Princesa

"Dans les bras du démon, en Europe, on y arrive à voix basse"

Thèmes : amour, genre, intime, lgbtqi

Illustration : Couverture du livre paru aux éditions Héliotropismes

"Autobiographie" de Fernanda Farias de Albuquerque qui, la nuit, se fait appeler Princesa, ce texte coup de poing a été écrit dans la prison romaine de Rebibbia. De la campagne du Nordeste brésilien aux trottoirs d'Europe, quelques fragments de la route de Fernando, devenu Fernanda...

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Paru pour la première fois en Italie en 1994 et disponible en ligne en version originale, ce texte vient de trouver une maison d’édition en France, chez Héliotropismes.

Au printemps 2020, dans le Panthère Première #5, nous en avions publié quelques extraits, proposés par le collectif de traductrices1 qui s’est occupé de trouver une maison d'édition en France à la mesure de ce texte pionnier de la littérature transgenre en Europe. Nous les publions ici pour célébrer la sortie du livre en librairie.

Princesa retrace une vie marquée par la tentative fragile et impétueuse de dépasser les limites imposées, qu’elles soient territoriales, corporelles, identitaires ou linguistiques.  En 1990, Fernanda Farias de Albuquerque, qui, la nuit, se fait appeler Princesa, est condamnée à plusieurs années de prison ferme pour tentative d’homicide. Lors de son incarcération dans la prison romaine de Rebibbia, elle rencontre Giovanni Tamponi, un berger sarde qui lui indique l’écriture comme remède à l’enfermement et lui présente Maurizio Iannelli, un ancien brigadiste rouge. La correspondance que les trois détenu·es entretiennent à travers les barreaux des cellules et les grilles des fenêtres donne naissance à une multitude de feuillets et de carnets écrits dans une langue hybride, à mi-chemin entre le portugais, l’italien et le sarde. Les fragments épars de cette « spirale épistolaire » ont ensuite été compilés et traduits dans un italien standard par Tamponi et transformés en livre par Iannelli, co-auteur avec Farias de Princesa, paru chez Sensibili alle foglie2.

De la campagne du Nordeste brésilien aux métropoles de Rio et São Paulo, la route de Fernando devenu progressivement Fernanda se poursuit sur les trottoirs d’Europe, d’abord en Espagne puis en Italie. La narration, âpre et crue, mêle le motif de la fuite et celui de la transformation. La fuite comme refus de l’assignation à la masculinité, la route comme seul moyen de survie face aux violences des répressions policières à l’encontre des transsexuel·les, mais aussi comme course vers l’affirmation d’une féminité pleinement assumée. Cet élan sur une route accidentée et saturée d’incertitudes se termine à Rebibbia, un « enfer » de plus sur lequel la narratrice choisit de faire silence.

 


 

J’avais six ans et Cícera Maria da Conceição, ma mère, fatiguée par le travail dans les champs, me prenait dans ses bras et m’allongeait dans le grand lit. Dans un demi-sommeil, je la sentais, je la sens encore m’enlever doucement mon short et ma chemisette.

Manuel Farias de Albuquerque, son mari, était mort quand elle était enceinte de moi. Mais pas avant d’avoir mis au monde mes deux sœurs et mon frère, Alaíde l’aînée, Aldenor le premier garçon et Adelaide. Tous mariés, tous émigrés dans les grandes villes du Brésil. São Paulo et Rio de Janeiro.

La dernière à quitter la maison fut Adelaide. Álvaro lui faisait la cour, elle tomba enceinte. Cícera fit un esclandre dans le village. Elle quitta les champs de maïs et de coton, déboula chez le prêtre, chez le préfet. Elle réclama son dû, le sien et celui de sa fille : ce mariage devait se faire. Au départ, la famille d’Álvaro s’y opposa. Puis donna Inacina intervint, elle parla avec tout le monde et arrangea tout. On pleura à l’église, on fit la fête à la fazenda. Du guaranà et du gâteau de goiaba pour mes cousins et moi. De la liqueur de jurubeba et du churrasco pour eux, les grands. Une fête nordestine. On tua un veau et deux dindons. Álvaro emmena Adelaide. Cícera et moi, on resta seuls.

