Une soirée au purgatoire

Histoires croisées de l’accumulation patrimoniale

Type : dossier

Dossier : La pierre à feu

Thèmes : famille, héritage, patrimoine

Illustration : Briller et disparaître. Collage photographique d'Amélie Laval.

Sautez dans le train fantôme du Purgatoire à la rencontre de trois figures en costumes d’époque ! Rois des stratégies d’accumulation du patrimoine et des combines successorales, Rodrigo Jurado l’Espagnol, Sir Thomas Hope l’Écossais, et le rejeton d’un empire du luxe à la française nous offrent un petit manuel de blanchiment sur Terre comme au Ciel.

Face au récit qui suit, les spéculateurs et les spéculatrices, les sceptiques, les disciples du cartésianisme, les adeptes de l’enquête, les communistes, les neuroscientifiques, les femmes en tailleur et les expert·es de tout poil nourriront quelques doutes. Certains crieront à la supercherie, d’autres au charlatanisme. Pourtant, les faits que je veux relater sont aussi vrais que l’univers est insondable. À celles et ceux qui requerront plus de preuves, des pièces authentifiées, des démonstrations historiques, des certificats, leurs exigences sont vaines et disent assez la bêtise. Les vraies questions sont celles qui se perdent dans la nuit noire. Cependant, si vous réclamez malgré tout d’en avoir le cœur net, venez alors me les soumettre. Lorsque le ciel est humide, je trouve refuge sur les quais fantomatiques de la station de métro Haxo, à Paris, et me ferai un plaisir d’étayer mon propos par des syllogismes aussi ennuyeux qu’imparables.

Voilà donc l’affaire :  il y a peu de temps, alors que je faisais bombance avec des compagnons de fortune, une amie, morte dans l’anonymat mais que je qualifierai d’héroïque, vint nous rendre visite. Nous nous étions connu·es à Nantes, à l’hôtel Bonsecours. J’étais réceptionniste, elle, femme de chambre. Elle arrivait du Purgatoire où elle expiait depuis quelque temps ses fautes. Comme celles et ceux soumis·es à pareil sort, de sincères remords, avant l’heure du trépas, lui avaient permis d’éviter les Enfers. Bien que sauvée des flammes et assurée de sa grâce, sa position n’était guère enviable ; Léa — c’est son prénom — attendait anxieuse le moment de sa libération. Certain·es de ses acolytes, à en juger par leur accoutrement, patientaient depuis les temps les plus reculés. Elle avait ainsi cru reconnaître à sa tunique ensanglantée, Néron, hanté par le souvenir d’Agrippine. Quelles raisons avaient valu à mon amie ce séjour forcé ? Sur ce point, je ne m’étendrai pas. Le sujet n’est pas là. Les faits ont été commentés par un cortège de psychiatres et de psychanalystes, les journaux de l’année 1933 se sont chargés d’en rappeler le détail.

Un crime d’une atroce sauvagerie vient d’être commis ce soir au Mans. Au n° 6 de la paisible rue Bruyère, vivait la famille Lancelin, très honorablement connue au Mans, où M. Lancelin fut avoué pendant de longues années. [...] Ce soir, comme à l’habitude, Mme Lancelin était allée, avec sa fille, voir ses petits enfants, qu’elle avait quittés vers 18 heures. En arrivant chez elles, Mme Lancelin et sa fille montèrent à leurs chambres pour se débarrasser de leurs habits. Hélas ! sur le palier de la maison, les deux bonnes de la maison, Christine et Léa Papin, âgées de 27 et 21 ans, les attendaient, armées de couteaux de cuisine et assaillirent les malheureuses femmes qui s’écroulèrent sur le parquet, puis avec un marteau, elles s’acharnèrent sur leurs victimes. Mme Lancelin, en particulier, eut la tête littéralement broyée, un œil, jailli de son orbite, fut retrouvé dans l’escalier. 

Le Journal, vendredi 3 février 1933

 

Comme le prévoit le règlement du Purgatoire, approuvé par les plus grands théologiens, la visite courtoise dont mon amie me gratifiait répondait aussi à des impératifs pragmatiques. Dieu lui octroyait un visa temporaire, le temps d’obtenir sur Terre l’intercession de ses proches auprès des saint·es les plus en vue et des sœurs auxiliatrices, spécialistes en la matière. Mes amis et moi ne sommes pas très dévots, mais dans les jours qui suivirent ces retrouvailles, nous nous rendîmes à Saint-Eustache, où une fois avalée la chrétienne mais médiocre soupe distribuée sous le porche, nous allumâmes une forêt de cierges, heureux de contribuer au salut des âmes. 

