La calligraphie du président Mao n’est pas terrible

Un exercice d'autocritique en Chine communiste

Type : dossier

Dossier : Quiproclash !

Thèmes : idéologie, langue, Parti

Chine, 1958. La révolution maoïste est en marche depuis presque dix ans, rythmée par les campagnes de masse et les purges des ennemis de classe. Pour sauver sa peau de « dissident » et à la demande du Parti, M. X fait et refait son examen de conscience.

 

Début 1958, première tentative de M. X :

Afin de devenir, dans les plus brefs délais, un véritable homme de gauche, je dois exposer les ordures capitalistes qui encombrent mon esprit. Les déraciner, les critiquer et les éliminer. C’est la fonction concrète de l’exercice « donner son cœur au Parti». Et c’est seulement de cette manière que je pourrai devenir un vrai Rouge. […] 

1. Lorsque la réforme agraire a concerné notre village natal, nos terres, notre maison ainsi que nos meubles ont été redistribués. Il y avait, chez moi, des services à thé et tous mes jeux (mon jeu d’échec, entre autres). Au moment où il a fallu déménager, j’étais à l’école. À mon retour chez moi, ces objets avaient disparu. Dès le début, j’ai été très, très affecté par la redistribution de nos affaires. Cet épisode m’a vraiment mis en colère. Je me suis emporté contre ces personnes qui exécutent les consignes politiques. Je les ai traitées de moins que rien, de fauteurs de troubles. Je suis fort mécontent de cet épisode.[…]

4. Un jour, j’ai vu le père d’un ami (un propriétaire foncier) être dénoncé et se faire frapper par un paysan. Ce dernier lui a dit qu’il passerait le reste de l’année à ramasser des excréments puis il lui en a jeté au visage. À cette époque, je pensais que les paysan·nes étaient définitivement trop mauvais·es et ne faisaient que « jeter des pierres à celui qui est tombé dans le puits » en aggravant les difficultés, qu’on ne pouvait vraiment pas leur faire entendre raison. […]

10. Pendant la campagne d’élimination des contre-révolutionnaires, en 1951, nous avons lutté contre toutes sortes de bandits. Parmi les quelques contre-révolutionnaires qui ont été arrêté·es dans notre district se trouvait une ancienne élève de notre école. Une fille de grande taille. Lorsqu’elle a été libérée, on lui a sectionné le tendon d’Achille. On a dit que c’était parce qu’elle avait du mal à marcher et pour qu’elle évite de se froisser les muscles. Bref, on lui a sectionné le tendon. Je me suis dit alors que si le Parti souhaitait faire mourir quelqu’un, il n’avait qu’à le tuer et voilà. Mais sectionner un tendon d’Achille, c’était trop cruel. […]

17. Mon père a été arrêté au mois de septembre de l’année où je suis sorti de l’école pour aller travailler, en 1954. Je me souviens qu’après la guerre de Libération, mon père n’avait pas été dénoncé et qu’il avait même participé à des assemblées populaires en tant que représentant. Quand il a été emprisonné, je me suis dit que le Parti arrêtait des gens sans raison. Cette affaire m’a causé bien des ennuis au travail.

18. Parmi les gens qui travaillent dans les salines du grand Tianjin, il y a beaucoup de cadres révolutionnaires. Ils sont quasiment incultes, or ils assurent surtout des tâches de contrôle ou de supervision des équipes dans leur travail. Je les méprise car ils tiennent des propos creux et sans intérêt. Il m’arrive souvent de les singer et de leur lancer : « Bons à rien ! Il suffit d’appartenir au Parti, d’avoir un passé un peu prestigieux, de faire le lèche-cul et c’est tout. » Dès que je les aperçois, ces cadres, je les fuis, car je ne veux pas avoir affaire à eux. […]

93. Je trouve que la calligraphie du président Mao n’est pas terrible et pourtant les grands journaux le sollicitent pour remplir leurs pages. Lorsque le président Mao écrit un poème, il est publié en première page et de nombreux poètes en font les louanges. Il me semble que, dès qu’il s’agit du président Mao, tout est bien et sa calligraphie et ses poèmes ne font pas exception. […]

