dans la conjugaison ou la syntaxe. Entrer dans ce texte demande un effort, mais passé le temps d’acclimatation nécessaire, il est compréhensible pour tout italophone. Rabito n’invente pas sa propre langue — les points de contact entre ses écrits et ceux des personnes peu alphabétisées sont innombrables —, mais l’envergure de son entreprise, déployée dans un récit tragicomique et picaresque débordant d’une verve toute personnelle où affleure la tradition épique, est exceptionnelle. Lire Rabito, c’est reconnaître qu’il existe d’autres manières d’user du langage, hors des conventions, et qu’elles ne sont pas moins riches ou expres­sives ; c’est accepter que la littérature peut emp­runter des chemins divergeant des canons de la langue.

 


Autour de l’« écriture brute »

En 1945, Jean Dubuffet forge l’appellation « art brut » : « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions*. »

Prise sous l’angle de l’écriture, la définition canonique de l’art brut induit que la littérature brute est nécessairement l’œuvre d’autodidactes ou de gens brièvement scolarisés, n’étant pas à même de se positionner sciemment à l’égard d’une tradition, que ce soit pour l’imiter, la perpétuer ou la subvertir. Ces auteures sont donc à chercher parmi les marginaux et marginales, et les classes sociales les plus défavorisées. Leurs « façons d’écritures » n’obéissent pas aux normes établies quant à la langue, au style ou à la structuration du texte. Aussi inventent et réinventent-ils et elles, comme le fait Rabito, qui semble avoir toute sa place dans ce corpus.

La notion même de « littérature brute » soulève la question de la médiation des éditeurs et des éditrices. En effet, la littérature est le seul domaine artistique où l’on intervient toujours sur l’œuvre avant qu’elle soit livrée au public, de la simple correction du manuscrit et sa mise en forme en tant que livre à la réécriture ou la reformulation — à plus forte raison lorsque l’auteure est considérée comme une novice. Une œuvre brute l’est-elle encore une fois publiée ? Autant de contradictions qui concernent la publication de l’autobiographie de Rabito en Italie, et, bien entendu, sa traduction. Si la littérature brute existe peut-être, la traduction brute, elle, est un oxymore.

Jean Dubuffet, tiré de L’Art brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René Drouin, 1949.


 

Faute éditée est à demi corrigée. Publier les fautes de Vincenzo Rabito

En 2007, la grande maison d’édition Einaudi publia la première version des mémoires de Rabito [5] sous le titre de Terra matta [6] (« Terre folle »). Plus précisément, elle en publia une variation, dont l’élaboration, concentrée sur deux aspects en particulier, prit plus de trois ans. Le texte fit l’objet d’une réduction drastique (les deux tiers environ en furent écartés) et un travail important fut mené sur la langue : séparation des mots, correction dans certains cas, établissement de la ponctuation, de phrases et de paragraphes. Il faut dire que Rabito a construit son œuvre sur une logique de la reprise et de la répétition, où les mêmes anecdotes sont parfois réitérées ad nauseam, opposant un sérieux obstacle au plaisir de lecture. Il résulte de ce travail préalable àla publication italienne un entre-deux, où l’écriture de Rabito n’est plus tout à fait la même ni tout à fait une autre.

Les interventions de la maison d'édition nous ramènent à une question fondamentale quant à la publication de ce texte (ou de sa traduction, j’y viendrai). S’agit-il d’une œuvre seulement documentaire ou bien également littéraire ? La considérer comme uniquement documentaire exigerait une publication intégrale, destinée aux seuls spécialistes. Mais si, comme les éditeurs et éditrices d’Einaudi, on y voit aussi une dimension littéraire, celle-ci ne semble pas suffisamment évidente ou conventionnelle pour se manifester d’elle-même. Un étrange paradoxe apparaît : ce texte contiendrait une littérarité en puissance, que seule l’intervention d’un médiateur serait en mesure de mettre en lumière.

Ce réflexe d’ingérence linguistique s’explique sans doute par le fait que le texte déroute. À commencer parce qu’il faute à l’égard de l’institution littéraire. Quelle est la place en littérature pour une œuvre dont l’esthétique se fonde sur la répétition obsessionnelle, rédigée en outre par un homme qui ignorait les règles élémentaires de fonctionnement de sa propre langue ? Rabito ne s’est pas engagé dans une expérimentation avant-gardiste ; le talent de narrateur époustouflant qu’il déploie, un « talent malgré », enfreint toutes les règles du bien-écrire, non par subversion délibérée mais par méconnaissance. L’imperfection est partie intégrante de son œuvre. 