Mais venons-en au cœur de notre histoire, qui n’égale sans doute pas les plus doctes contributions à l’anthropologie économique, mais a l’avantage d’être plus digeste que le pavé de Monsieur Piketty. Passées les embrassades et la ronde des bouteilles, la présence de Léa piqua la curiosité de mes camarades qui l’interrogèrent sur la géographie des lieux. Sur ce point, Léa resta évasive — il était question d’une interminable caverne, divisée en cellules dont les parois suintaient une graisse épaisse, grâce à laquelle on fabriquait des chandelles ainsi qu’un plat unique et peu ragoûtant, une sorte de macédoine sans petits pois. Elle fut en revanche beaucoup plus bavarde à l’évocation de son voisinage. Les hommes y étaient majoritaires, la plupart recréant des liens sociaux sur la base de solidarités de classes qui, délestées de tout rapport matériel (l’argent n’a pas cours là-bas), étaient régénérées par le souvenir commun de leurs richesses. Avec leurs apparences bigarrées, trois hommes fanfaronnaient, réunis par-delà les époques et par un même sentiment de supériorité. Léa enrageait à l’idée de devoir peut-être les supporter des siècles.

Le plus vieux d’entre eux, Rodrigo Jurado, avait été envoyé au Purgatoire dans la nuit du 29 décembre 1650, depuis Madrid, âgé de 66 ans. L’invocation dans son testament de la Vierge Marie, du Christ, des apôtres Pierre, Paul, Jacques, de saint Joseph, saint Bernard, saint Jean-Baptiste, saint Antoine de Padoue, saint François et saint Dominique, ainsi que l’édification d’une chapelle funéraire dans l’espoir du repos éternel n’avaient pas suffi. La splendide collerette de son habit de Santiago, témoignage de sa noblesse, était méconnaissable et avait tant jauni qu’elle dégageait une odeur d’urinoir. Humilié par le long et coûteux procès qui l’avait privé de son honneur et de son patrimoine, après avoir été convaincu de corruption par les tribunaux du roi, l’ancien procureur de Philippe IV ruminait sa honte en secret, mais continuait de donner le change en public. Cet Andalou, qui articulait mal et se donnait des airs princiers, était né à Andújar en 1584, une cité bordant le Guadalquivir, où le gibier, les blés, le miel et le poisson abondaient. Dans ce pays de Cocagne, une riche oligarchie monopolisait les charges municipales, accumulait les meilleures terres et laissait son bétail piétiner les parcelles des plus humbles familles paysannes. Une foule de domestiques peuplaient les maisons de cette élite à laquelle Rodrigo et ses frères et sœurs étaient parvenu·es à s’intégrer grâce au pouvoir qu’il avait acquis durant sa carrière monarchique. Née roturière, la fratrie s’était employée à effacer des mémoires collectives le souvenir de parents laboureurs en conquérant la noblesse et ses marqueurs symboliques au rang desquels on trouvait la possession d’esclaves.  Le père et la mère de Rodrigo n’étaient pas à plaindre financièrement, mais ils manquaient d’estime, un drame sous l’Ancien Régime.

Nous, Francisco de Castilla et Isabel Ruiz, nous disons que nous vendons pour toujours à Pedro Polo Jurado, habitant et porte-étendard de cette cité de Villanueva de Andújar, dans la juridiction d’Andújar, un esclave que nous possédons du nom de Miguel et qui est mulâtre, âgé environ de 16 ans, lequel n’est pas enclin à boire, ni fugitif, ni sujet au mal de cœur, ni à la goutte, ni à aucune maladie.

Archivo Provincial de Jaén, 4219, 8 décembre 1616

 

Alonso de Morales, je dis que je mets au service de Luisa Polo Jurado, religieuse de cette cité, ma fille légitime âgée d’environ 9 ans, pour une durée de dix ans. Ladite Luisa s’obligera à la nourrir, à la vêtir et à la chausser durant la durée du contrat. 

