La messie de Milan

Qu’y a-t-il sous le pagne de Jésus revenu·e ?

Type : enquête & analyse

Thèmes : discrimination, État, genre, institution, intime, pouvoir, religion

Illustration : Amélie Laval.

Un christ féminin et sa papesse milanaise enfièvrent l’Église au XIIIe siècle, jusqu’à finir au bûcher. Mais à qui profite le crime ? À l’opulent clergé menacé par une foi à la pureté renouvelée ? Au pape et sa tyrannie papatriarcale ? À la famille rivale des Visconti, qui règne alors sur Milan ? Une saga mêlant sexe, fric et pouvoir dans l’Italie du Moyen Âge, ou comment l’Inquisition a flirté avec des péchés capitaux somme toute très politiques…

 

XXX

 

Si une curieuse lubie vous pousse à vous pencher sur une étrange « sainte » du Moyen Âge, nommée Guglielma, il vous faudra parcourir une tradition, un patchwork de contes s’inspirant les uns des autres. Au début de la Rappresentazione di S. Guglielma, figliuola del Re d’Inghilterra d’Antonia Pulci, un ange passe, et récitant ces vers, la présente ainsi1 :

Étant nouvellement baptisé

À la foi de Jésus, le roi de Hongrie

Se décida à prendre épouse

Et à la chercher par tous royaumes

Il s’allia au grand roi d’Angleterre

Et ce fut par l’une de ses filles, noble et pieuse

Qui s’appelait Guglielma

De bonnes mœurs, honnête et belle

Cette Guglielma souffrit de nombreux tourments

Et vagabonda de par le monde

Et fut condamnée sur la foi de calomnies

Au supplice du feu, cependant la Majesté divine

La soustraya à toutes ces trahisons et calomnies

Parce qu’elle secourt quiconque s’incline devant elle

Et bien qu’elle ait été tourmentée en ce monde

Comme le fut Job, elle fut finalement sauvée.

 

Alors Guglielma, sainte ou sorcière ?

La trame de ces « mystères » – un genre particulier de pièces de théâtre – n’est guère originale ; ils sont tissés de lieux communs empruntés aux vitae, les hagiographies2 de saintes femmes du Moyen Âge. Si l’on parcourt celles écrites au XVe siècle, on trouvera la Vita di S. Guglielma d’Antonio Bonfadini, dont le canevas de la pièce de Pulci est tiré. Elle raconte l’histoire, pathétique et édifiante comme il se doit, de Guglielma, une belle et sage princesse royale, ici fille du roi d’Angleterre. Souillée par la calomnie de l’adultère, son innocence intacte et sa foi sincère lui assurent la protection divine, et lui permettent de fuir le bûcher qui l’attend et de se réfugier à Milan, où elle meurt en sainteté.

Vous voulez un peu moins de bondieuseries, plus de sexe, un goût de sabbat3 ? Un autre récit se fait jour au même moment, à travers les poèmes de Gabrio de’ Zamorei, un ami de Pétrarque, ou dans ceux du Trithème, au XVe siècle. Guglielma est une fausse dévote. Elle et son amant, Andrea, tiennent à la nuit tombée avec des ami·es des conventicules4 dans la cave de leur maison, où les femmes de la secte sont tonsurées, donnent les services religieux tout en maudissant les prêtres catholiques. L’unique chandelle soufflée, la patronne de cette joyeuse compagnie, revêtue des ornements pontificaux, donne l’ordre à chacun·e de s’accoupler avec son voisin ou sa voisine de table. La sauterie se finit sur un petit remontant, composé de vin mélangé aux cendres d’un nourrisson né des orgies précédentes. Là encore, rien de bien original : tous ces détails croustillants sont issus d’une autre tradition prenant sa source dans une bulle (un texte de loi) datant de 1233, du pape Grégoire IX, intitulée Vox in Rama, qui décrit par le menu un banquet d’hérétiques, présidé par un chat noir : « Ils éteignent la chandelle et s’adonnent aux plus sordides actes de luxure, sans nulle distinction entre ceux étrangers et leurs parents. S’il y a plus d’hommes que de femmes, transportés de passions ignominieuses, brûlants de désir tour à tour, les hommes avec les hommes satisfont leurs dépravations, et les femmes font de même… »5. C’est la pierre fondatrice de l’imagerie du sabbat, promise à une fortune certaine dans les siècles à venir. Alors Guglielma, sainte ou sorcière ? Pour le savoir, il nous faut revenir à la source commune de ces récits : que s’est-il passé à Milan en ce début du XIIIe siècle ?

