Asphyxie indigène

Terre, corps, affects et dispositifs génocidaires au Brésil aujourd’hui

Type : enquête & analyse

Thèmes : affects, corps, génocide, médecine, violences

Illustration : Enfants paumari au bord du barranco (T.I. Paumari do Lago Marahã, 2014). Photographie Oiara Bonilla.

Chez les Paumari, peuple indigène du Brésil, le desgosto est un sentiment d’écœurement sans fond. Pour s’en défaire, il faut partir, prendre ses distances avec tout ce qui évoque son origine… Aujourd’hui pourtant, la médecine conventionnelle oppose au mouvement qui soigne un diagnostic de dépression et un traitement par la chimie. Récit d’une médicalisation des affects.

 

La version originale de ce texte a été écrite en 2016 en réaction à deux événements, de nature apparemment distinctes, qui ont eu lieu cette année-là au Brésil [1]. Le premier événement eut un impact national et politique : l’attaque d’un campement guarani et kaiowá par une milice armée à la solde de grands propriétaires terriens, dans l’extrême sud du Mato Grosso do Sul, à la frontière du Paraguay[2]. Les Guarani et Kaiowá, amérindiens parlant des variantes de la langue guarani, habitent le sud du Mato Grosso do Sul, région frontalière, où leurs terres ont été systématiquement spoliées dès le début du xxe siècle, en faveur d’abord de grandes plantations d’herbe à maté et de l’élevage, puis, plus récemment, de la monoculture de canne à sucre, de maïs et de soja, fleurons du « développementisme » agricole brésilien[3]. 

Aujourd’hui, on compte environ 50 000 Guarani, Kaiowá et Nhandeva dans cette région du Brésil, où la lutte pour la terre, opposant Indienn·es et paysan·nes aux intérêts de l’agrobusiness, est la plus violente. La plupart sont réduit·es à vivre sur quelques hectares de terres légalement reconnus, ou éparpillés le long des routes ou dans des campements installés sur d’anciennes terres traditionnelles expropriées (les retomadas).

Le deuxième évènement, plus personnel, a touché l’une de mes plus proches amies et interlocutrices paumari, peuple amérindien auprès duquel je travaille depuis maintenant 18 ans et qui vit dans le sud-ouest de l’Amazonie brésilienne, dans la région située au nord-ouest du Brésil, sur les affluents du Rio Purus et au bord des lacs de son cours moyen, dans l’État de l’Amazonas. Aujourd’hui, la population paumari compte environ 1 800 personnes qui habitent cinq terres indigènes légalement reconnues par l’État.

 

Il y a quelques jours, F. Paumari m’a fait appeler.

J’ai reçu un message : « Elle doit te parler, appelle-la ce soir, ici, à la maison.» J’ai attendu et j’ai appelé. F. avait la voix éteinte et j’ai senti en elle une lassitude immense. Quelque chose était arrivé à D., sa fille la plus jeune. Celle qui a déjà plusieurs enfants, sans père, ou plutôt, des enfants de plusieurs pères. C’est arrivé, de nouveau. D. s’est encore mise en ménage avec un homme sans l’accord de sa mère, lui imposant son choix. Seulement F. ne supporte plus d’élever ses petits-enfants. Il y en a trop. Et ça lui tombe toujours dessus. Un nouveau mariage de sa fille, c’est un petit-enfant de plus à élever. Et une fois de plus avec un homme blanc (Jara), un étranger, qui ne va pas l’aider comme un gendre le devrait.

Ce qu’il y avait dans sa voix, ce soir-là, c’était du desgosto.

 

En portugais, le mot « desgosto », apparenté à la notion de dégoût, n’exprime pas exactement une répugnance, une nausée, mais plutôt un état d’âme : une désespérance, une inappétence, une amertume, la bouillie d’une vie qui reste sur le cœur. Un écœurement, sans fond. Avec, envers et contre tout, un arrière-goût de rébellion.