100. Dans la capitale, à l’entrée de la ville, au pied des tours ou dans la grande avenue de Wangfujing, on peut voir des gens aux vêtements élimés essayer de vendre toutes sortes de choses ou de cirer des chaussures et, pas loin, on voit parader des gens très bien vêtus. Dans le train, si l’on compare les wagons des riches à ceux des gens ordinaires, c’est comme s’il y avait le paradis d’un côté et l’enfer de l’autre. Par rapport à la situation d’avant, il n’y a pas vraiment de différence. […]

105. Je me dis souvent : « Quelle malchance d’avoir grandi dans une famille de propriétaires fonciers. C’est comme si ma vie entière se résumait à cela. » Car, dans notre société, tout (entrer à l’école, trouver du travail, appartenir à la Ligue, etc.), tout est déterminé par l’appartenance de classe. C’est ainsi que je me trouve toujours désavantagé par rapport aux autres. N’y a-t-il aucun remède à cela dans cette vie ?


Fragment de la première tentative de M. X., début 1958

 

Quelques mois plus tard, une seconde lettre est rédigée :

Je suis né dans une famille de propriétaires fonciers de type féodal. Mon père a servi en tant qu’officier réactionnaire. Avant la Libération, il a servi dans le Fujian sous la direction du capitaine anti-communiste Lu Xinrong. Il a tué des soldats rouges, a fait couler le sang à la guerre et a de plus été chef de comté. Il a exploité avec brutalité le sang et la sueur du Peuple pour faire construire sa maison. Il a acheté des terres et des servantes, il a fait du commerce et n’a cessé d’être un exploiteur. Quand j’étais petit, mon père me disait souvent : « Apprends bien à l’école, dans l’avenir il faudra que tu puisses t’établir sans travailler de tes mains, comme moi. » J’étais très fier de lui. J’ai grandi dans cette famille d’exploitants vils et démoniaques qui vivait du sang et de la sueur du Peuple. […] La libération de la Chine rurale a été le tournant de ma vie. Les diverses campagnes politiques qui ont suivi, en particulier la réforme agraire et la purge des contre-révolutionnaires, entre 1949 et 1951, ont fait un sort à cette famille indigne. Ses terres, ses maisons ont été redistribuées. Après l’arrestation de mon père, cette famille féodale s’est complètement décomposée. Même si j'étais encore enfant à la fin de la guerre de Libération et que depuis j'ai pu faire l’expérience de nombreux mouvements politiques, même si grâce à l’éducation du Parti j’ai développé des idées nouvelles et lavé mon esprit des saletés capitalistes, il n’en reste pas moins que je suis né dans une famille de propriétaires fonciers dont j’ai largement subi l’influence. Je ne suis pas un lotus, dont la fleur sort immaculée après avoir éclos dans la boue. Mon idéologie politique, ma vie conservent une identité de classe capitaliste. Mes rapports défectueux à l'idéologie communiste sont liés à ma position sociale problématique, à ce jour non corrigée. […] Je suis né dans une famille d’exploiteurs et j’en ai subi l’influence. Devenir Rouge n’est pas facile. J’ai toujours considéré que c’était quelque chose d’inatteignable. […]

Quand mon père a été emprisonné, en septembre 1954, j’ai pensé que c’était injuste. Je me suis dit qu'il avait eu des problèmes dans son histoire personnelle mais que justement c'était du passé et que par la suite il n'avait plus fait de mauvaises choses. Je pensais qu’il n'avait pas à être emprisonné et que cela était injuste. Il suffit cependant de considérer son passé pour en comprendre les raisons : il a lutté dans le nord du Fujian contre l’Armée rouge, il a tué de nombreux soldats, il a froissé le bourgeon de la Révolution. Considérant tous ces faits avec du recul, il aurait dû être fusillé. Le gouvernement populaire a été magnanime envers lui et ne l’a condamné qu’à trois ans d’emprisonnement (il a été relâché en septembre 1957). […]