 

De la fiction littéraire à la fiction historique

La Guglielma de la tradition historique nous est connue par un procès inquisitorial instruit en 13006. Guglielma est morte depuis vingt ans déjà, mais les inquisiteurs veulent éradiquer une hérésie dont ils la pensaient inspiratrice, et interrogent minutieusement tous ses « sectateur·es ». Les interrogatoires se succèdent, et les deux inquisiteurs, Guido de Cochenato et Raniero de Pirovano, déploient tout le savoir-faire accumulé et raffiné par le tribunal de la foi depuis un siècle pour arracher les aveux des hérétiques. En retrait, un greffier transcrit en latin les confessions. Les actes de ce procès dessinent alors le portrait d’une femme à la piété exemplaire, suscitant l’admiration et la dévotion des laïc·ques comme des religieux·ses. Arrivée à Milan autour de 1260, sa légende la dit princesse royale de Bohème. Elle adopte une vie de prières et de contemplation, et devient bienfaitrice et protégée de la prestigieuse abbaye de Chiaravalle, fondée par saint Bernard lui-même. Elle s’y entoure de sa propre famiglia – spirituelle  –, dans laquelle Andrea Saramita, son « fils aîné » et Maifreda de Pirovano, sa « fille », tiennent les premiers rôles.

Ses fidèles avaient écrit nombre d’hymnes, litanies et psaumes pour appuyer ce culte, un nouvel évangile qui devait remplacer le Nouveau Testament comme celui-ci avait remplacé l’Ancien. Iels dévoilèrent aux inquisiteurs les détails de leur credo ; la naissance de Guglielma, disaient-iels, avait été annoncée par l’archange Raphaël à sa mère, la reine Constance de Bohème, comme celle de Jésus avait été annoncée par l’archange Gabriel à la Vierge Marie. Elle était bel et bien un nouveau Christ, de nature à la fois divine et humaine, mais femme. Elle portait miraculeusement les stigmates de son passage sur la Croix : la blessure au flanc, due à la lance d’un soldat romain, et les plaies au creux des mains et des pieds, dues à la crucifixion, comme si son corps se remémorait les supplices de Jésus. De la même manière que le Christ avait ressuscité dans son corps d’homme, en présence de ses disciples, avant d’entamer son ascension céleste, Guglielma ressusciterait à la Pentecôte de l’année 1300, dans son corps de femme, en présence de ses fidèles. Elle leur octroierait ensuite les « langues de feu », don du Saint-Esprit permettant à ses apôtres de s’adresser à tous les peuples en leur langue. Alors s’accomplirait la Parole : tous les « faux chrétiens », les juifs, les sarrasins seraient convertis, et le christianisme deviendrait enfin seule foi universelle.

 

Comme un désir d’Apocalypse

Aussi baroque et illuminé que puisse paraître ce portrait, il n’avait rien d’une bizarrerie. Les XIIIe et XIVe siècles font en effet figure d’ère New Age du christianisme médiéval. La religiosité des gens ordinaires entame une mue profonde : l’on ne se contente plus d’un salut promis par les prêtres en échange d’une obéissance sans faille et de dons sonnants et trébuchants. Les croyant·es aspirent à éprouver en personne ce qu’est la foi chrétienne, en se débarrassant de leurs fardeaux matériels, en embrassant une « vie pauvre », en imitant le Christ. « Le christianisme, ici et maintenant », en quelque sorte. Souvent inspirées des prophéties d’un abbé de Calabre, Joachim de Flore, partout fleurissent les espérances eschatologiques7, dépeignant dans un futur proche la fin du monde, c’est-à-dire le retour du Fils de Dieu, et l’instauration d’un royaume de Justice où le savoir religieux et la grâce seraient également répartis. Dans cette perspective, Guglielma ressemble alors à un saint François d’Assise féminin. Ce dernier avait en effet été élevé au rang d’annonciateur angélique du renouveau spirituel de la chrétienté qu’espéraient en effet celles et ceux qui désespéraient de la vieille Église romaine catholique. Le fondateur de l’ordre franciscain, dans les écrits de ses disciples les plus fervents, apparaît lui aussi portant les stigmates de la Passion, entouré de ses disciples, nouveaux apôtres, annonçant la survenue du Jugement dernier et l’instauration du Royaume de Dieu sur terre.