Desgosto n’est pas aisé à traduire en paumari, c’est un sentiment qu’on ne peut exprimer en un mot. Nahina-ra nofiravini afojahakini serait quelque chose comme « ne plus rien vouloir-désirer »[4]. C’est un affect. Ou plutôt, une désaffection. Conséquence d’un événement désagréable, triste ou traumatique, cette désaffection prend possession de l’âme-corps d’une personne et fait qu’elle ne peut s’empêcher de penser à ce qui est arrivé, ce qui fait qu’elle arrête de sentir et d’avoir envie de satisfaire ses propres désirs. Le desgosto provoque désintérêt, accablement, tristesse et douleur. C’est un épuisement des désirs et de la force, ce qui pour les Paumari est déjà un symptôme de maladie. Le foie, va’i, est l’organe où se situent les sentiments, mais le desgosto finit par affecter aussi l’estomac et la gorge, petit à petit il laisse la personne sans appétit, lui ôte l’envie de parler ou de répondre. Il anéantit la force vitale, bloque l’envie de se nourrir et, donc, d’être en rapport avec ses proches.

La seule issue au desgosto est de partir. De s’éloigner des siens, de sa parentèle, de son village, de sa maison, de sa rivière, de son lieu. S’éloigner aussi du souvenir. Prendre ses distances avec tout ce qui rappelle cet événement ou cette personne-là. Comme pour le deuil. Quand, après la mort, tout ce qui appartenait à la personne défunte est anéanti, éliminé, brûlé, enterré, oublié et que son nom, son lieu de vie sont abandonnés.

L’éloignement préserve aussi de l’obsession et du manque maladif. Parce que se souvenir sans cesse est un état dangereux qui attire des êtres surnaturels extrêmement agressifs, comme le pitai. Celui ou celle pour qui on ressent un manque finit par surgir, mais c’est un mirage. Le pitai est un monstre cannibale qui fait son apparition sous la forme de l’être désiré, pour approcher et tuer celui qui le désire. Être dévoré par la saudade (vague à l’âme provoqué par le manque et la nostalgie), consumé par le souvenir. Pour éviter cela, il faut partir. S’éloigner. Partir comme un mouvement de retraite, pour se soustraire à un endroit et à des relations qui font que l’espace est habité par le souvenir de cette personne. Partir comme interruption spatio-temporelle.

 

Il y a plusieurs années, alors que j’étais seule au village depuis plusieurs mois, F. m’avait prévenue que je devais faire attention à ne pas céder à la nostalgie excessive. Elle me raconta : « Un jour, encore au temps des patrons [5], un Jara est tombé amoureux d’une jeune Paumari. Il respectait notre mode de vie et ne s’est pas installé tout de suite à ses côtés, il a continué à travailler chez lui et venait lui rendre visite les samedis, lui apportait du café et du sucre. Tout était prêt pour qu’ils se mettent ensemble. Ils s’étaient habitués l’un à l’autre. Un beau jour, en pleine semaine, le Jara est apparu. La jeune fille avait passé toute la semaine très an­xieuse, voulant le voir, jusqu’à ce jour où elle l’entendit crier sur le chemin. Tout de suite elle se dit que c’était lui. Lorsque l’hom­me est arrivé, elle lui dit :“Je ne t’attendais pas au­jour­d’hui.” Il répondit : “Je viens quand je veux. Je t’ai apporté du café.” Mais c’était un leurre. Ils couchèrent ensemble et immédiatement elle tomba malade. Lorsqu’il se leva il avait repris sa forme lézard, il quitta la jeune fille sous sa forme lézard. La mère de la jeune fille arriva et la retrouva très affaiblie, en train de vomir. Elle lui dit : “C’est le pitai, le pitai t’a attaquée.” Elle mourut dans la nuit.»