Dans les grincements du grand lit, chaque soir, après que le soleil et le maïs l’avaient usée, je recueillais son premier soupir de soulagement. Maman, où est mon père ? Il est mort, Fernandinho. Personne ne prendra sa place, ni pour moi ni pour toi. Toutes ses larmes étaient pour Manuel Farias, sa solitude. Moi je me recroquevillais dans ce sentiment, elle me serrait contre sa poitrine.

 

Moi, j’étais la vache. Genir le taureau, Ivanildo le veau. Chemisettes et shorts, on enlevait tout au milieu du bois. Loin de tous, c’était notre secret. Genir meuglait et me poursuivait. Une fantasia de bousculades, d’attouchements et de souffle lourd. Il montait la vache, il se déchaînait comme un diable sur moi. Il se démenait comme un chiot s’agrippant au pied de son maître. Zizi et frottement. Dans cet enfer, Ivanildo le veau, mon jeune cousin haletant, fourrait son museau. Il léchouillait et suçait sous mon ventre. Ah Ivanildo, il cherche la mammelle ! Ma petite mamelle. Engloutie, mordillée. Une chatouille, un frisson de joie. Avec Genir tout collant et à bout de souffle, le jeu était fini. Et moi complètement fini. Mais Ivanildo nous relançait : Hé, il y a la brebis et le mouton, le chat et la chatte. Un dimanche, oncle João sortit d’on ne sait où et nous trouva. On prit de sacrés coups, puis il raconta tout à Cícera.

Des enfants ? De vrais diables ! Elle aussi me donna des coups. Tante Maria, la femme de João, intervint : Cícera, arrête ! Mais tu vois pas que c’est un gamin, c’est que des jeux de gamins !

La grande opération de surveillance, de contrôle commença. Genir et Ivanildo insistaient : Tante Cícera, laisse Fernandinho venir jouer avec nous ! Non, il y a des choses à faire à la maison, il faut trier les graines. Mais les graines, c’est elle qui les mélangeait, je le savais bien, pour me garder avec elle : Fernandinho, viens me tenir compagnie. Viens trier le maïs et les haricots !

Quand l’insulte se fraiera un chemin, accolée à mon nom, après le Je vous salue Marie du soir, alors Cícera me chuchotera : Tu es grand maintenant, pourquoi tu ne vas pas dormir dans l’ancien lit d’Aldenor ? Non, s’il-te-plaît, je rêve de la forêt. Il y a le chien qui me mord, l’Homme Noir qui me frappe. C’est ton esprit qui te raconte tout ça, elle me rassurait. Quand tu dors, lui il part en voyage, il voit et il entend des tas de choses. Après, il revient et te raconte tout. Les rêves, c’est ça. Des choses belles, des choses moches. Si le jaguar te fait peur ou si l’Homme Noir vient t’embêter, couvre-toi avec ton tee-shirt. Ne dors pas tout nu et tu n’auras pas peur. Mais si tu le mets en colère, ton esprit ne revient plus et tu es en danger. La maladie et la mort sont là.

 

*

 

Inacina savait bien raconter. C’était fabuleux. Nous autour d’elle, nous récitions. Maria das Graças disait, sûre d’elle : Fernandinho fait le prince et moi la mariée. Non, je répliquais, moi aussi je veux épouser le prince ! Oh ! Mais toi t’es un garçon et pas une fille, tu peux pas ! Et pourquoi pas ? Moi aussi je veux mon prince charmant ! Non ! Tu peux pas ! Et alors, capharnaüm et prise de becs. Maria Aparecida me défendait : Si, Fernandinho épousera lui aussi son prince charmant. Ma douce Aparecida.