À cette époque, les « nouveaux Christs » se multiplient comme des petits pains. Des Christ mâles, cela va de soi. Sauf à Milan. « Guglielma se disait le Saint-Esprit incarné en vue de la rédemption des femmes et elle baptisa des femmes au nom du Père, du Fils et d’elle-même » nous raconte le chroniqueur (anonyme) des Annales de Colmar8, quelques années après que le procès a eu lieu. Aussi expéditifs soient-ils, ces quelques mots interpellent, puisque, dans les sources parvenues jusqu’à nous, rien n’indique ce « séparatisme » féminin de la secte : pour tou·tes ses fidèles, Guglielma sera rédemptrice du genre humain tout entier, hommes et femmes confondues. Pour l’historienne Paulette L’Hermite-Leclercq, il y a là comme une mauvaise conscience masculine du clergé médiéval9.

À cette époque, l’Église assurait avec constance aux filles d’Ève que le Christ était mort pour elles aussi. Mais étrangement, la rencontre avec le divin semblait bien moins atteignable aux femmes. Pourquoi ? Parce qu’elles étaient coupables au premier chef, à travers leur lointaine aïeule, de la Chute hors du paradis d’éden et du péché originel. Puisque sur elles pesait toute la conscience coupable du monde, les femmes pouvaient plus aisément que les hommes désespérer de la possibilité d’être sauvées, de trouver la rédemption promise à l’humanité toute entière. Au risque pour les clercs de les voir se détourner ou même s’élever contre l’Église.

C’est que cette exaltation populaire autour de l’Apocalypse prochaine n’était pas qu’une fièvre bénigne, un doux délire inoffensif ; dans l’imagination propre à ce renouveau de la piété médiévale, avec le retour du Christ venait la punition des injustes, et parmi elleux des clercs vivant dans l’opulence et le luxe, oublieux des enseignements du Christ. Et en particulier du premier d’entre eux, le pape, tyran d’entre les tyrans. Le pape d’alors, Boniface VIII, n’était pas particulièrement consensuel. Il fut l’un des papes les plus impétueusement autoritaires du Moyen Âge, et l’un des plus intransigeants sur la séparation des deux ordines, l’ordre laïc et l’ordre religieux. Il ne fit preuve d’aucune défaillance dans la traque de celles et ceux qui aspiraient à une plus égale distribution de la sacralité et de la grâce. Les plus radicaux des franciscains qui avaient accordé foi aux visions représentant saint François en annonciateur du retour du Christ, appelés spirituels, se trouvèrent eux aussi en butte aux poursuites de l’Inquisition. En 1296, dans sa lettre Saepe sanctam Ecclesiam, il tempêta contre ces laïc·ques, « même de sexe féminin », qui s’étaient enhardi·es jusqu’à prêcher et entendre les confessions sans avoir été ordonné·es. Peut-être était-ce un écho à notre hérésie milanaise ? En tout état de cause, pour les laïc·ques de tout sexe qui aspiraient à une révolution dans l’Église, Boniface VIII fit rapidement figure d’Antéchrist, de nouveau Dioclétien10 attaché à la persécution des vrai·es chrétien·nes. À la lumière de ce tableau, il apparut aux fidèles de Guglielma que l’histoire se répétait ; les persécutions que les apôtres avaient subies par amour pour Jésus, les guglielmites pensaient ainsi les subir de la main de l’Inquisition. Avec raison, puisque Guglielma fut déclarée hérétique. À l’issue du procès de 1300, Andrea Saramita et Maifreda de Pirovano, le fils et la fille spirituelles de Guglielma, furent envoyé·es au bûcher. La vindicte des inquisiteurs ne s’acheva pas là. La dépouille de la fausse sainte fut exhumée et livrée aux flammes elle aussi, comme le voulait le droit inquisitorial : la persécution des hérétiques ne se laissait pas arrêter par leur mort.