Je me souviens bien de B. qui, pris par le desgosto, après la trahison de sa femme, a quitté le village et s’est installé en ville pour plusieurs années. Je me souviens aussi de K. qui, suite à un désaccord politique, a décidé de quitter la ville et est allé travailler sur un chantier dans une autre région, pour ne revenir que dix ans plus tard, presque méconnaissable. Et de R. qui, après le décès de sa femme lors de l’accouchement de leur fille, est lui aussi parti, pour ne jamais revenir. Je pense qu’il ne l’a pas voulu, qu’il n’a pas pu. S’éloigner, c’est couper des liens et prendre des risques, s’exposer aux dangers de l’extérieur et de la prédation.

 

Les cas sont nombreux et les contextes aussi, mais il s’agit encore de dissoudre le desgosto par la prise de distance, dynamique qui permet de se reprendre tout en s’exposant également aux transformations dangereuses. On comprend mieux l’importance de l’éloignement lorsque l’on sait que l’occupation d’un « lieu de vie » laisse des traces [6]. Des vestiges de l’existence et des relations qui se matérialisent dans des sortes de résidus de la vie.

Le crachat, l’urine, les excréments, mais aussi les ongles, les poils et la sueur, toutes les sécrétions et résidus corporels de la personne dégagent une multiplicité de spectres (bajadi). Lorsque l’on quitte un lieu que l’on a habité longtemps, ces spectres y demeurent et se multiplient avec leur pouvoir de capturer les âmes-corps et de provoquer des maladies. Ces fantômes de l’absent hantent comme des souvenirs obsessionnels son dernier « lieu de vie ».

S’éloigner est donc un mouvement nécessaire pour faire face au desgosto. Lors du deuil, comme cela est courant en Amazonie, on abandonne les lieux habités par la personne décédée. Jusque dans les années 1960 chez les Paumari (c’est-à-dire avant l’arrivée des missionnaires évangélistes du Summer Institute of Linguistics), on abandonnait et quittait définitivement la maison, les objets personnels du défunt et son « lieu de vie ». Ainsi, toute la famille étendue de la personne morte abandonnait l’espace habité. À cette époque, les « lieux de vie » des Paumari ne ressemblaient pas aux villages d’aujourd’hui. La vie familiale et quotidienne ne dépendait pas de la piste d’atterrissage, de l’eau canalisée, de l’école, du poste de santé, de la mission. La vie était liée et marquée par l’alternance du cycle des eaux de la rivière et par les rituels : en hiver, à la saison des pluies, on s’installait dans les habitations flottantes, sur les lacs, et durant l’été amazonien, à la saison sèche, dans des abris de fortune, le long des vastes plages du Rio Purus. Alternance ponctuée par des regroupements temporaires liés aux cycles rituels et à certaines activités de subsistance, comme la pêche, la récolte de noix du Brésil, etc. Chaque famille étendue se maintenait toujours à une certaine distance des autres. Les rituels étaient l’occasion de se retrouver.

Ainsi, les deuils provoquaient l’abandon de ces « lieux de vie » qui par la suite étaient eux-mêmes repris par la végétation et la forêt. Et chaque abandon donnait lui-même lieu à l’ouverture, plus loin, de nouveaux espaces d’habitation en forêt. Mais « maintenant nous vivons les uns sur les autres », affirment les Paumari lorsqu’ils décrivent les villages actuels, tous fixés autour des bâtiments d’État et de l’église évangéliste et qui réduisent la puissance du mouvement à quelques déplacements de maisons autour du dispensaire ou de la piste d’atterrissage.

Fixation à la terre d’une part, mal nécessaire, lié à la reconnaissance légale des terres indigènes au Brésil.Reconnaissance qui protège mais qui enferme aussi, puisque l’État maintenant refuse d’accéder aux demandes d’extension de terres déjà reconnues. Et d’autre part, immobilité forcée, par la sédentarisation associée à la dépendance croissante aux services d’État. Le mouvement est maintenant canalisé vers la ville, où toutes et tous sont aujourd’hui obligé·es de se rendre constamment pour « faire valoir leurs droits », et s’engager dans tous les « pèlerinages bureaucratiques [7] » associés irrémédiablement à ces droits.