Dans le cas de Rabito, la médiation de l’édition consista à polir la matière brute, assez pour la rendre acceptable, mais assez peu pour que les lecteurs en perçoivent l’étrangeté profonde. L’opération fut un succès. Terra matta devint bien vite un best-seller adulé par une critique déconcertée, qui, le qualifiant d’« invention extraordinaire », de « fleur dans le désert » ou de « chef-d’œuvre involontaire », n’eut de cesse de faire des rapprochements aussi enthousiastes que douteux avec d’autres chefs-d’œuvre de la littérature italienne et des écrivains renommés, du Guépard à Giovanni Verga, Malaparte et autres. Ce faisant, la critique témoignait de son incapacité à sortir des cadres de la littérature « reconnue », ce que justement, me semble-t-il, demande l’œuvre de Rabito, que l’on doit pouvoir envisager en tant que telle.

 

La faute à qui ?  Traduire les fautes de Vincenzo Rabito

La problématique se décuple à l’heure de traduire ce texte précis, redoublée par la suspicion latente à l’égard des traductions en général, ainsi qu’en témoigne l’adage traduttore traditore (« traducteur traître »). À la lecture d’une tournure malheureuse dans un livre traduit, on ignore à qui la faute : est-ce « mal écrit » ou bien « mal traduit » ? Il n’est pas rare qu’on suppose que ce soit la faute du traducteur ou de la traductrice. Soit qu’il ou elle ait commis une maladresse, soit qu’il ou elle ait manqué à la tâche qu’on attend tacitement de lui ou d’elle, à savoir se faire oublier, créer l’illusion qu’il n’y a pas eu de médiation entre l’œuvre originale et l’œuvre traduite. Cette attente, quoique compréhensible — elle est peut-être l’expression d’une frustration de ne pouvoir accéder directement au texte original —, est la cause de bien des malentendus et place les traducteurs et traductrices devant une équation impossible. Il faudrait qu’ils et elles donnent une image exacte du texte source — or, il n’y a pas de reproductibilité envisageable entre deux langues différentes, d’autant que leur maniement est entièrement soumis à deux subjectivités successives : celle d’un·e auteur·e et celle d’un traducteur ou d’une traductrice —, mais aussi, injonction contradictoire, qu’ils et elles « traduisent bien » ce qui est « mal écrit » pour maintenir l’illusion de leur absence. Aujourd’hui encore, par « traduire bien » on entend souvent « s’exprimer dans une langue fluide où les répétitions sont rares ». Sur ces bases, il est particulièrement délicat de traduire Rabito, indépendamment des difficultés propres à son écriture. Car la traduction, outre se faire porteuse de l’étranger, doit manifester l’étrangeté de cet étranger, dont l’altérité fut vivement perçue en Italie même.

L’une des premières questions qui se posent concerne l’opportunité de traduire en faisant des fautes d’orthographe, puisqu’elles comptent parmi les aspects les plus frappants du texte. À travers elles, c’est le statut de la traduction que j’interroge. Est-ce celui d’un document ou d’une œuvre littéraire ? Restituer l’aspect documentaire de l’œuvre de Rabito signifierait substituer mes fautes aux siennes, m’inventer des fautes qui traduiraient les siennes. Or, en français, le projet est périlleux : un abîme sépare la langue orale de la langue écrite, débordante de lettres muettes, alors qu’en italien, à de rarissimes exceptions près, toutes les lettres se prononcent. Quand Rabito écrit à l’oreille, sa langue reste lisible. De plus, le français regorge d’homophonies — « es », « est », « ai », « aie », « aies », « ait », « aient », « haie », « haies », « et », « hais », « hait », par exemple. Selon quels critères adopter une graphie plutôt qu’une autre ? Enfin, l’écriture de Rabito témoigne de la prononciation sicilienne de l’auteur. Dans une optique documentaire, j’aurais tout intérêt à inventer à Rabito une origine locale française déterminée, avec un accent qui influencerait à son tour la transcription. Je pourrais également m’engager dans une imitation de l’oralité. Mais cette option pose problème en français, car oralité et populaire 7 sont souvent associés. De ce fait, la connotation sociale, porteuse d’un jugement implicite 8, occuperait toute la place. Par ailleurs, Rabito ne voulait certainement pas procéder à une reconstruction de l’oral dans l’écriture, seulement, sa manière d’écrire manifeste sa culture profondément vernaculaire. Si la recréation en traduction passe par définition par des artifices et des déplacements, s’engager dans cette voie-là serait délicat et induirait les lectrices et les lecteurs en erreur sur la démarche de l’auteur. En voulant conserver la double nature documentaire et littéraire du texte source, je construirais un faux document qui attirerait l’attention des lectrices et des lecteurs sur sa nature fautive et les détournerait de ses qualités littéraires. Je me tiendrais à la surface du texte, retenant uniquement de Rabito le fait que c’était une personne peu alphabétisée, et en ferais le prétexte à mes amusements de traductrice, sans plus d’égard pour l’auteur ni pour son projet littéraire. Pleine de bonnes intentions — l’enfer en est pavé, comme on le sait —, ma traduction serait condescendante.