 

Genre et pouvoir au Royaume du Christ-Reine

L’espérance en l’avènement d’un âge nouveau pour la chrétienté s’accompagnait en effet d’une critique virulente de l’Église de Rome – l’Église rêvée des temps derniers était le miroir vertueux des vices de celle-ci. Pauvre quand le clergé s’abîmait dans la somptuosité, chaste quand les cardinaux sombraient dans le stupre, et, pour les guglielmites, féminine, quand le pape incarnait la toute-puissance paternelle. C’est en effet un des traits saillants de « l’hérésie » guglielmite : l’hérésiarque Guglielma avait désigné comme sa vicaire – c’est-à-dire sa représentante en ce bas monde – Maifreda de Pirovano, une moniale11 de l’ordre des Umiliati. Comme Jésus avait laissé les clefs de l’Église catholique à l’apôtre Pierre, son vicaire sur Terre, Guglielma – une fois ressuscitée – les confierait à son tour à sœur Maifreda. Pierre avait été le premier évêque de Rome, le premier des papes, et les clefs symbolisaient le pouvoir, déposé entre les mains de la papauté, de lier et de délier, d’ouvrir le royaume des cieux aux chrétien·nes. Selon les dépositions recueillies par les inquisiteurs, à la Pâques de l’année 1300, sœur Maifreda aurait – à l’encontre des prohibitions faites à son sexe – célébré la messe et prêché à Milan, comme Pierre l’avait fait à Jérusalem et à Rome avant la résurrection du Christ. Elle semblait fin prête à assumer son rôle futur de papesse, à la tête de la chrétienté.

Le nœud du problème était en effet celui du pouvoir, et du genre du pouvoir, dans l’Église. L’Église avait elle-même envisagé le Christ-femme, à travers la pensée de Thomas d’Aquin, le théologien le plus célébré du XIIIe siècle. Dans son Commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, Thomas se demande pourquoi Jésus s’était incarné dans un corps sexué plutôt qu’asexué, et pourquoi ce corps avait été celui d’un homme plutôt que celui d’une femme12.

Dans le corps mystique, qui est l’Église, il n’y a pas de différence entre les sexes, car, comme le dit l’Apôtre13, Épître aux Galates, 3, 28 : « Dans le Christ, il n’y a pas d’homme ni de femme. »

Cependant, continue Thomas, quitte à embrasser totalement la condition humaine, le Christ aurait dû assumer le sexe féminin, parce que l’humanité ne pouvait connaître la rédemption que par là où elle avait péché.

En effet, la restauration correspond à la chute. Or, la première chute a été le fait de la femme. Le principe de la restauration devait donc être une femme. […] Le Christ a assumé les carences de notre nature. Or, la fragilité du sexe féminin est une carence. Il devait donc l’assumer. Il est dit dans un sermon sur les vierges : « Plus le vase qui triomphe de l’ennemi est faible, plus Dieu est loué. » Or, Dieu doit être loué au plus haut point par la victoire du Christ. Il convenait donc qu’il assume le sexe le plus faible, le sexe féminin. 

Mais, finalement, cette faiblesse est impossible, parce qu’incompatible avec l’exercice du pouvoir. Car Jésus-Christ est aussi Christ-Roi, souverain éternel et suprême :

Cependant, le Christ était la tête de l’Église. Or, la femme n’est pas la tête de l’homme, mais c’est l’inverse, selon l’Apôtre. Il ne devait donc pas être une femme.

C’est la conclusion finale de Thomas d’Aquin : le Christ gouverne l’Église comme l’homme gouverne la femme – donc Jésus ne pouvait être de sexe féminin. Au Moyen Âge, le partage entre l’hérésie et la sainteté est un partage politique. Si Guglielma de Milan fut hérétique plutôt que sainte, c’est aussi parce que l’imagination utopique dans laquelle elle s’inscrivait était fondamentalement incompatible avec l’imagination du pouvoir propre à l’Église catholique.

