Type : chronique, dossier, tombola chemise
Dossier : La pierre à feu
Thèmes : héritage, inégalités, patrimoine
Illustration : Bernd et Hilla Becher, "Framework Houses in Siegens Industrial Region"
Les chiffres, notamment à travers la statistique, saturent les médias, les analyses, la publicité. Ils construisent un monde en trompe-l’œil et font écran à des réalités bien concrètes. Dissection du numéro gagnant.
En 2015, l’enquête Patrimoine de l’Insee estimait que 62,6 % des ménages vivant en France possédaient un bien immobilier. Généralement arrondi à 60 %, ce chiffre donne lieu à des réactions variées. Celles et ceux qui considè-rent la propriété foncière comme un attribut de la bourgeoisie sont surpris·es qu’elle soit aussi répandue ; celles et ceux pour qui l’accès à la propriété doit se « démocratiser » se félicitent de cette progression ou la jugent insuffisante par rapport aux autres pays de l’OCDE. D’autres, enfin, déplorent une course illusoire à l’acquisition immobilière. Si cette mesure doit être utilisée avec prudence en raison de difficultés méthodologiques propres à la statistique1, elle efface également les logiques complexes dans lesquelles s’inscrit l’accession à la propriété. Que masque ce chiffre des rapports à la propriété privée en France ?
L’injonction à la propriété
Ces 60 % sont d’abord la traduction statistique d’une diffusion de la propriété immobilière, soutenue par des politiques de plus en plus libérales qui ont fait de la propriété individuelle une alternative à la prise en charge des besoins de logement. Si, dès la fin du XIXe siècle, des réformateurs sociaux et une partie du patronat souhaitent transformer les ouvrier·es en propriétaires, afin de mieux les encadrer2, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’assise sociale de la propriété s’élargit, notamment sous l’effet du soutien étatique à la construction privée de logements. À partir des années 1960, la libéralisation du secteur bancaire ouvre l’accès marchand à la propriété aux populations moins aisées, par l’emprunt. Plus besoin de posséder un capital équivalent au bien désiré ou de pouvoir le construire soi-même, il suffit de percevoir des revenus suffisamment réguliers et élevés pour contracter un crédit. L’importance de l’héritage en est amoindrie, mais pas le cadre familial de la propriété. D’une part, la dimension conjugale de l’accession à la propriété se renforce : ce sont majoritairement des couples dont les deux membres sont actifs qui s’endettent pour acheter leur résidence principale. D’autre part, la propriété reste presque exclusivement transmise entre personnes apparentées, conformément aux dispositions du Code civil et de la fiscalité française3.
À la fin des années 1970, Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre promeuvent la propriété individuelle. Leur gouvernement freine sur la construction de logements sociaux et valorise le pavillon en l’associant au succès de ce qui est alors appelé « nouvelles classes moyennes salariées ». En 1977, l’instauration des Aides personnalisées au logement — pour les locataires et les accédant·es à la propriété — et des Prêts pour l’accession à la propriété consacre le passage de l’aide à la construction à l’aide à la personne, et plus particulièrement au crédit. Sous couvert de promotion de la liberté individuelle, il s’agit de faire entrer le logement dans l’économie de marché — en fournissant une clientèle solvable aux entreprises du bâtiment. Trente ans plus tard, l’injonction libérale à l’autonomie, dans le travail comme dans la propriété, s’est intensifiée. Tous propriétaires ! lançait Nicolas Sarkozy lors de sa campagne de 2007. La propriété se présente ainsi comme un impératif économique, social mais aussi moral : soutien à l’emploi, elle inciterait chacun·e à respecter son cadre de vie, et constituerait une assurance face au chômage et à la vieillesse en période d’effritement de l’« État-providence ».
Désormais l’un des modes privilégiés d’accumulation de capital en France4, la propriété immobilière semble s’être imposée comme un puissant dispositif d’intégration des normes dominantes : épargne, salariat, vie conjugale, transmission familiale. Pourtant, le discours méritocratique qui la justifie nie bien des inégalités. D’une part, la dynamique d’extension de l’accès à la propriété régresse à partir des années 1980 dans toute l’Europe, d’autre part, les propriétaires, s’ils prolifèrent, ne se ressemblent pas.