« Faire valoir ses droits » aujourd’hui, c’est avant tout obtenir les allocations familiales et, pour les Paumari, s’endetter auprès des nouveaux patrons, les propriétaires des supermarchés de la ville qui avancent des marchandises à crédit et retiennent en gage les cartes d’allocations familiales, faisant encore et toujours fonctionner les rouages du système de l’endettement local.

 

J’ai discuté avec F. Ou plutôt, j’ai écouté ce qu’elle avait à me dire, mélangeant des phrases en paumari, des mots en portugais, des images et des souvenirs communs. Elle me dit qu’elle allait rester en ville, loin du village, à attendre mon arrivée, en septembre. Après un silence, elle ajouta : « Demain, je vais à la consultation, l’infirmier m’a dit que la maladie que j’ai s’appelle dépression. » J’en suis restée muette. Et la conversation s’est terminée par son insistance à me dire qu’elle m’attendrait là-bas, en ville, parce qu’elle n’avait plus le goût de rentrer à la maison.

Desgosto ? Maintenant le desgosto est « dépression ». J’ai pensé à l’agent de santé. J’ai pensé à tous les agent·es de santé. Tous les agent·es qui, au cours des dernières décennies, se sont mis·es à intervenir dans les vies, sur les corps et les desgostos des Paumari et de tant d’autres peuples.

Je me suis alors souvenue des femmes guarani et kaiowá que j’ai connues en 2013, des enfants habillé·es de frais et bien peigné·es, comme Neymar, pour aller à l’école, des jeunes filles parfumées et maquillées partant étudier en ville. De ces mères guarani portant les achats sur le dos, en équilibre sur le siège arrière de la moto, parcourant des kilomètres en plein soleil et dans la poussière des routes, dépensant tout l’argent des allocations pour assurer, chaque mois, des vêtements neufs et du joli matériel scolaire pour que leurs enfants ne soient pas discriminé·es dans les écoles de la région. Et je me suis souvenue des jeunes gens et des hommes guarani travaillant dur dans les fazendas (grandes exploitations agricoles) qui asphyxient leurs terres et leurs corps. Qui travaillent dans des conditions de semi-esclavage pour assurer les fins de mois de leur famille en achetant de la nourriture en ville, puisque les terres qu’ils occupent ont été spoliées et sont aujourd’hui épuisées et stériles. L’asphyxie guarani. La même asphyxie qui provoque le suicide de tant de jeunes indigènes dans le Mato Grosso do Sul [8].

Je me suis souvenue de l’extrême inquiétude des parents guarani pour que jamais leurs enfants ne se sentent offensé·es ou honteu·ses de se voir nier quelque chose qu’ils puissent désirer. Car nier quelque chose à un·e enfant peut engendrer une forme de desgosto, le nhemyrõ, une immense contrariété qui entraîne la prostration et le manque de joie, pouvant aussi mener au suicide [9]. Le nhemyrõ est aujourd’hui aussi traité par la santé publique et les agences de tutelle comme une dépression. Des familles guarani sont démembrées, des enfants séparé·es de leurs parents, mis sous tutelle de l’État sous prétexte de santé mentale.

Asphyxie capitaliste, de l’agrobusiness, asphyxie par l’étau de l’État. On clôture les terres, les corps, les personnes, la joie. Le Mato Grosso do Sul, voilà un autre lieu plein d’agents, plus encore, je pense, qu’en Amazonie.

Et d’autres desgostos. Avec d’autres noms. Mais pour lesquels l’État a toujours le même nom, et le même re­mède.

Le desgosto maintenant, ça se soigne ? Le suicide, ça se soigne ?