Un jeu de miroirs entre l’État et l’hérésie

L’histoire de la papauté au XIIIe siècle est l’histoire de l’invention d’une « cosmogonie » politique, d’une mythologie du pouvoir pontifical. Au travers du droit de l’Église – ou droit canonique –, de la théologie, de l’exégèse biblique, de l’histoire même, les papes du Moyen Âge central et leurs partisans ont entièrement réimaginé ce que devait être le pouvoir dans la chrétienté. L’autorité juste, telle que prescrite par le texte biblique, devait prendre la forme d’une « hiérocratie », c’est-à-dire d’un gouvernement assuré par les détenteurs du sacré, auquel seraient subordonnés les princes et les rois séculiers. Dans ce régime utopique – c’est-à-dire ce plan de gouvernement – le plus humble des curés, du fait de sa dignité supérieure de clerc, avait autorité sur le plus puissant des seigneurs laïcs, puisque par l’ordination le Christ l’avait investi du pouvoir de médiation sacramentelle. Cette théorisation d’un gouvernement théocratique accompagna effectivement la centralisation d’une Église auparavant fragmentée en diocèses et provinces ecclésiastiques. À son sommet trônait le pape, juge universel, disposant de la plenitudo potestatis – la plénitude de pouvoir – c’est-à-dire de la plus haute souveraineté juridictionnelle, mais aussi de l’autorité suprême en matière de vérité de la foi. Son autorité, et la sacralité de sa personne, lui venaient de sa qualité de vicaire du Christ, de représentant de Jésus sur Terre.

Alors que la papauté tendait tous ses efforts pour légitimer et imposer ce projet théocratique au long cours, les hérésies opportunément démasquées par l’Inquisition se trouvaient investies d’un rôle tout particulier. Pour l’Église, l’hérétique est l’ennemi·e de tout·e chrétien·ne, et même du genre humain tout entier. Le régime théocratique imaginé par la papauté fut dès lors bâti en prenant prétexte de la finalité urgente et incontournable de la défense de la foi contre la dépravation de l’hérésie. L’Église romaine en fit une véritable stratégie de guerre et d’affirmation d’un pouvoir de plus en plus absolu ; les résistances sociales et politiques au gouvernement et à la discipline ecclésiastique étaient travesties comme crime contre la religion chrétienne, et devenaient des points d’appui pour imposer des structures juridiques et étatiques patiemment mûries. Protester contre les prétentions du pape à un trop grand pouvoir, par exemple, pouvait valoir chef d’accusation. La monarchie pontificale s’alimentait ainsi des obstacles qu’elle rencontrait, mais l’on pourrait aussi bien dire, qu’elle suscitait. Les oppositions politiques étaient systématiquement déformées par les clercs pour correspondre le mieux possible à un double inversé, et maculé d’hérésie, du pouvoir pontifical. Celui-ci se construisait ainsi en diabolisant la parole de ses ennemi·es, en leur prêtant les traits antithétiques de son propre projet politique.

Dans cette bataille, l’Inquisition était le bras judiciaire de la papauté. Elle avait, de fait, la fâcheuse tendance à voir dans l’hérésie ce qu’elle voulait bien voir, c’est-à-dire ce qui correspondait à sa représentation de la déviance et du crime contre la foi chrétienne. Il faudrait ici revenir sur les techniques d’interrogatoire des inquisiteurs – sans même parler de l’usage de la torture – qui permettaient à ceux-ci de faire dire, par la peur brute, l’espérance distillée de « s’en sortir », les promesses de clémence, ce qu’ils voulaient entendre. Un procès d’inquisition est, à bien des égards, une fiction comme une autre, qui ne parvient jamais à s’empêcher d’imaginer, sous chaque accusé·e tombant sous sa coupe, l’ennemi·e idéal·e, mais qui aussi bien a le pouvoir de le ou la faire naître à la vie – ou au moins à l’histoire – en forçant ses aveux.

