« Ma nounou est une fée »

Malaise domestique

Au cinéma et dans les romans, les nounous apparaissent souvent sous les traits de femmes aussi fascinantes qu’inquiétantes, régnant sur des foyers qui ne sont pas les leurs et qui, d’un coup de baguette magique, peuvent transformer la boue en or. Mais dans la vraie vie, qui sont-elles, ces nounous et autres employées domestiques dont l’existence permet à nombre de systèmes inégalitaires de se perpétuer ?

***

 

Parmi les plus beaux souvenirs de mon enfance au Brésil, le mariage de ma première nounou. J’y ai été demoiselle d’honneur. J’avais cinq ans et n’avais pas réalisé que cette fête était également, pour ma famille, son pot de départ. Un jour, j’ai surpris une conversation entre ma mère et une amie : « Au final, je ne regrette pas son départ, Nathalia l’aimait un peu trop ! » Quelle trahison ! Quinze ans plus tard, je partais en France en tant que jeune fille au pair1, j’y ai gardé des enfants pendant plus de quatre ans (dont plus de trois sans être déclarée), chez trois familles différentes. C’est alors que les ambivalences des rapports entre nounou, employeuses (surtout !) et enfants se sont petit à petit éclairées : de part et d’autre, des liens complexes d’amitié, d’amour, mais aussi de jalousie et de dépendance mutuelle se tissent dans le foyer, en même temps qu’un rapport de domination sociale et très souvent raciale s’y exerce…

C’est sans doute pourquoi l’employée domestique, a fortiori la nounou, charrie un imaginaire trouble, avec son lot de représentations dans la culture populaire aussi joyeuses que terribles, aussi magiques que grotesques… L’autorité enchanteresse de Mary Poppins de Pamela L. Travers (1933), jouée par l’inoubliable Julie Andrews (1964) ; les tours de travestissement de Madame Doubtfire d’Anne Fine (1987) incarnée au cinéma par Robin Williams (1993) ; le détraquement d’une nounou qui assassine les enfants telle Louise dans Chanson douce (2016) de Leïla Slimani ; l’abnégation légendaire des nounous plus ou moins anonymes, comme Val dans Une Seconde Mère d’Anna Muylaert (2015), ou Cleo dans Roma d’Alfonso Cuarón (2018)… Au-delà des chiffres et des enquêtes sur ce métier, que nous dit cette fascination qui s’ancre au cœur même de la domesticité ? Qu’est-ce que ces personnages fictionnels expriment, conjurent, expient ou racontent de la réalité de la vie de ces femmes (et de la vie avec elles), à l’égard desquelles on aime souvent entretenir le mystère ? En creux, ces histoires nous renseignent et interrogent sur ce que le recours à une nounou autorise, à qui et de quelles manières, dans nos sociétés patriarcales.

 

Pacifier le foyer

 

Madame Doubtfire et Miranda Hillard, sa patronne, discutent autour d’un thé ; l’employée la questionne avec insistance sur les raisons qui l’ont conduite à demander le divorce. Pour cause : sous son costume de nounou britannique se cache Daniel, son ex-mari, à la recherche de quelques pistes pour une réconciliation. Alors qu’elle aurait pu se cantonner à une potache et virile enquête sur la satisfaction sexuelle de Miranda pendant son mariage, la séquence bascule dans une subtile critique du partage des tâches au sein du couple. Face à l’esprit plaisantin du père, qui faisait le pitre en permanence, Miranda pouvait facilement passer pour une chieuse – jamais contente, trop sérieuse, trop pragmatique. Dans sa cuisine, elle parle de ses doubles journées de travail, entre carrière et maison, de son appréhension à rentrer plus tôt et se retrouver face au bordel que Daniel était capable de créer pour amuser les enfants, mais qu’il n’était jamais prompt à ranger… Elle parle de sa solitude face à son refus de prendre certaines choses au sérieux – s’il pouvait accomplir certaines tâches, on sent que sa capacité était sélective, et qu’il revenait à Miranda de prendre en charge les parties les plus ingrates. Surtout, après plusieurs années et trois enfants, elle raconte s’être transformée en quelqu’un d’horrible.