Élevages et plantations dessinaient une sorte de plaine au nord de la maison Farias. Mais un coup d’œil vers le sud inverse la vue : une terre d’un vert humide, pleine d’oiseaux et de chasseurs. Un abri d’ombre dense, une parcelle ancienne de forêt rongée. Étalée. De nombreuses heures de marche avant que la caatinga désolée – terre de diables, de bandits et de saints – ne brûle tout dans la fixité du désert. Une terre émiettée, des pas qui s’enfoncent, des roches, des maquis d’épines et la morsure du soleil. Rapides, vers l’est, en direction de Remigio, un croisement d’autoroutes à six voies en direction de Campina Grande, João et Picuí.

Deux demi-noix de coco furent mes premiers seins. Devant le grand miroir, Cícera me surprit et vlan, des coups. Je me couvrais avec la main pour me voir comme Aparecida même entre les jambes. Ma fantasia, ventre rond et fente de petite fille.

J’avais sept ans et je ne savais pas ce qu’était le péché. Les grands me cachaient les mots, moi, je les leur volais : Tu vois comment il se comporte Fernandinho ? Il ne joue pas comme les autres garçons, il veut toujours faire la fille pour eux !

Les filles m’écartaient : Oh, mais t’es un garçon, alors va avec les garçons ! Josefa et Aparecida me défendaient, il y aura toujours quelqu’un pour me défendre. Alors je restais, je les défiais. Je marchais comme elles, comme les fillettes. Les contrôles s’intensifièrent. Cícera me confia à Aldir. Il avait quinze ans, il devint mon gardien. Elle posait des questions, il rapportait.

 

*

 

Avec le premier soleil, après les grandes pluies, la petite rivière en crue s’offrait en spectacle. Hommes et femmes descendaient pour admirer sa puissance, un défilé. Des bœufs et des chevaux gonflés d’eau, des troncs d’arbre réduits en radeaux recouverts de charognes. Parfois même d’hommes et de femmes irrévérents. Des barques renversées, des baraques en mille morceaux flottants. Je me joignis au petit cortège, à la peur et la stupeur qui l’unissaient. Parmi eux, il y avait aussi Paulo.

Le samedi, pendant le match, il assistait à ma diffamation mais il ne disait rien. Il ne m’accusait pas, il ne me défendait pas. Il restait éloigné, comme sa richesse. Pendant les festivités du taureau, son père voulait toujours qu’il reste à ses côtés, c’était sa fierté, c’était lui l’héritier. Sa famille finançait chaque année la fête paysanne, le bumba-meu-boi.

Il s’est détaché du groupe en jouant avec son chien, je l’ai suivi en longeant la rive. Jusqu’à l’endroit où la rivière se rétrécit et où le bois l’enserre avec l’ubuzeiro et le barauna. Le dernier passage étroit avant que la chute d’eau, avec ses tourbillons, son fracas, ne se transforme en un miroir clair et transparent. Une eau calme, un petit lac. Paulo a commencé à se baigner. Moi aussi je suis entré dans l’eau. Mes sabots à la main, trempé jusqu’aux genoux. Qu’est-ce que tu fais ici ? Je suis venu voir la rivière ! Tu vois pas qu’elle est grosse et que pour toi c’est dangereux ? Oui, je le vois, je n’ai pas peur.

Fernandinho, c’est vrai que tu es un veado ? Veado. Encore ce mot vénéneux comme le serpent corail, le serpent du désert. Il résonnait toujours là où j’étais. Je ne me suis pas fâché, je ne lui ai pas répondu.