Là aussi, chez les Guarani et les Kaiowá, les soins débarquent avec le personnel infirmier et celui de l’assistance sociale, les médecins, les institutions de tutelle et autres agents qui diagnostiquent et comptabilisent beaucoup de dépressions [voir encadré]. Sans doute plus que jamais, parce qu’aujourd’hui les Indien·nes, dans le Mato Grosso do Sul, en Amazonie, dans tout le pays, sont devenu·es des « bénéficiaires » de politiques publiques : de la santé publique, de l’éducation publique, de l’argent public. On ne reconnaît plus de terres indigènes, on n’accède plus aux demandes d’extension de terres traditionnelles. Mais voilà que l’État prend soin de ses citoyen·nes originel·les. Toutes les intrusions de la bienfaisance publique sont là : on diagnostique, on prescrit, on mesure, on vaccine, on évalue, on nourrit, on documente, on contrôle, on achemine. « Acheminer », verbe d’État qui mérite réflexion. Acheminer, encercler et asphyxier, toujours avec les meilleures intentions du monde, naturellement. Qui suis-je pour dire le contraire ?

Maintenant c’est la chimie sur ordonnance qui vient renforcer l’encerclement des corps, en entravant les desgostos. Tout est résolu, alors ? Nous avons résolu le problème. De l’argent pour contenir la faim des Indien·nes trans­formé·es en pauvres car spolié·es de leurs terres, mais avec des écoles, ou quelque chose qui ressemble à des écoles, des soins de santé pour contenir les maladies, et des médicaments pour contenir les desgostos, restaurer la joie. Tout va bien, F. a reçu des antidépresseurs et est rentrée au village.

 


La prise en charge de la « santé indigène » par l’État

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Depuis 2000, l’État brésilien a pris en charge ce qu’on appelle la « santé indigène » qui est devenue l’une des prérogatives du Ministère de la Santé, alors qu’elle dépendait auparavant de l’organisme spécifique de tutelle : la Fondation Nationale de l’Indien. Les gouvernements successifs ont depuis lors déployé de grands projets de santé publique, de formes variables, destinés aux Amérindien·es. Le problème principal de ces actions est qu’elles sont planifiées de façon centralisée et dans une perspective universaliste, ne prenant que très difficilement en compte les particularités historiques, démographiques, culturelles des peuples auxquels elles sont destinées. En outre, depuis une dizaine d’années, l’État n’accède pratiquement plus à aucune demande de reconnaissance territoriale, alors qu’il s’agit de la base indispensable à la survie de tous ces peuples (indispensable à la santé, à la sûreté alimentaire, à la reproduction sociale, etc.). On observe avec cela un virage des politiques indigénistes de l’État qui se concentrent désormais sur l’accès des peuples amérindiens aux services publics (santé, école, allocations, services sociaux) et aux allocations familiales, aux dépens du droit à la terre. Ce virage a des effets très nets : migrations en masse vers les centres urbains (l’accès aux allocations familia­les dépend de l’assiduité scolaire, or les écoles de village n’assurent la scolarité que jusqu’en CM2, ce qui oblige parents et enfants à s’installer en ville, par exemple) et conséquente paupérisation, hypermédicalisation et dévalorisation des médecines traditionnelles, psychiatrisation et criminalisation des conflits internes, monétarisation des relations intravillageoises, entre autres problèmes.

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Voir Oiara Bonilla et Artionka Capiberibe, « L’invasion du Congrès : contre qui luttent les Indiens ? » Les Temps Modernes, nº678, 2014, p. 108-121.