« Papa où t’es ? » : c’est la question posée par Charlotte Bienaimé dans Un Podcast à soi2, en constatant que les tâches ménagères et la garde des enfants ne sont toujours pas partagées équitablement dans les couples hétérosexuels plutôt bourgeois. On y entend le témoignage d’Amandine, épuisée face à la solitude de sa condition de jeune mère, lorsque son conjoint reprend un travail très prenant le lendemain de leur retour de la maternité : « Les médecins disent que j’ai probablement eu une dépression post-partum… Bon oui, peut-être en partie, mais je pense que ç’a été fortement accentué par mon isolement et mon épuisement, qui sont liés à la façon dont la société organise ou choisit de ne pas organiser le post-partum ou ce qu’elle appelle le congé maternité. » Si Anthony, le conjoint d’Amandine, a ensuite accepté de revoir sa part d’investissement dans le foyer, s’il a compris que partager les tâches, « ce n’est pas aider » mais en assumer aussi la responsabilité, ce n’est pas sans souligner tout ce qu’il y perd : « Je le fais par amour et par honnêteté […], après, être obligé d’acheter des couches, ça n’a pas grand intérêt dans la vie ! »

Toutefois, les négociations entre parents sont loin d’être toujours aussi concluantes. Une de mes patronnes m’a un jour raconté un souvenir douloureux : « Quand Benoît3 rentrait, j’étais prise d’une logorrhée… J’avais besoin de lui raconter ma journée, mais il me disait ne plus supporter mes histoires de couches. Sauf qu’à ce moment-là, ce qu’il appelait “mes histoires de couches”, c’était toute ma vie ! » Son mari, cadre dirigeant dans une grande entreprise – donc forcément bien trop occupé pour… –, va donc jusqu’à refuser d’écouter sa compagne, qui ne lui demande pourtant aucune aide, mais une oreille attentive à la vie de sa fille, encore bébé. En lieu et place de la patience et de l’amour, nécessaires pour faire tenir une famille, pointe alors la rancœur, sur fond de reproches et de frustration. Leïla Slimani saisit parfaitement cette atmosphère étouffante pour une jeune mère : « Elle était jalouse de son mari. Le soir, elle l’attendait fébrilement derrière la porte. Elle passait une heure à se plaindre […]. Quand elle le laissait parler et qu’il racontait les séances d’enregistrement épiques d’un groupe de hip-hop, elle lui crachait : “Tu as de la chance.” Il répliquait : “Non, c’est toi qui as de la chance. Je voudrais tellement les voir grandir.” À ce jeu-là, il n’y avait jamais de gagnant » (Chanson douce, p. 20).

Alors, la seule solution pour éviter les scènes de ménage voire le divorce, c’est d’externaliser en partie ces tâches. L’expression peut paraître inappropriée, car il s’agit ici souvent d’inclure une nounou dans le foyer. La psychologue Pascale Molinier (spécialiste du travail et du care) a mené une enquête4 sur l’externalisation des tâches ménagères auprès d’un groupe de femmes assez homogène qu’elle qualifie de « féministes » ; elles sont toutes « blanches, hétérosexuelles, entre 37 et 60 ans avec un niveau d’études supérieures, pour la plupart des intellectuelles, certaines avec des préoccupations professionnelles concernant le travail féminin ». Eh bien, pour presque toutes ces femmes, l’embauche d’une employée domestique (femme de ménage ou nounou) répondait au fait que les conjoints « n’en [foutaient] pas une ». C’est ce que la psychologue appelle « la pacification conjugale » : l’employée domestique est « une solution bourgeoise pour réduire de façon efficace (jamais totale) le conflit avec le conjoint qui renâcle au partage des tâches ».

 

Supercalifragilisticexpialidocious !