Il s’est approché, je savais ce qui allait se passer. Je ne me suis pas enfui. J’ai essayé de parler, il n’est sorti qu’un filet de voix : Laisse-moi, je ne veux pas ! Pour moi c’était encore un jeu, moi la vache. Mais il a donné un coup sec et m’a pénétré. C’était la première fois. Mon ventre et ma tête ont été retournés, un vrai supplice. Il s’est déchaîné comme un diable dans ma douleur. Très brièvement, j’ai vu l’eau se teindre en rouge. Je suis devenu blanc de peur. J’ai vomi et pleuré à cause de la douleur, du remords. « Si tu fais les choses du diable, tu iras en prison et en enfer ! » La fièvre a grimpé d’un coup, a pris possession de moi. Je tremblais de peur, de honte. Qu’est-ce que tu m’as fait ! Paulo est devenu blanc lui aussi. Mais c’est toi qui voulais ! a-t-il dit. C’était vrai, je le voulais. Ça me faisait mal, mais je le désirais. Simple et inacceptable, c’est ça mon souvenir. C’est comme ça que les choses se sont passées. Il a couru le long de la rivière dans tous les sens pour trouver une herbe, pinhão roxo, celle qui arrête le sang, le coagule. Son chien lui tournait toujours autour, il jouait, sautillait. Paulo a essayé d’essuyer mes larmes et d’arrêter l’hémorragie : mais c’est vraiment la première fois ? Oui. Pourquoi tu me l’as pas dit ? Fernandinho, tu dois pas en parler chez toi ! Dis que tu es tombé sur une pierre pointue, sur une branche. Dis ce que tu veux mais ne le dis pas !

J’avais huit ans, lui seize.

 

*

 

Un autre rail d’héroïne. Trois heures du matin, le dernier client. L’un de ceux qui ont l’air d’avoir réussi. Body building, cravate desserrée et des bouclettes. Un costume qui était un uniforme. Ils sont tous pareils, tu les vois à Prati à neuf heures et demie du matin. Les imposteurs, les proprets. Pour moi, la dernière entrée d’argent de la nuit. Dans une belle voiture, il me pénétra en me prenant par derrière. Avec sa main il m’explora frénétiquement devant : Mais t’es un homme toi ! s’exclama-t-il, il s’énerva, je pris peur. Il commença à me frapper sur le dos. Ne me fais pas mal, je te rends l’argent ! Je l’éloignais de moi, lui me tenait. Il poussait, l’hypocrite. Bien sûr qu’il le savait ! À cette heure-là le matin, que des veados. Tout le monde le sait, il mentait. Il se racontait des bobards, le pédé refoulé. Il ne lâcha pas la prise, il me baisait, ça avait l’air d’une tragédie, il me serrait aussi la bite : Maintenant j’y suis et je continue, la justification. Il paya cinquante et s’enfuit rapidement, son plaisir le poursuivait.

Michelle tapinait sur les quais du Tibre, elle était morte. Un squelette, plus que la peau sur les os. Tout un petit monde dégueulasse allait encore lui demander des passes. Ils payaient, pour fouir dans ce cimetière. Au Flaminio, peu de temps avant, c’était une étoile. Blonde, d’origine allemande. Un ange atterri à Rome du Brésil. Sur les quais on parla cinq minutes. Le sida était déclaré, les signes, une évidence. Je les ai vus de mes yeux, ils arrêtaient leur voiture et elle montait. Mais comment tu fais Michelle ? Arrête-toi, sinon t’es foutue ! Ils voient la mort qui avance et pourtant ça leur est égal. Ils paient, pour un orgasme dans ce désastre. Moi je ne sais pas ce qui mord leur cerveau. Ils ne veulent pas de préservatif, ils paient le double si tu acceptes. Mais Michelle était déjà un cadavre, ça se voyait. Bon Dieu, même au Brésil on ne lui aurait pas demandé une passe. Je les ai vus, je les revois encore. Sur les quais, qui plaisantent, négocient le prix avec la mort. La leur, celle qu’ils ont dans le cœur. Elle non, Michelle était vivante. Péniblement, elle luttait pour ses trois grammes d’héroïne. Elle n’en avait rien à faire des vices décadents de toutes ces pourritures. Elle se rebellait, résignée dans sa chute. Terriblement, elle vivait. Tristement, elle mourut d’infection pulmonaire. Elle finit ainsi, avec le sida et l’héroïne.