Au travail, je méprise certains cadres. Je pense que leur niveau de culture est bas, qu’ils ne font que parler de théorie mais ne savent rien faire de concret. Qu’ils partent donc à la retraite et qu’on n’en parle plus. Je n’ai que haine à leur égard et je me tiens à distance. Car le travail technique devrait être supervisé par quelqu’un qui s’y connaît. Au fond, j’aimerais les voir déguerpir. Pourtant je n’ai pas pensé au fait que, lors de la guerre de Libération et de la guerre contre le Japon, ils ont lutté contre des dangers considérables, au risque de leur vie, afin de libérer le Peuple de Chine. Au niveau politique, ils ont traversé les épreuves les plus sévères, ils ont réussi à conserver un statut de classe irréprochable et, dans le contexte limité où ils se trouvaient, ils n’ont pas eu le temps de se cultiver. Il est clair que je ne les respecte pas assez et je devrais, de tout mon cœur, m’efforcer de les aider, notamment à se cultiver. Mais ces sentiments de mépris que j’ai pour eux, ne viennent-ils pas de mon appartenance de classe ? […]

Puisque j'ai un point de vue totalement faussé vis-à-vis du Parti, j’ai de la même manière une opinion erronée sur le dirigeant adoré du Peuple, le président Mao. Je pense que ses poèmes et sa calligraphie ne sont vraiment pas terribles et que les nombreux journaux qui le publient n’ont aucun goût. J’ai en moi un a priori d’aversion spontanée, qui porte également sur ces publications. Néanmoins, aujourd’hui, je pense que les journaux et revues qui souhaitent publier des œuvres du président Mao reflètent l’amour que le Peuple éprouve à son égard. Ainsi, que celles-ci soient de bonne ou de mauvaise qualité, je ne peux moi-même pas en juger. […]

J'ai dit que dans le train, entre les wagons des hauts cadres communistes et ceux des vendeurs de rue, il y avait autant de différence qu'entre le paradis et l’enfer, et que cela m’avait beaucoup affecté. Mais avant la Libération, je faisais mes trajets dans des pousse-pousse individuels et je me déplaçais la tête haute. Pensais-je alors à celui qui tirait mon véhicule ou à ceux qui vont en train sur des couchettes en bois ? Pensais-je qu’ils vivaient l’enfer ? Avais-je de la compassion pour les mendiants ? Non. Je ne me comparais pas à eux, je ne pensais pas à eux, je n’étais que fierté et orgueil. Mais, si l’on compare la différence entre les hauts cadres communistes et les petits commerçants avec celle qui existait auparavant entre les administrateurs et les paysans, ce n’est pas du tout la même chose. Non seulement les grands cadres communistes ont le même statut politique que les petits commerçants mais ils n’ont pas droit à tout, tout est absolument équitable. Les différences qui perdurent du fait de la division du travail s’estomperont à mesure que notre société se développera. À cet égard, j’avais associé cadres communistes et administrateurs, en pensant qu’il y avait des inégalités entre ces derniers et le Peuple. Je voulais absolument dénoncer cette injustice et réclamais que les administrateurs descendent d’un rang. Ce genre d’argument n’est-il pas celui d’un ennemi ? C’est là un autre problème provenant de mon origine sociale.

 
Fragment de la deuxième tentative de M. X., décembre 1958.


 

Dénichées par Isabelle Thireau [1] chez un bouquiniste de Tianjin au sein d’un corpus d’archives provenant du parquet judiciaire local, ces deux lettres d’autocritique ont été écrites par M. X à plusieurs mois d’intervalle en 1958, soit près de dix ans après l’accession de Mao Zedong à la tête de la République populaire de Chine. Elles répondent à une demande du Parti communiste chinois — raconter et se raconter. Nous ne savons rien de la vie de M. X lorsqu’il écrit, de son avenir ou de celui de ces lettres. On devine qu’il a été désigné ennemi de classe, « droitier », intellectuel, condamné du fait de son origine familiale et que c’est pour cela qu’il doit se plier à l’exercice. On ne sait rien des événements qui séparent les deux lettres mais, entre la première et la seconde, les changements sont flagrants. À l’évidence, la première lettre de M. X a été refusée par son commanditaire, qui lui a demandé de la réécrire. Le contenu, le vocabulaire, la présentation de soi, jusqu’à la mise en forme du discours ont connu une torsion radicale.