 

C’est ainsi que l’arrivée d’une tierce personne à domicile peut tout transformer, surtout pour les femmes – permettre à Madame Banks dans Mary Poppins de militer en suffragette, à Myriam dans Chanson douce de retrouver sa robe d’avocate, à Miranda Hillard dans Madame Doubtfire de retrouver la joie en rentrant chez elle… Quand l’arrivée de la « perle rare » ne relève tout simplement pas du surnaturel – comme Mary Poppins, précipitée chez les Banks par un « vent d’est » –, tout se passe de façon magique dans ces fictions : « C’est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière » (Chanson douce, p. 66). Aussi, suffit-il « d’un morceau de sucre », chante Mary Poppins, pour que les tâches les plus ingrates, dures et conflictuelles soient réalisées dans la bonne humeur. Quand Daniel Hillard n’était que père de famille, il n’en foutait pas une ; aussitôt devenu Madame Doubtfire, il passe l’aspirateur en dansant, apprend des recettes gastronomiques, se découvre capable d’une autorité ferme vis-à-vis de ses enfants. Quand il s’agit de nounous, l’habit semble faire la moine. On l’enfile, et hop, on devient super nanny !

Le film brésilien Une Seconde Mère met en lumière l’envers du décor : on y assiste au quotidien éreintant de Val, une employée domestique – à la fois nounou et femme de ménage – vivant au domicile de ses patrons à São Paulo. Ici, il n’y a pas de magie, mais du labeur qu’aucune chanson ne peut suffisamment adoucir. L’arrivée de sa fille Jessica, qu’elle n’a pas vue depuis dix ans, fonctionne comme un révélateur. Jessica a très peu connu sa mère, et vient à São Paulo pour passer le concours d’accès au cursus d’architecture d’une prestigieuse université brésilienne. Elle se subjective comme architecte (et non pas comme fille d’employée domestique) ; ce qui donne lieu à de nombreuses engueulades avec sa mère à propos de sa supposée insolence envers les patrons. Elle est loin d’être serviable ; elle ne se tient pas à sa place ; elle veut faire le tour du proprio ; elle fouille dans la bibliothèque familiale… Surtout, elle ne cache pas son dégoût face à l’étroitesse de la chambre de Val, comparée aux spacieuses suites de la maison (comme celle qu’elle demande à occuper en tant qu’hôte, au plus grand désespoir de sa mère). Toutes les sollicitations des membres de la famille (« Val, peux-tu me servir de la glace ? » ; « Val, tu peux débarrasser, s’il te plaît ? » ; « Val, tu chercheras mes paquets cet après-midi… »), aussi polies soient-elles, deviennent légèrement décalées, voire tout à fait déplacées, en présence de Jessica (qui très vite se comportera comme patronne plutôt que fille). Jessica dénaturalise le caractère corvéable de sa mère en le refusant, comme elle compromet le comportement bourgeois de la famille employeuse en l’adoptant. Face au dévoilement de l’arbitraire social suscité par sa présence, les manières bourgeoises deviennent tout à fait ridicules.

Avant l’arrivée de sa fille, Val était invisible – sauf pour Fabinho, l’adolescent dont elle s’est occupée depuis l’enfance. Et l’invisibilité est le vrai pouvoir magique des employées domestiques : de la « poudre à disparaître », selon les mots de Pascale Molinier5, c’est ce que toute patronne attend. Arriver chez soi et retrouver la maison parfaitement rangée, les enfants propres à table ou au lit… Le tout exécuté à l’identique des instructions données plus tôt. C’est ainsi que ma première patronne m’a expliqué d’un ton bienveillant comment procéder : « Quand j’arrive à la maison, je veux que tout ait été fait avant et comme avant. Nous ne voulons pas avoir à te voir courir partout. Une fois qu’on est là, les chambres sont déjà rangées, les devoirs sont faits… Pas de cris, pas de remue-ménage, d’accord ? » Pascale Molinier montre que les féministes qu’elle a rencontrées dans le cadre de son enquête font à peine mieux : « Non seulement le travail doit disparaître, mais la personne physique et la personnalité des employées avec. » Les cadeaux de ces employées apparaissent ainsi comme une menace d’invasion domestique ou de brouillage de la distinction sociale qui les sépare. Une séquence d’Une Seconde Mère est exemplaire de cet état d’esprit : Val offre un service de tasses à café qui lui semble d’un très grand raffinement. Elle ne perçoit pas l’hypocrisie dans la réaction de sa patronne Barbara : « Range-le bien pour une occasion spéciale. » Le soir même Barbara fête son anniversaire en grande pompe. Au moment du café, Val reproduit parfaitement la présentation suggérée sur l’emballage du service, et part fièrement servir la boisson aux convives dans les nouvelles tasses. La caméra ne quitte pas la cuisine, car à peine quelques secondes plus tard, Barbara, furieuse, l’y traîne par le bras : « Je t’ai dit que ce service partait à la mer, prends celui en bois blanc que j’ai rapporté de Suède ! » Il n’est pas question de laisser à Val l’occasion d’exprimer son style, surtout pas devant ses amis·es distingué·es. Cette exigence d’invisibilité est une confiscation des façons d’être et des manières singulières d’exécuter une tâche – c’est-à-dire d’y prolonger et projeter sa subjectivité. Or comme le souligne Molinier, l’injonction est paradoxale car, pour être efficace, le travail requiert une « appropriation sensible de l’environnement ».