Or, si les notions de fidélité et d’infidélité sempiternellement associées à la traduction me paraissent stériles, je crois à celles de respect et d’écoute. Les fautes d’orthographe de Rabito ne sont pas intéressantes en soi (une fois écartée la dimension documentaire de l’œuvre en italien), mais en ce qu’elles rappellent la matrice orale de son texte. C’est pourquoi je suggère l’alphabétisation partielle de l’auteur par une série de fautes de morphologie, de syntaxe ou de conjugaison et de déformations, qui permettront par ailleurs de laisser imaginer l’influence de l’oralité sur l’écriture. Je quitte ainsi le champ de la stricte imitation pour entrer dans celui de la recréation. Lorsqu’une déformation apparaît en français, elle correspond autant que possible à un autre type de déformation dans l’original, mais il arrive aussi que je l’aie créée de toutes pièces, dans une logique de compensation. La traduction se fait alors déplacement créatif.

Puisque, en conteur, Rabito a cons­truit son récit en usant de son passé com­me d’un canevas où tisser ses motifs — et non comme une œuvre ter­mi­née et close —, je m’inscris à mon tour dans la lignée de transmission mouvante propre à l’oralité, en recourant à une langue dont la syntaxe est modelée par le discours parlé. Faute de pouvoir donner à lire la double dimension documentaire et littéraire du texte, j’écris une traduction dépourvue de fautes d’orthographe, en interprétant l’œuvre de Vincenzo Rabito grâce aux maîtres mots qui sont les siens : désir et plaisir du récit.

La notion de « faute » appliquée à l’écriture et à la traduction de Vincenzo Rabito révèle surtout le rapport que nous entretenons avec notre langue et notre littérature, et, en creux, la prégnance de la norme linguistique qui influe plus ou moins directement nos choix et nos jugements. Plutôt que d’en récuser l’existence, ce qui reviendrait à nier une réalité, il s’agit plutôt de composer avec elle tout en assouplissant ses frontières, pour permettre à une œuvre telle que celle de Rabito d’exister en français dans son originalité — restituée ou, mieux, réinventée après être passée par le filtre éminemment subjectif de la traduction, mais ceci est une autre histoire.

 