Fabriquer l’hérésie, fabriquer la sainteté

Il est sain alors de relire le procès de la secte milanaise avec méfiance. Qui nous dit qu’il ne s’agit pas là d’une énième réécriture historique opérée par les inquisiteurs ? De fait, la doctrine guglielmite reproduit un peu trop fidèlement la représentation idéologique du pouvoir propre à la papauté tardo-médiévale, mais en substituant la femme à l’homme au sein d’un ordre clérical très explicitement patriarcal. Elle est une monstruosité « parfaite », en quelque sorte : elle duplique, mais « pervertit » en la féminisant, la forme fantasmée de la royauté christique et la structure pyramidale du pouvoir pontifical. Elle répond tellement bien à cette utopie de gouvernement, mais de manière inversée, que l’on ne peut se défaire du soupçon que cette « horreur » théologique et juridique n’a pas été découverte par hasard.

D’autant plus que cette affaire ne manque pas d’une facette politique plus pragmatique. Au tournant des XIIIe et XIVe siècle, c’est la famille des Visconti qui domine Milan : Otton Visconti est l’archevêque de Milan, son neveu Matteo est capitaine du peuple et vicaire impérial, c’est-à-dire représentant de l’empereur du Saint-Empire romain germanique, le suzerain de la ville de Milan. Dans la lutte entre les guelfes (partisans du pape) et les gibelins (partisans de l’empereur), les Visconti ont clairement choisi leur camp, au point de devenir l’ennemi juré de la papauté. Lorsque le vieil Otton meurt en 1295, Boniface VIII parvient à faire élire un pion de la famille rivale des Visconti, les Della Torre, à l’archevêché. La traque des guglielmites commence peu ou prou au même moment. Est-ce là une simple coïncidence ? Maifreda de Pirovano, la « papesse » de Guglielma, est une Visconti, une cousine germaine de Matteo, dont le fils et successeur Galeazzo est accusé lui aussi d’appartenir à la secte… La « découverte » de cette hérésie constitua un atout maître pour les menées politiques de la papauté en Lombardie, et lorsque le successeur de Boniface VIII, Jean XXII, ouvrit un procès pour hérésie contre les Visconti, il ne manqua pas d’asséner comme preuve que ce lignage était maculé par l’hérésie. Pour un abrégé du réquisitoire, lisons la Chronique de Guillaume de Nangis14 : « […] Une inquisition ayant été faite contre [les Visconti], ils furent trouvés manifestes hérétiques, et définitivement condamnés comme tels. Ayant reçu souvent des envoyés du Siège apostolique, [les Visconti] les frappèrent, les emprisonnèrent, déchirèrent leurs lettres ; ils dépouillèrent les églises, enlevèrent ce qu’elles renfermaient, chassèrent de leurs résidences les évêques, les abbés et autres personnes ecclésiastiques, les flagellèrent, les envoyèrent en exil, en tuèrent plusieurs, et brûlèrent les hôpitaux, les églises et autres maisons de piété. Matteo […] niait la résurrection de la chair, ou du moins la révoquait en doute. Son aïeul et sa grand-mère avaient été hérétiques et pour ce brûlés. Maifreda sa sœur par sa mère avait été brûlée à Orvara ; elle prétendait que le Saint-Esprit était incarné. » Libidineux, pervers, impies, acoquinés avec tous les infidèles de la terre, les Visconti se virent rhabillés pour plusieurs hivers.