Ni vue, ni connue

 

Si la maîtrise de la « poudre à disparaître » est complexe pour une femme de ménage, pour une nounou c’est une gageure. Les liens affectifs noués avec les enfants sont nécessaires et difficiles à dissimuler ; ils entraînent souvent d’autres façons de faire que celles prévues par les parents. Ici, aux craintes habituelles, s’ajoute celle d’être remplacée par la nounou, voire d’être moins aimée qu’elle. Un jour, j’ai cuisiné le gâteau préféré de mon enfance pour le faire découvrir aux enfants ; au moment du goûter, ma patronne s’est jointe à nous, j’ai vu son nez se tordre d’insatisfaction face à la gourmandise et la joie avec laquelle les petit·es le dévoraient : « Il est vraiment riche, ce gâteau… Ça doit être très calorique, non ? Pas trop, les enfants, c’est juste pour goûter… » Quelques jours plus tard, je l’ai retrouvé caché, moisissant au fond d’un placard. Bien sûr, les tartines au Nutella, tout à fait autorisées, n’étaient pas moins caloriques ! Elle m’a dit une autre fois : « Il ne faut pas trop les habituer à ta cuisine, tu vas partir, après ils feront comment  ? Limite-toi aux menus que je prévois… C’est comme tout ce temps que tu passes à jouer avec Charlotte dans tes bras… Après, le week-end, elle veut qu’on fasse pareil… Mais on est fatigué, nous ! » Toutefois, je l’ai maintes fois surprise en train de vanter, auprès de ses amies, ma patience et ma tendresse envers ses enfants, et leur adoration envers moi. C’est un nœud délicat du rapport mère-nounou-enfants : la culpabilité de quitter le foyer, de confier ses enfants à une inconnue, ne peut être apaisée que par la conviction de la qualité de la relation entre nounou et enfants. Cependant, se dire que ses enfants sont entre de bonnes mains implique l’angoisse d’imaginer qu’ils et elles soient en de meilleures mains que les siennes. La présence d’une nounou vient alors interroger l’image qu’on a de soi en tant que mère, et même en tant que sujet social. Suis-je une bonne employeuse ? Est-ce que je l’exploite ? Suis-je une privilégiée ?