 

Accouchements indigènes en ville. Même dispositif d’État. L’autre jour, P. a eu son bébé en ville, comme la plupart des femmes paumari aujourd’hui. Il y a quelques années encore, elles refusaient d’avoir leur bébé en ville, loin de leurs mères et de leurs sages-femmes, elles se sentaient (et étaient) maltraitées par les infirmières, avaient honte d’accoucher devant des médecins étrangers. Elles étaient aussi effrayées par la froideur de tous les procédés médicaux, sans parler des rumeurs d’empoisonnement de bébés indigènes qui circu­laient toujours en ville. P. a senti des contractions fortes au petit matin, elle a appelé celle qui l’accompagnait, une nièce de 12 ans, qui est partie à la recherche du médecin. Mais le médecin dormait. Il n’a pas entendu les appels, ni les cris. Ni lui, ni personne n’a rien entendu. Le bébé est né sans aucune assistance, il est tombé à terre, du haut du brancard, sur la tête. Il n’a résisté que quelques jours. P. a eu et a perdu son bébé en ville, mais il y en a tellement, pas vrai ? Pourquoi s’en inquiéter ? 

Après tout, elle est déjà rentrée au village, sous médicaments.

Discipliner, interner, contenir corps et âmes, limiter les mouvements et malmener la différence. Asphyxier les terres. Un seul et unique dispositif génocidaire. Toujours le même.

 

Le desgosto des Paumari et celui des Guarani ont quelque chose en commun : il ne se soigne que par le mouvement. Se lever, bouger, partir, quitter, fuir, reprendre, occuper. Dynamique radicalement inverse à celle de l’encerclement des terres, de l’immobilisation forcée et du confinement, à l’hospitalisation, à la comptabilité des corps et de leurs maux.

Le mouvement de la femme paumari, guarani, de la femme tout court, comme antidote. Corps en mouvement. Assoiffé et en sueur. Transporté et transportant. En pirogue, remontant la rivière, exposé. Descendant la rivière, exposé. Soleil, pluie, tempête. Regards. Prédateurs. Dans la forêt. Dans la ville. Au village. Corps en sueur et fatigué de monter, de monter et descendre, de descendre et monter le ravin. Porter l’eau, remplir la marmite. Donner le bain. Bercer l’enfant. Étendre le linge. Coucher l’enfant, sevrer l’enfant. Crue. De la rivière à la maison, de la maison à la rivière. Laver le linge, porter le linge, étendre le linge, battre le linge. Décrue. Pied s’enfonçant dans la vase. Corps en sueur, savonné et fatigué. Ensanglanté et chargé. Corps qui vit, qui rit, qui résiste.

Pas vide. Ni malade. Ni anesthésié. Ni dopé. Ni tranquillisé. Ni mort.

Mais pourquoi est-ce que les corps et les personnes indigènes n’existent, ou plutôt, ne deviennent visibles à nos yeux que lorsque les corps sont déjà neutralisés ? Lorsque les personnes sont déjà mortes ? Un cadavre ou un autre, presque sans nom, exhibé par les médias assoiffés d’audience et de likes, alors là oui, tout à coup, nous les percevons, ne serait-ce que quelques instants. Alors il ne s’agit plus que de cadavres, de vies dont l’existence éphémère ne se réalise qu’après la mort, à travers une image ou deux, qui rendent plus visible le journaliste qui les exhibe qu’une quelconque réalité de la vie qui s’est éteinte. Dans le terrain vague. Sur la rive. La corde, la balle, le fœtus, le brancard, le cadavre. Desgosto. La fin du monde c’est la fin de la puissance du mouvement, et de la joie. Tout, n’importe quoi, continue d’exister plus à nos yeux de Blanc·hes que l’existence indigène.

Et le nom de cela, c’est encore et toujours génocide.

[1] Une première version de ce texte a été publiée en portugais en 2016 dans la Revista DR , elle est disponible en français sur le blog de la revue Terrain. La présente version du texte a été présentée le 23 janvier 2018 dans le cadre de la Conférence de la Chaire Scholar Europhilosophie à l’Université de Toulouse 2 - Jean Jaurès. Je remercie tous les étudiant·es et chercheur·es du Laboratoire ERRAPHIS et d’Erasmus Mundus, ainsi que Gwen et Jean-Christophe Goddard pour leurs commen­taires et leur accueil chaleureux.