Calú se piquait comme une malade, les veines de l’aine déjà foutues. Elle s’injecta une dose non coupée et mourut sur le coup. Avec elle, ce soir-là, il y avait deux raclures. Les deux saletés la virent mourir. Elles ne bougèrent pas le petit doigt. Les hyènes, elles firent glisser sa montre de son bras. Elles fouillèrent parmi les vêtements, dans les tiroirs. Les voleuses, elles lui piquèrent aussi dix mille dollars. Elles la traînèrent à l’extérieur de l’appartement en la tirant par les pieds. Elles l’abandonnèrent dans les escaliers pour ne pas avoir de problèmes avec la police : L’argent ça sert aux vivants, les morts ils ne savent pas qu’en faire ! Les deux ordures, elles étaient originaires du même village qu’elle. Elles n’organisèrent même pas son enterrement, le transfert du corps. Elles la jetèrent dans les escaliers. Voilà pourquoi j’ai honte de ma catégorie. Entre transsexuels il n’y a qu’envie et jalousie. Il y a de la méchanceté, du vol et des infamies. C’est comme ça, le reste ce sont des petites fables de salon, des petites histoires embellies. C’est moi qui le dis, Fernanda, Princesa et transsexuelle.

Encore un autre rail, la nuit m’échappait. À l’Eur, via Colombo, je ne me rendis même pas compte qu’il faisait jour. Je me retrouvai putain au milieu d’un tas de gens, la lumière du soleil qui révélait le désastre. La débâcle, après tant de corps sur moi. La fourrure de faux léopard prise à l’Upim de l’Esquilino me clouait là comme un projecteur braqué sur le personnage principal : un clown, une odeur de pisse au petit déjeuner. Il était sept heures du matin, je me retrouvai au milieu des bleus de travail des ouvriers, au milieu des étudiants et des femmes qui allaient faire le ménage dans les villas. Ils allaient tous travailler, avec dignité. Même à prix d’or il n’y avait plus aucun taxi, je sombrai dans la honte. Moi, qui la journée étais une dame, mêlée aux damnées. Celles qui après leur nuit de travail traînent encore autour de la gare. Défaites, le maquillage liquéfié qui coule sur leur visage. Elles entrent et sortent des pensions, ne s’arrêtent jamais. Elles trafiquent, leur barbe repousse. Elles cherchent de la coke et de l’héroïne, les mauvaises pages. Elles sont toujours au mauvais endroit. C’est pour ça que je sortais peu de la pension, je rentrais toujours du travail alors qu’il faisait encore noir. Mais cette nuit-là m’avait échappé. Dans l’autobus tout le monde me regardait, je sentis les yeux de ma mère sur moi. J’allumai la lumière de la chambre, j’éclairai ma désolation.

 

*

 

Je strie mes yeux de couleurs, je badigeonne mes lèvres de rouge. Ce n’est plus le beau rituel, je parfume mon corps, je l’amène à la braderie finale. Je crache du sperme, je me graisse le cul. Je sniffe de l’héroïne, je n’ai plus de futur. L’Europe est éteinte, moi je tâtonne dans le noir. Je ne sais plus ce que je veux, pourquoi je le fais. Il ne fait plus jour, je ne sais plus qui je suis. Perla, mon Dieu quel destin, je ne peux plus m’en détacher. J’entends les voix. Cícera, je veux dormir. M’endormir, dans une caresse. Je vais tout laisser tomber, je rentre à la maison. Mais qu’est-ce qu’il a à klaxonner ce connard ! Oui oui, je te la fais ta passe : cinquante le cul, trente la pipe, mais baisse tes phares connard ! Mon Dieu non, ça c’est l’enfer, ça c’est un pauvre mec. Entre les jambes il a une bite large comme le fond d’un verre, le malheureux. Il parle, il parle, il parle, il veut parler de son malheur. Toutes les femmes l’ont abandonné. Mais qu’est-ce que j’ai à voir avec ça moi ? Chacun brûle seul dans son enfer. Le nôtre, entre les jambes. Non, pas de passe pour toi, toi tu es malade, va voir une putain. Mais lui me parle, moi je suis dans le noir. Je prends un rail, je ne descends pas de la voiture. Je l’entends, je ne l’écoute pas. Le vent souffle dans ma tête. Un pauvre gars, un laissé pour compte. Mon Dieu, je fais quoi. Je me graisse encore le cul, il n’y a pas de préservatif qui le contienne. Pourquoi je ne m’en vais pas ? Doucement, fais doucement animal ! Arrête-toi connard, j’y arrive pas ! Je perds du sang, chaud, il coule entre mes cuisses. Dégage de là sale brute, laisse-moi tranquille. Il a la tête entre les mains, moi je l’insulte. Ce n’est qu’un pauvre gars, mais moi je peux pas. Dégagez tous, je veux seulement dormir.