Le retour de la distinction par la propriété
Jusqu’à la fin des années 1970, la proportion de propriétaires augmente presque aussi vite chez les ouvrier·es et les employé·es que chez les cadres moyen·nes et supérieur·es. La réforme de 1977 a joué un rôle considérable dans la hausse du nombre de propriétaires parmi les professions intermédiaires et une partie des classes populaires, tandis que l’industrialisation de la construction et l’inflation diminuaient le coût de l’acquisition et du crédit. Elle n’a cependant pas empêché le renforcement des inégalités économiques. La hausse du chômage et la politique de rigueur visant à réduire l’inflation dans les années 1980, puis la crise économique des années 1990, doublée d’une hausse des prix immobiliers et fonciers, conduisent les gouvernements et les banques à durcir les conditions d’attribution des aides à l’achat. La sélectivité sociale de l’accession à la propriété n’a cessé de se renforcer depuis.
La diffusion de la propriété dans les classes populaires entamée dans les années 1950 a ainsi été stoppée. L’âge d’accès à la propriété s’est élevé, surtout pour les ouvrier·es, tandis que la proportion de cadres accédant·es de moins de trente ans s’étendait. La part des acquéreurs et acquéreuses aidé·es par l’État, comme celle des ancien·nes locataires de l’habitat social, a diminué5. Les ménages primo-accédants sont également devenus de moins en moins nombreux, au profit des multipropriétaires. Selon Thomas Piketty, les 10 % des ménages français les plus aisés en termes de revenus détiennent aujourd’hui un peu plus de 60 % du patrimoine total du pays. Les autres propriétaires correspondent en majorité à la « classe moyenne patrimoniale » que le XXIe siècle aurait vu naître dans tous les pays européens : il s’agit des 40 % de ménages qui suivent les plus aisés, composés de petit·es rentier·es continuant à travailler. Les 50 % restants ne détiennent pas plus de 5 % du patrimoine national. En somme, la propriété distingue désormais les catégories supérieures et intermédiaires d’un côté, et de l’autre les catégories plus modestes6.
Dans le même temps, depuis les années 1980, le poids des héritages (des donations et des successions) dans la répartition des richesses s’est de nouveau accru au détriment des salaires — à l’exception des plus hauts revenus, qui eux ont explosé7. Ce phénomène résulte avant tout de la croissance des patrimoines immobiliers des ménages, du vieillissement de la population, mais aussi, dans une moindre mesure, de l’augmentation de la part d’indépendant·es dans la population active, catégorie professionnelle pour laquelle le soutien économique familial est déterminant. Certes, le nombre de très gros héritages a diminué au profit d’héritages moins volumineux. Mais là encore, les inégalités sont considérables. En 2003-2004, d’après les données de l’enquête Patrimoine, si deux tiers des ménages avaient reçu ou étaient susceptibles de recevoir un héritage, c’était le cas de 95 % des ménages dont la personne de référence (en général l’homme) occupait une profession libérale, et de 40 % de ceux dont la personne de référence était ouvrier. En termes de volume, pour ne donner qu’un exemple caractéristique, les héritages reçus par les ouvriers fils d’ouvriers étaient douze fois moins importants que ceux reçus par les indépendants fils d’indépendants. Enfin, les ménages de classes populaires héritaient moins mais plus tôt, en bonne partie à cause de la plus courte espérance de vie des ouvrier·es et des employé·es, tandis que les plus aisés étaient les principaux récipiendaires des donations8. Ajoutons que le retour en force de l’héritage dans l’accession à la propriété pourrait creuser les inégalités entre hommes et femmes, celles-ci tendant à être défavorisées (voir l’Inventaire alphabétique dans ce dossier). La propriété immobilière reste donc un signe de richesse discriminant, y compris au royaume des possédants.
Des possédants possédés par la propriété ?
Contrairement à ce que prétend le discours sur l’extension de la classe moyenne salariée et propriétaire, l’accession à la propriété effectue un tri social de la population. D’abord, être propriétaire ne prend pas le même sens selon l’usage fait des biens possédés. On peut distinguer au moins trois sortes d’usages. La propriété de jouissance ou d’occupation est un logement qu’on occupe : celui-ci rend des services et peut aussi donner lieu à une plus-value si sa valeur augmente au fil du temps. La propriété productive est celle des détenteurs et détentrices des moyens de production, qui en retirent des bénéfices. La notion de propriété de rapport désigne quant à elle les logements qu’on loue9. Cette distinction est néanmoins troublée par le retour d’usages ambigus de l’immobilier : AirBnb et le télétravail font écho à l’ancienne pratique des paysan·nes, artisan·es et commerçant·es, qui utilisaient leur logement comme lieu de travail.