La fameuse « poudre à disparaître » dont les employeuses aimeraient pouvoir recouvrir leurs employées atténue très précisément ce genre de questionnements : elle permet aux féministes interrogées par Molinier de négocier avec leurs convictions politiques, en employant des femmes moins favorisées qu’elles, souvent racisées, pour exécuter des tâches qu’elles ne veulent ou ne peuvent accomplir ; elle permet plus généralement de ne pas trop s’intéresser aux subjectivités et aux histoires de ces femmes. Elle permet surtout de ne pas se soucier de leurs conditions de vie et de travail. Car, bien sûr, cette main-d’œuvre ne serait pas aussi arrangeante si elle était mieux payée. En effet, comment justifier le retour à l’emploi si son salaire est entièrement consacré à payer celui de la nounou ? Aujourd’hui, les tâches ménagères effectuées surtout par des femmes au sein de leur foyer consistent en un travail extra-économique, c’est-à-dire que sa valeur n’est pas reconnue, par exemple, à travers un salaire. Autrement dit : puisqu’il peut être gratuit s’il est réalisé en interne, le travail domestique externalisé doit par principe être bon marché. C’est ce que Françoise Vergès appelle le « cheap labor »6, c’est-à-dire « un travail non reconnu, invisible », auquel les féministes n’adoptant pas une approche intersectionnelle7 ont du mal à réfléchir. En écartant ces aspects structurels de l’organisation du travail, l’employeuse, y compris quand elle se pense féministe, peut s’inventer un récit sur son employée, parfois en essentialisant certaines de ses caractéristiques pour expliquer et accepter la permanence d’injustices sociales et raciales. Par exemple, une femme interrogée par Molinier insiste sur ce que son employée algérienne accomplit grâce à son salaire de domestique : « Elle investit beaucoup sur la scolarité de ses filles […]. Cela me déculpabilise de savoir que [le travail domestique] s’arrête à elle » ; tandis qu’une autre estime que « sortir du village, voir des gens » est sans doute « profitable » pour une employée marocaine « voilée ».

Le personnage de Val est une femme racisée, venant du nord-est du Brésil. Cette migration intérieure y est monnaie courante : les femmes nordestinas trouvent souvent leur gagne-pain chez les familles blanches et bourgeoises du sud du pays. Elles confient généralement leurs enfants à un parent, contre suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins de tout le foyer. Quelque part, c’est du gagnant-gagnant pour des employeuses qui cherchent flexibilité dans les horaires (les enfants de la domestique ne l’attendent pas à heure fixe) et fiabilité (avoir deux foyers à charge financièrement – celui de la domestique, et celui de ses enfants restés dans sa ville d’origine – la rend d’autant plus dépendante).

Ce schéma est loin d’être une spécificité brésilienne. Quand Julien Brygo enquête sur les employées domestiques philippines à Hong Kong, une employeuse lui dit : « C’est dans leurs gènes. […] Les Philippines, d’elles-mêmes, elles ont un super contact. Et puis, dans leur culture, elles sont toutes dévouées. Elles adorent les enfants ! » Brygo met en évidence les nombreux dispositifs du gouvernement des Philippines pour exporter une main-d’œuvre d’aide à domicile « de qualité » – notamment, le programme des « superbonnes », comprenant la création d’un diplôme national, d’un programme abolissant les frais d’agence, etc. Pour les patronnes, parler de vocation (voire de « gènes ») permet en effet de se dédouaner d’une éventuelle accusation d’exploitation : « C’est un peu leur récréation… »8 poursuit cette même employeuse.

Interrogée par Charlotte Bienaimé, la sociologue Rose Myrlie Joseph souligne l’existence d’une chaîne internationale du travail domestique et du soin, et des mécanismes qui confinent souvent les femmes migrantes à ce type d’emploi. Certains États (comme le Canada, les États-Unis et l’Espagne) ont une politique claire d’importation de main-d’œuvre dédiée au care à travers des programmes d’« immigration choisie », facilitant l’obtention d’un visa pour les domestiques ; les femmes (parfois diplômées) qui souhaitent y immigrer trouvent dans ces programmes une porte d’entrée dans des pays où elles espèrent pouvoir ensuite rester.  Si l’État français ne propose plus de programmes spécifiques9, il « fait tout pour que [des femmes étrangères] se retrouvent dans ce type de travail pour répondre à un besoin », par exemple, en refusant de « [reconnaître] les qualifications et les compétences acquises au pays d’origine. »10 L’entrée dans le marché du travail des femmes bourgeoises du Nord passe par l’assignation structurelle au travail domestique des femmes racisées, souvent venues du Sud.