[2] huffingtonpost.fr/oiara-bonilla/guarani-kaiowa-bresil-encore-une-attaque-armee-agrobusiness_b_10522468.html.

[3] Oiara Bonilla et Artionka Capiberibe, « L’invasion du Congrès : contre qui luttent les Indiens ? », Les Temps Modernes, nº678, 2014, p. 108-121.

[4] Les Paumari utilisent souvent le terme « desgosto », en portugais.

[5] La région du Rio Purus a été exploitée pour son caoutchouc naturel dès la fin du xixe siècle. L’économie du caoutchouc était fondée sur l’esclavage par la dette. Les employé•es extrayant le caoutchouc devaient d’abord s’endetter auprès de leur patron (propriétaire de l’exploitation d’hévéa naturel) — qui leur avançait denrées alimentaires et instruments de travail — pour ensuite les rembourser avec leur production d’hévéa. Les employé·es devaient rester fidèles et rembourser leur dette auprès de leur seul patron, sous peine de torture ou de mort, avant de pouvoir à nouveau s’endetter afin de repartir en forêt pour extraire le latex. Les prix des marchandises et du caoutchouc étant toujours fixés par le patron, les dettes ne prenaient bien sûr jamais fin. Cette logique économique fondée sur l’avancement en marchandises subsiste, dans une certaine mesure, dans toute la région. Les Paumari se réfèrent au « temps des patrons » lorsqu’ils évoquent cette époque qui, pour eux, s’est prolongée jusque dans les années 1960 et l’arrivée de la mission protestante. Il s’agit d’une période marquée par l’affluence des Blancs (Jara) dans la région, par l’accès à des produits manufacturés et des aliments jusqu’alors inconnus ou très rares, mais aussi par le travail forcé et la répression violente des patrons.

[6]  Ce que j’appelle ici « lieu de vie » est une traduction libre du mot paumari ibavi qui veut dire «récipient », ou « endroit », désignant ainsi les lieux que l’on habite ou fréquente assidûment et où l’on tisse des liens avec des êtres humains et non-humains.

[7]  Expression que je dois à l’anthropologue Spensy K. Pimentel, qui l’emploie pour dési­gner le nombre invraisem­blable de démarches bureau­crati­ques exigées pour avoir accès ou conserver ses droits sociaux. L’expression désigne aussi les difficultés spécifiques affrontées par les Amérindien·nes, allant de l’incompréhension totale du contenu ou de la finalité de ces « paperasses » à l’impos­sibilité d’être enca­dré·es dans les critères sociaux prévus par l’État pour des raisons ou des règles qui leur semblent tout à fait arbitraires (un pat­ronyme écrit de deux façons différen­­tes ou des dates de naissance différentes d’un document à l’autre, etc.). Raisons qui engendrent, à leur tour, de nouvelles démar­ches bureaucratiques, et ainsi de suite.

[8] On compte 782 suicides kaiowá et guarani entre les années 2000 et 2016, d’après les chiffres du Conselho Indigenista Missionário — Relatório Violência contraos Povos Indígenas (2016) — disponible sur cimi.org.br/observatorio-da-violencia/relatorio-2016.

[9] Voir Spensy K. Pimentel, « Sansões e guaxos : suicídio guarani e kaiowá, uma proposta de síntese », mémoire de Master, USP, 2006 ; et Spensy K. Pimentel, « Contra o que protesta o Kaiowá que vai à forca ? uma reflexão etnográfica sobre per­ce­pções não indígenas frente a intenções e sentimentos indí­genas », in Lorena Campo Aráuz et Miguel Aparicio, (eds.) Etnografías del Suicídio en America del Sur, Editorial Universitaria Abya Yala, UPS/Neai, 2017, p. 300-304.

 

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Une journée à la Maison des femmes

Texte de Marion Dumand, Illustration de Géraldine Stringer

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