Posséder son propre logement modèle différemment les conditions de vie : cela procure une stabilité géographique et permet de consacrer davantage de moyens à d’autres engagements, mais peut aussi coincer durablement les heureux et heureuses propriétaires. Surtout, emprunter pour acheter leur logement place les ménages les moins aisés sous la coupe des banquier·es et de leurs montages financiers. Depuis les années 1990, la baisse des taux d’intérêts leur permet d’emprunter plus et plus longtemps, mais, comme l’a observé la sociologue Anne Lambert, au moyen de plans d’endettement plus complexes. Boudés par la plupart des banques qui privilégient une clientèle plus fortunée, jugée plus rentable, moins risquée et nécessitant un encadrement moins lourd, ils dépendent d’institutions bancaires spécialisées (Crédit immobilier et Crédit foncier) qui leur imposent de faibles marges de négociation et des prêts plus longs, plus nombreux et rarement à taux fixe.
Mais l’une des traductions les plus visibles de ces inégalités réside dans la spécialisation sociale des territoires. Schématiquement, d’après les enquêtes Logement, les cadres sont propriétaires en ville, les ménages propriétaires les plus modestes sont toujours plus nombreux dans les espaces périurbains, et les fractions les moins diplômées des classes populaires restent locataires de l’habitat social des banlieues proches. Cette tendance s’explique par les incitations à l’achat de pavillons, mais aussi par la ségrégation induite par les contraintes de localisation des logements subventionnés et par la relocalisation d’entreprises dans les territoires périurbains. De leur côté, les ménages les moins aisés privilégient l’acquisition de maisons sur catalogue (en lotissement), moins coûteuses qu’un achat dans l’ancien et leur laissant la possibilité de réaliser eux-mêmes certains travaux10.
Or, si les ménages de catégorie socio-professionnelle intermédiaires peuvent assez facilement obtenir un financement auprès des banques sans être étouffés par l’endettement, il en va autrement pour les plus pauvres, pour lesquels l’accession et le maintien dans la propriété se fait au prix de lourds efforts financiers et matériels. D’autant que pour les nouveaux propriétaires de pavillons venant de l’habitat collectif, en HLM notamment, les dépenses se multiplient rapidement au-delà des seuls crédits à rembourser (travaux, ameublements, entretien des parties communes, coût des transports, garde d’enfants requise par l’éloignement des réseaux d’entraide, etc.). Cette mise à l’épreuve de leurs budgets les oblige à de minutieux arbitrages dans les dépenses ; c’est ainsi que pour les femmes des ménages les moins aisés, le décor pavillonnaire s’apparente bien souvent à une « prison dorée » où elles se spécialisent dans le travail domestique.
Cette chronique s’est concentrée sur une conception économique de la propriété, définie avant tout par son caractère de marchandise11, dont l’acquisition et la défense sont garanties par le droit et la police, et dont les modalités d’accession et de transmission sont fixées ou du moins mieux maîtrisées par les plus possédants12. Par ailleurs, la statistique publique, qui produit les enquêtes quantitatives ici citées, mesure le patrimoine au prisme du ménage — c’est-à-dire l’ensemble des occupant·es déclaré·es d’un même logement — autrement dit, le plus souvent, de la famille nucléaire prise comme un tout.
Une telle vision de la propriété immobilière occulte ce qui se passe en-deçà et au-delà : d’autres inégalités dans le rapport à la propriété, mais aussi d’autres formes de transmission du patrimoine. Le loge--ment tire une partie de sa valeur de la manière dont il est investi par la fa-mille, et en particulier soigné par le travail domestique, qui reste majoritairement pris en charge par les femmes. Par ailleurs, l’expérience vécue de la propriété repose sur une trame de relations changeantes, qui dépasse et traverse l’unité fictive du ménage. Certes, le patrimoine profite avant tout à la famille au sens large, à travers une multitude d’« échanges » entre personnes apparentées (voir l’Inventaire alphabétique). Mais les relations qui se tissent autour de ce que nous possédons sont susceptibles de suivre aussi le fil des amitiés et autres affinités politiques. L’expérience des habitants de Muche relatée dans ce dossier montre précisément la possibilité de détourner la propriété de son cadre juridique, fiscal et familial, au profit d’autres liens. La conception économiste ignore en effet les aspirations plus existentielles qui nous lient à la propriété, et à travers elle : disposer d’un « chez-soi », « y inscrire sa vie », son monde, sans avoir à rendre de comptes à un propriétaire, s’y projeter dans la durée sans craindre d’en être délogé·es au moindre retournement de conjoncture, s’y réfugier ou en faire un lieu commun à même d’accueillir les surprises de la vie13.