 

Des liens intenses et ambigus

 

Quotidiennement, notamment dans des relations de longue durée, toutes ces considérations (jugements, déni, culpabilité) irriguent de façon souterraine et silencieuse les rapports entre employeuse et employée. Les petits cadeaux ou services rendus sont, bien sûr, une marque d’affection, mais ils donnent aussi l’impression de nuancer les inégalités de la relation… Dans le film mexicain Roma, Cleo (une femme autochtone) est nounou chez une famille bourgeoise de Mexico. Elle tombe enceinte et est abandonnée par le géniteur ; elle craint d’être virée en l’annonçant à son employeuse. À sa grande surprise, celle-ci la prend dans ses bras et lui propose de l’accompagner chez une amie obstétricienne à ses frais, et la mère de sa patronne l’emmène même choisir un berceau en guise de cadeau. Toutefois, l’accouchement de Cleo est déclenché par une situation de tension politique extrême dans la ville, et le bébé ne survit pas. Sa convalescence est adoucie par la solidarité de sa sœur,  Adela – femme de ménage dans la même maison –, qui assume en partie ses tâches. Un jour, la patronne propose à Cleo de passer un week-end au bord de la mer « pour se changer les idées », les enfants sont fous de joie, et insistent pour que la nounou les accompagne. Cette dernière ne sait pas nager et se retrouve seule à les surveiller à la plage. Quand deux des enfants manquent de se noyer, elle se précipite dans l’eau et les sauve au péril de sa vie. Ce choc émotionnel déclenche chez elle des pleurs pour son bébé décédé. C’est donc dans les bras des enfants et de sa patronne que Cleo pleure sa fille pour la première fois. Cette séquence est d’une beauté ambiguë, elle montre le degré d’investissement émotionnel de Cleo dans sa relation avec cette famille. La nounou exprime son remords de ne pas avoir désiré son enfant ; l’émotion d’avoir sauvé un des fils et la fille de sa patronne lui permet enfin d’éprouver sa perte, embrassée par l’amour de son employeuse et de ses enfants.

L’anthropologue Félicie Drouilleau-Gay, qui a travaillé à Bogota, en Colombie, montre à quel point l’interprétation qui reviendrait à dire que ce type de liens entre domestiques et employeuses s’apparente à une simple forme de paternalisme, ou mieux de maternalisme, est inopérante – selon ces théories, tout se passerait comme si les faveurs des patronnes ne servaient qu’à montrer leur supériorité et que les employées adhéreraient à cette fable, dans une forme de « consentement des dominé·es à la domination ». Or, la plupart des actrices (dont moi) « disent préférer une relation amicale avec leurs patrons », sans pour autant croire en leur grandeur d’âme. Pour le comprendre, il faut considérer l’agentivité des domestiques, soit leur capacité d’agir sur le monde, de le transformer. Les liens intenses qui se créent avec les familles employeuses ne sont pas de simples fardeaux, venus d’en haut, qui aliéneraient les domestiques à leur choix. Ces dernières sont capables de saisir ces liens, de les moduler, voire de les retourner en leur faveur. Outre certains avantages matériels, de cette amitié certes asymétrique peut naître une forme de « reconnaissance de soi comme personne »11 – ni interchangeable ni anonyme. Ces liens affectifs ne résolvent évidemment pas la domination sociale, il faut plutôt y voir des stratégies de survie et de valorisation de soi qui complexifient le rapport entre employeuses et employées.

 

En écrivant ces lignes, en accusant systématiquement les « patronnes », les « employeuses » ou les « mères », j’ai ressenti une forme d’injustice face au poids du genre. Car il est vrai que dans le jeu de l’externalisation du travail domestique, les femmes restent perdantes – non seulement les domestiques qui secondent les mères de famille, mais aussi ces dernières. Comme l’affirme Mona Chollet, « la répartition des tâches non externalisées est encore plus inégalitaire »12, à l’instar de la gestion de l’embauche et de la personne employée. J’ai travaillé quelques mois pour un couple de parents divorcés, et là aussi, c’était la mère qui gérait tous les aspects logistiques (du recrutement à la paye) et émotionnels (c’était à elle que je devais faire toute remarque sur le déroulement des journées, y compris chez le père, que je ne croisais guère, car sa sœur me remplaçait jusqu’à son retour le plus souvent).
Les tâches sont rarement prises en charge à égalité dans les couples hétérosexuels, et presque rien n’est fait, institutionnellement, pour encourager le changement. En attendant des réflexions collectives, profondes et exigeantes quant à l’organisation sociale de la garde des enfants. Assistantes maternelles, nounous à domicile, baby-sitters, jeunes filles au pair… Toutes ces femmes (dé)vouées au care sont la clé de voûte non seulement de la famille nucléaire en tant qu’institution et pilier de la vie privée, mais aussi du capitalisme néolibéral. L’émancipation des femmes (bourgeoises) par le travail et l’égalité femmes-hommes prônée par Schiappa passent par elles ; et entre leurs mains, passent aussi couches et biberons des futur·es hommes et femmes politiques qui s’empresseront d’oublier les berceuses en langue étrangère chantonnées par celles dont ils et elles piétineront les droits13.