Un autre son de cloche que celui du pouvoir ecclésiastique est pourtant discernable ; il nous conduit à relativiser grandement le caractère scandaleusement hérétique des admirateur·ices de Guglielma. Ces dernier·es appartiennent à toutes les couches sociales de la commune, l’on y trouve une servante, des aristocrates, des juristes, des prêtres comme des marchands. Des client·es des Visconti comme des client·es des Della Torre. Avant que l’Inquisition ne s’en mêle, le prestigieux monastère cistercien de Chiaravalle, près de Milan, organise des offices au nom de Guglielma. Deux fois par an, à l’anniversaire de sa mort et au jour des Saints, les moines prêchent en son honneur. Des foules de pèlerin·es s’y rendent pour se recueillir sur sa tombe, et l’abbé du monastère tient un registre des guérisons miraculeuses qui ont eu lieu. C’est, en somme, la vie post-mortem d’une sainte ordinaire ; si elle n’a pas encore été béatifiée par le pape, qu’importe, son tour viendra, il faut en attendant accumuler les preuves à porter à son procès en canonisation. C’est qu’une sainte ou un saint est un véritable don de Dieu pour un monastère ; son culte, pourvu qu’il soit populaire, signifie prestige et manne financière, et chacun·e en veut sa part. Quelques paroles rapportées de Guglielma elle-même mettent en doute que son histoire ait été autre chose que celle d’une pieuse femme aspirant à la sainteté ; l’enthousiasme débordant de ses fidèles l’aurait conduite à de nombreuses reprises à protester avec humilité de sa nature pécheresse : « je ne suis qu’une pauvre femme et un vil vermisseau » aurait-elle dit à un dévot qui lui demandait si elle était Christ ressuscitée… Rien n’indique que ce portrait soit celui de la « véritable » Guglielma, mais tout indique que celui dressé par l’Inquisition obéit à de toutes autres considérations que celles visant à restituer le désir de sacré de cette femme pieuse.

Il ressort de toute cette histoire que l’on ne sait rien, ou si peu, de cette hérésiarque milanaise : un procès d’inquisition n’est rien d’autre qu’un rapport de police. Si l’on doit, par-delà les apparences, enquêter soi-même sur la nature d’une collection de déviances religieuses, il arrive souvent que l’on ne trouve rien d’autres que femmes et hommes ordinaires, préoccupé·es à se trouver un saint, une sainte, un peu d’espoir en leur salut, un peu de justice à venir. Si l’on fouine sous le pagne de Jésus, c’est (encore) pour trouver la foi. ♗

 

Note concernant les illustrations : En 1441 la dernière des Visconti, Bianca Maria, se maria au nouveau maître de Milan, le condottiere Francisco Sforza. Celui-ci commanda pour l'occasion au peintre Bonifacio Bembo un jeu de cartes, connu aujourd'hui comme le tarot Visconti-Sforza. L'une de ces cartes représente une nonne en robe de bure, coiffée de la tiare papale, tenant dans sa main droite un sceptre et dans la gauche un livre fermé. Il ne peut s'agir de personne d'autre que soeur Maifreda de Pirovano...

[1] A. Pulci, Rappresentazione di S. Guglielma, figliuola del Re d’Inghilterra, per Dom. Ciuffetti, 1708.

[2] Une hagiographie narre la légende d’un saint, sa vie, ses œuvres, ses miracles.

[3] Le sabbat désigne, à partir du XVe siècle, des cérémonies nocturnes menées par des sorciers ou sorcières.

[4]  Réunion généralement secrète, illicite ou séditieuse, où l’on complote.

[5]  Grégoire IX, Vox in Rama, 13 juin 1233. Voir <telma-chartes.irht.cnrs.fr/aposcripta/notice-acte/26666>.

[6]  Les actes du procès ont été publiés par Felice Tocco, « Il processo dei Guglielmiti », dans Rendiconti della Reale accademia dei Lincei. Classe di scienze morali, storiche e filologiche, 5e s., t. 8, 1899. Il existe une édition moderne avec une traduction en italien, par Marina Benedetti, Milano 1300. I processi inquisitoriali contro le devote e i devoti di santa Guglielma, Libri Scheiwiller, 1999.

[7]  L’eschatologie est le discours sur la fin du monde, ou la fin de l’histoire.

[8]  Annales Colmarienses maiores, dans Monumenta Germaniae Historica, SS 17, a d a. 1301,cité par Paulette L’Hermite-Leclercq, Id.

[9Ibid.

[10]  Empereur romain, responsable de « la Grande Persécution » contre les premier·es chrétien·nes au début du IVe siècle.

[11]  Moniale est le féminin de moine.

[12]  Thomas d’Aquin, Commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, traduction et notes par Jacques Ménard, 2009, Livre III, dist. 12, q. 3, art. 1.

[13]  L’« Apôtre », lorsqu’au singulier et sans plus de précision, désigne Paul de Tarse.

[14La Chronique de Guillaume de Nangis, François Guizot (trad.), Jean-Louis-Joseph Brière, 1825.

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