Morceau choisi, extrait du récit de la seconde bataille du Piave 

«  je me souviens que le jour du 15 juin 1918 à minuit pile, horaire précis, horaire qu’on pourra jamais oubier ceux qu’on y était, le jour du 16 juin toujours 1918 se levait quand à force de plein de barques en planches et de plein de passerelles et même à la nage, à force de gaz et de mourir tout le monde soldats et civils étouffés poisonnés, notre ennemi ont passé le Piave — cette débarcation s’est faite d’un coup parce que si l’Italie avait appelé les jeunes de 1899 les Autrichiens et l’Allemagne aussi avaient appelé les jeunes de 1899, alors cette bataille du Piave pour les Autrichiens et pour les Italiens et pour les Allemands c’était une bataille rien que de soldats jeunes inconscients — et alors les gaz qu’ils ont jetés c’était un que quand le soldat le respirait il se jetait aussitôt par terre étouffé, puis une autre spécialité de gaz appelée gaz larmigène qui rendait le soldat aveugle et puis encore une autre spécialité de gaz qui faisait que les couilles du soldat gonflaient, elles devenaient grosses comme des boules comme des oranges, et alors le soldat c’était obligé obligé qu’il meurt ou qu’il est mis hors de combat, et puis en plus les Autrichiens et les Allemands qui avaient débarqué en passant le Piave ils avaient une autre arme dangereuse, ils portaient une pompe sur leur dos comme les pompes qu’ils ont les paysans pour arroser sa vigne pour qu’elle attrape pas le midiou et pour faire une bonne récolte de raisin rasin, mais dans les pompes des paysans c’était de l’eau suflatée qui sortait alors que dans les pompes des soldats autriches c’était une flamme de feu qui sortait, par là où ils passaient toutes les herbes brûlaient comme si elles étaient sèches, alors par là où ils passaient avec ces pluvériseurs les soldats et les civils et les arbres brûlaient, alors ils brûlaient tout, et comme ça plusieurs milliers de soldats sont morts brûlés vifs, et alors le jour du 16 juin 1918 ce fut l’apocalyxe, le Piave s’est fait tout plein de cadavres, les bords du Piave se sont tout remplis de sang »

[1]  Le terme alphabétisé renvoie ici à la maîtrise des bases de la lecture et de l’écriture.

[2]  La langue italienne s’est formée à travers des œuvres littéraires, notamment celles de Dante, Pétrarque et Boccace au Moyen Âge, puis de Manzoni au xixe siècle. Tout comme son unité politique, l’unité linguistique de l’Italie a été très tardive (elle ne s’est véritablement consolidée qu’au cours
du xxe siècle).

[3]  Les cantastorie, chanteurs ambulants, narraient des histoires d’inspirations diverses (faits divers, etc.) de village en village. Les cuntastorie, conteurs ambulants, racontaient quant à eux des histoires en général inspirées par la tradition épique et chevaleresque, en usant d’un rythme vocal particulier. Dans l’opera dei pupi, théâtre de marionnettes sicilien, on jouait aussi des histoires du répertoire épique et chevaleresque. Ces trois formes de tradition orale, très répandues, connurent un grand succès auprès des classes populaires siciliennes jusqu’à la fin des années 1950.

[4]  C’est-à-dire la langue envisagée dans l’usage individuel et spécifique qu’en fait une personne. À travers la notion d’idiolecte, on s’intéresse aux déclinaisons de la langue propres à chaque individu.

[5]  Après avoir emporté le tapuscrit de son père à la fin des années 1960, Giovanni Rabito essaya en vain de le faire publier, d’abord dans sa version originale puis dans une version réécrite par ses soins, nette--ment plus lisible. Il finit par abandonner l’entreprise et par envoyer le tapuscrit aux Archives de Pieve Santo Stefano, qui recueillent toutes sortes d’écrits autobiographiques rédigés par des Italiens et décernent un prix annuel. Le premier tapuscrit fut lauréat ex aequo en 2001 et son existence parvint ainsi aux oreilles de la maison d’édition Einaudi.

[6]  Un sobriquet dont Rabito raconte qu’il était donné aux Siciliens par les soldats du nord de l’Italie.

[7]  Claire Blanche-Benveniste et Colette Jeanjean, Le Français parlé. Transcription et édition, Paris, Didier Érudition, CNRS/Institut national de la Langue française, 1987.

[8]  « Le trucage d’orthographe (quèque pour quelque, i’ pour il, m’ramène pour me ramène,
chuis pour je suis) n’est pas ici l’instrument d’une transcription qui chercherait à être fidèle. C’est le symbole d’un type de locuteur. En France, les personnes de grand prestige social prononcent elles aussi très fréquemment i’ m’ramène quèque chose pour il me ramène quelque chose (nous en avons des exemples chez des ministres). Mais, en ce cas, ce sera à peine remarqué, et jamais retenu comme caractéristique. Le trucage orthographique, qu’on n’utilise que pour le “populaire”, peut donc difficilement passer pour un innocent procédé de transcription », Claire Blanche-Benveniste, Approches du français parlé, Paris, Ophrys, coll. « L’essentiel français », 1997, p. 26.

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