[1]  Le séjour au pair consiste en un programme international qui met en lien une personne de moins de 30 ans (tenu·e de suivre entre deux et quatre heures de cours de langue par semaine) et une famille d’accueil dont les enfants sont à garder environ 30 heures hebdomadaires, en plus de deux à quatre soirées de babysitting par semaine et de quelques tâches domestiques (du repassage, quelques courses, parfois un peu de nettoyage…), en échange d’un hébergement en chambre individuelle, des repas et d’une somme assez modique (en France, elle varie entre 250 et 350 euros par mois) appelée « argent de poche ».

[2]  Charlotte Bienaimé, « Papa où t’es ? Parentalité, charge mentale et travail domestique », Un podcast à soi, nº 4, sur <arteradio.com>.

[3]  Tous les prénoms ont été changés.

[4]  Pascale Molinier, « Des féministes et leurs femmes de ménage : entre réciprocité du care et souhait de dépersonnalisation », Multitudes, nº 37-38, 2009.

[5]  Elle fait référence aux travaux d’Avishaï Margalit, La Société décente, Flammarion, 2007. Le philosophe désigne ainsi les stratégies d’invisibilisation des travailleur·ses palestinien·nes en Israël.

[6]  Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, 2017, p. 98.

[7]  L’intersectionnalité, concept notamment forgé par des féministes noires américaines, permet de considérer simultanément les dominations raciales, sociales et de genre que subissent les femmes racisées. Je pourrais également parler d’approche multidimensionnelle pour mieux appréhender ce qui dépasse les « exclusions précises à l’intersection des dominations », à savoir la manière dont le pouvoir « façonne toutes les propositions sociales et subjectivités, y compris parmi ceux qui sont privilégiés », voir  Michael Stambolis-Ruhstorfer, « La multidimensionnalité comme outil de lutte pour une justice raciale et sexuelle complète », dans H. Bentouhami et M. Möschel, Critical Race Theory. Une introduction aux grands textes fondateurs, Dalloz, 2017, p. 309-318.

[8]  Julien Brygo, « Profession, domestique », dossier « Mirages des services à la personne », Le Monde diplomatique, septembre 2011.

[9]  Comme ce fut le cas avec le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer) – qui, entre 1963 et 1981, a encouragé, entre autres, la mobilité des « Françaises d’outre-mer » en métropole, pour occuper des postes d’employée domestique (voir Françoise Vergès, Le Ventre des femmes, p. 150-151 ; et Un Féminisme décolonial, La Fabrique, 2019, p. 84-87).

[10]  Charlotte Bienaimé, « Qui gardera les enfants ? Nounous et travailleuses domestiques », Un podcast à soi, nº 5, sur <arteradio.com>.

[11]  Félicie Drouilleau-Gay, Secrets de familles. Parentés et emploi domestique à Bogotá (Colombie, 1950-2010), Petra, 2019, p. 51-52.

[12]  Mona Chollet, « Scrupules féministes », dossier « Mirages des services à la personne », Le Monde diplomatique, septembre 2011. Elle cite une enquête menée par François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d’agir, 2011.

[13]  Voir Ingrid Merckx, « Gilets roses : les assistantes maternelles sonnent l’alerte sur la réforme du cumul emploi-chômage », Politis, 25 janvier 2019.

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