J’allais mal, le sang séché entre les jambes. Encore une ligne, je voulais finir, fermer les yeux dans mon lit. Les rouvrir, sur des murs et des visages familiers : Demain je pars au Brésil, je laisse tout tomber. Mais Œil de monstre était sur le seuil à attendre. Donne-moi mon argent la vieille, demain je pars. Y a plus d’argent princesse, ton coffre est vide. Elle riait, la baveuse. Ce crapaud maudit. File tout l’argent que je t’ai laissé, sinon je te butte ! Appelle la police si tu en as le courage ! Deux amies m’emmenèrent, m’enfermèrent dans ma chambre. Immobile, l’univers s’écroulait sur moi. Mille mains me déchiquetaient : Mais je vais la butter cette maudite grognasse ! J’ouvris la porte, elle rangeait la cuisine. Je voyais seulement l’horreur, je ne voyais rien. Elle poussa un cri, elle m’aveugla la tête. Je poignardai le monde en la frappant dans le dos. Elle s’accrocha à mon bras avec une force inhumaine. Le monstre, elle me vomissait encore dessus : Maudit pédé je te ferai interner ! Je lui filai le deuxième et le troisième coup de couteau. Moi je suis maudite. La vieille, par terre, haletait. Elle saignait, elle aussi c’était une pauvre femme. J’avais perdu la tête, je courus le long de via Manin vers l’église de l’Esquilino. Ils me suivaient, les insultes me mordaient les épaules. J’étais maudite, ils allaient me lyncher. Je hurlai que j’étais une assassine, je me rendis à une voiture de police qui passait. Je demandai de l’aide, la meute d’enragés derrière moi grognait. La patrouille m’emmena menottes aux poignets. J’étais sauve, loin d’une foule qui n’existait pas.

Il y eut le procès, une condamnation : six ans pour tentative de meurtre. On me fit des analyses : syphilis et séropo­sitivité.

Sans effort, dans les bras du démon, en Europe, on y arrive à voix basse, silencieusement. Ici chez vous, on ne meurt pas bruyamment. Tués par balle ou au couteau, au milieu des cris et des coups de ciseaux. Ici on disparaît sans faire de bruit, tout bas. Silencieusement. Seules et désespérées. Du sida et de l’héroïne. Ou alors dans une cellule, pendues au lavabo. Comme Celma, dont je voudrais qu’on se souvienne. Elle dormait dans la cellule à côté de la mienne, dans cet autre enfer où je vis maintenant et que j’ai choisi de ne pas raconter.

 

 

[1] Le collectif des traductrices de Princesa est composé de Simona Elena Bonelli, Virginie Culoma Sauva, Armelle Girinon, Judith Obert, Anna Proto Pisani.

[2] Sensibili alle foglie est une coopérative éditoriale fondée en 1990 et dirigée à sa sortie de prison par Renato Curcio, ancien fondateur des Brigades rouges.

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Retrouvons-nous à Paris le 11 mars et à Toulouse le 13 mars pour fêter la sortie du cinquième numéro !

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