L’année 1949 marque en Chine la fin de la guerre de Libération et la victoire du Parti communiste chinois (PCC) sur le Guomindang (Parti nationaliste). Plusieurs campagnes de masse se succèdent dès lors afin d’asseoir la légitimité et l’idéologie du PCC sur le territoire et d’établir la position dominante des classes ouvrière et paysanne. Première politique d’ampleur, la réforme agraire est menée de 1950 à 1952. Les terres et ressources des paysans les plus riches sont confisquées puis redistribuées. Cette réforme, au-delà de son dessein économique, permet le classement des paysan·nes en différentes catégories. Propriétaires terriens et élites locales, identifié·es comme « ennemi·es du peuple », sont remplacé·es dans l’administration par des paysan·nes d’origine modeste. Le bilan humain de ces deux années est colossal ; les historien·nes évoquent jusqu’à 3 millions de morts. En parallèle, la « campagne de suppression des contre-révolutionnaires » vise à purger la société chinoise urbaine de ses « mauvais éléments » — impérialistes, espions ou rebelles — dont le statut de coupable est considéré comme héréditaire.

En 1956, le monde communiste est à un tournant critique de son histoire. Khrouchtchev, nouveau dirigeant de l’Union soviétique, rend publique sa critique des crimes de Staline, son prédécesseur mort trois ans plus tôt. La même année, le VIIIe congrès du Parti communiste chinois voit s’exprimer de fortes réserves sur la ligne politique radicale qui a marqué les premières années du régime. Le président Mao veut éviter que le malaise social soviétique se répande en Chine. Afin de raffermir son autorité, mais aussi d’améliorer les relations entre l’État et la population, il appelle son peuple, et en particulier les « intellectuel·les », à exprimer leurs critiques de l’État et du système bureaucratique. C’est le début d’une nouvelle campagne de « rectification », aussi dite des Cent fleurs — d’après une phrase célèbre prononcée par le président : « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent. » Cette campagne, organisée entre février et juin 1957, provoque l’explosion de critiques et de mouvements contestataires dont l’ampleur dépasse rapidement le cadre prévu initialement, et Mao opère une rapide volte-face. La campagne « anti-droitière » succède à la précédente et une répression féroce touche, entre 1958 et 1960, ceux et celles qui se sont exprimé·es durant les mois précédents. Entre 500 000 et 1,2 millions d’individus identifiés comme « ennemis du socialisme » sont déportés. Cette campagne vise principalement la catégorie des « intellectuel·les », comprise dans un sens très large et mouvant : il s’agit de toutes les personnes qui ont fréquenté l’école secondaire ou ont acquis des connaissances issues de l’ancienne société. En entérinant le discrédit des « intellectuel·les » au profit de la seule productivité des « masses » ouvrières et paysannes, la campagne « anti-droitière » constitue un véritable jalon entre la première période communiste et la suivante, marquée par le début du Grand Bond en avant dès 1958. Cette politique de modernisation de toutes les sphères de la société se solde par un échec et plusieurs millions de morts, par suite notamment des famines engendrées par un plan quinquennal incompatible avec le rythme des récoltes.

L’adhésion des individus au projet socialiste nécessite la destruction des anciennes structures sociales (familles, groupes religieux, amicales régionales…). La direction centrale impose aux autorités locales des quotas d’ennemi·es à neutraliser et les Chinois·es sont incité·es à dénoncer les personnes suspectes. Les campagnes de propagande du régime maoïste s’accompagnent ainsi d’une intense production d’écrits — accusatoires, dénonciateurs, justificatifs. À une autre échelle, la répression s’opère par l’intermédiaire de l’autocritique contrainte, dans laquelle un individu doit avouer ses crimes et confier ses pensées idéologiques non confor­mes avec le socialisme de façon « volontaire et spontanée ». On lui enjoint de repérer et reconnaître ses erreurs, de faire l’exposition sans fard de ses propres limites et de soumettre ce compte-rendu réflexif au Parti dans l’objectif de se réformer. Si l’examen de conscience n’est pas jugé satisfaisant, l’individu peut être sollicité de nouveau. Ne pas se conformer aux exigences de l’autocritique peut entraîner de violentes représailles. Pris dans l’engrenage de la « campagne anti-droitière », dont l’une des modalités de réalisation s’illustre avec le mouvement peu connu Donner son cœur au Parti (mai-juin 1958), c’est à cet exercice que doit se livrer M. X dans ses lettres. 

[1] Isabelle Thireau est directrice de recherche au CNRS-EHESS. Ces lettres ont été présentées dans le séminaire « Normes et légitimité en Chine con­tem­poraine » qu'elle y a animé en 2016-2017. Les traductrices et auteures de ce texte lui adressent leur chaleureuse gratitude pour leur avoir transmis ces matériaux.

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