Archivo provincial de Jaén, 4219, 10 juillet 1616

 

À Madrid, le procès de Rodrigo Jurado, déclenché en 1643 à la faveur d’une purge contre les « créatures » du premier ministre, le comte-duc d’Olivares, avait étalé au grand jour son enrichissement colossal, alors que l’Espagne traversait depuis le début du siècle une crise bien pire encore que celle de 2008. Dans les campagnes, les disettes réduisaient les gens à se nourrir « d’herbes des champs, d’avoine et de pois chiches ». À la ville, on recommandait l’expulsion des pauvres au prétexte que leur oisiveté nuisait à l’« utilité de la monarchie ». Le roi voyait en ces malheurs et calamités l’expression de la colère divine contre les excès de ministres qu’il fallait châtier. Rodrigo était arrivé à Madrid les poches presque vides en 1616 ; il venait en effet de consommer l’essentiel de son héritage (1 500 ducats) dans ses études, et pouvait afficher à la Cour ses titres de Docteur et de juriste de l’Université de Séville. Mais l’honneur et la richesse sont des qualités relatives : lors de son mariage à la fille d’un officier des finances, un an après son installation dans la capitale, certains avaient raillé l’asymétrie sociale entre les époux, et avaient décrit l’Andalou comme un petit avocat misérable : « il s’est enrichi de manière à ce que l’on dise publiquement que sa fortune vaut plus de 300 000 ducats alors que quand il est arrivé à Madrid, on disait qu’il n’avait pas de quoi manger », diraient plusieurs témoins pendant l’enquête de 1 643 contre les hommes d’Olivares (Archivo Histórico Nacional de Madrid, 52670). Le parvenu au lignage qui sentait le fumier faisait figure de coupable idéal au regard des fraudeurs protégés par un plus noble pedigree.

Du fond de la caverne, Jurado radotait sur ce qui faisait encore sa fierté : ses ducats. Ses neurones, momifiés par tant d’années d’attente, retrouvaient une seconde jeunesse dès qu’il était question de détailler l’origine de ses 300 000 ducats, que Léa se représentait comme une montagne d’or. Les stratégies élaborées par l’Andalou avaient habilement allié des compétences juridiques, financières et commerciales. Il avait pressenti depuis son plus jeune âge que se mettre au service du roi aiderait à assouvir ses ambitions. Grâce à son statut de juriste et à l’entremise d’agents bien placés dans les rouages de l’État monarchique, il avait obtenu en 1634 et 1638 sa nomination à deux charges stratégiques et convoitées. Il était devenu fiscal de millones et fiscal de hacienda, c’est-à-dire procureur arbitrant les litiges sur le principal impôt du royaume, et procureur chargé de veiller à la protection des intérêts financiers de la Couronne d’Espagne. Au-delà de confortables émoluments, versés par des amis complaisants, ses responsabilités lui garantissaient une autorité et des informations précieuses sur les marchés financiers et commerciaux. Une grande partie des profits qu’il avait engrangés provenait de prêts et de transactions clandestines réalisées avec des banquiers du roi,  des collecteurs des taxes, et des caissiers du Trésor avec qui il avait coutume de traiter. Ces individus étaient les grands gagnants de la crise, véritables sangsues rongeant jusqu’à l’os les brebis affamées. Leurs manœuvres étaient complexes et voici ce que j’en compris. Ces grands administrateurs d’État marchaient main dans la main avec les adorateurs de la finance pour pérenniser l’état d’urgence militaire imposé alors aux sujets de Castille. Contrôlant la gestion d’impôts toujours plus lourds pour soutenir les troupes engagées contre la France dans la guerre de Trente Ans, ils s’engraissaient en spéculant sur l’accroissement de la dette et la poursuite des combats.

Abhorrez leurs maléfices, invoquez contre eux la vengeance du Ciel, criez et tempêtez après ces Lucifers, ces Plutons gardiens des Trésors, ces rapineurs qui se gorgent du bien de la veuve et de l’orphelin [...].À l’instant que quelqu’un est admis aux finances quelque pauvre qu’il soit, il devient aussi tost riche, croissant en une nuit comme potirons et champignons pourris. Et comme cela ? par leurs voleries, usage commun de telles sortes de gens. 

Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, ouvrage anonyme, Le pot aux roses descouvert par un financier réformé, 1624

 

Dans la pénombre de la cellule, les ventres gémis-saient lorsque l’Andalou vantait les délices de ses olives, de son blé et de ses figues fraîches. Léa, chez sa mère, en pension, en prison, avait été habituée aux privations. Et Jurado de renchérir. Les cinq moulins que comptaient les domaines produi-saient 30 000 litres d’huile d’olive par an et employaient de nombreux ouvriers. Tous les quatre mois, des convois d’une centaine de mules, échines baissées, acheminaient la marchandise à Madrid,  où grâce à son carnet d’adresses, elle était achetée à bon prix par l’officier chargé d’approvisionner la capitale. L’argent amassé avait permis à Jurado de doter ses filles, d’unir ses fils à des rejetonnes de l’aristocratie désargentée afin de lustrer son lignage, d’accoler à son nom des titres nobiliaires et d’acquérir de luxueux objets d’apparat qui devaient signifier le prestige de sa nouvelle condition sociale.

Aussitôt que l’Espagnol énumérait ses bijoux, ses parures, son argenterie, son orfèvrerie, ses meubles d’acajou, le deuxième homme de la bande, bien qu’Anglais, avait du mal à réprimer son excitation.  Sir Thomas Hope, c’était son nom. Son matricule, consultable aux Archives du Saint-Siège, précise : « reçu au Purgatoire le 3 février 1831. Motif : excès de richesses, goût immodéré pour l’art et intérêt affecté pour la condition ouvrière ». Favoris, mèches brunes tombant négligemment sur le front, canne en ébène de Zanzibar, redingote en velours, il conservait l’élégance de mise dans la haute bourgeoisie britannique malgré l’hostilité des lieux. Contrairement à nous autres, Hope semblait avoir été vacciné dès sa naissance contre toute angoisse matérielle. Fils, petit-fils et arrière petit-fils d’une dynastie de banquiers écosso-néerlandais installés à Rotterdam et à Amsterdam, et enrichis par le négoce trans-atlantique, le bourgeois avait préféré aux austères livres de comptes familiaux, le raffinement de l’art. Il cultivait depuis son jeune âge une passion pour les objets décoratifs. Et au début du xixe siècle,  il était devenu le meilleur spécialiste des pierres précieuses de la place londonienne. Les actifs financiers qu’il avait hérités de son père avaient été investis dans une collection de gemmes à faire pâlir les bijoutiers de la rue de la Paix. Surtout, il était en possession d’une rareté, un diamant bleu à la pureté exceptionnelle : le diamant de Hope.

L’histoire de cette pierre, rapportée à nos oreilles par Léa, est digne des meilleurs contes. Dans les années 1650, un voyageur, flairant les bonnes affaires à l’Est et faisant commerce avec divers sultans, Jean-Baptiste Tavernier, avait commandité le pillage d’un temple aux confins de l’Inde, dans le Golkonda. Le produit du larcin dévoila un diamant passant pour être le plus gros du monde.

Le diamant est la plus précieuse de toutes les pierres, et c’est le négoce auquel je me suis le plus attaché. Pour tâcher d’en acquérir une connaissance parfaite, je voulus aller à toutes les mines [...]. Je suis le premier d’Europe qui a mis le chemin aux Français à ces mines, qui sont les seuls lieux de la terre où l’on trouve le diamant. 

Jean-Baptiste Tavernier, Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Paris, 1676

 

Après avoir usé ses souliers à parcourir l’Orient à la recherche des plus beaux spécimens, Tavernier se présenta en 1669 au roi Soleil, alors au zénith. Louis, qui comme on le sait aimait ce qui scintille, fit main basse sur le minéral contre une somme équivalant au salaire annuel de 2 200 cochers. Retaillé, il fut ensuite incrusté à l’insigne de la Toison d’or qu’exhibait son successeur, Louis XV, et devint l’un des joyaux de la Couronne, jusqu’à son vol à la Révolution. C’était au début de septembre 1792,  « le sang des traîtres à la nation », comme il se disait alors, se répandait dans les prisons de Paris. Neuf mille pierres précieuses furent dérobées au nez des gardes nationaux. Vingt ans et deux jours après les faits, soit deux jours après la prescription légale qui s’appliquait contre les voleurs, le diamant réapparaissait à Londres avant d’atterrir un peu plus tard dans les coffres de notre collectionneur. N’est-ce pas magnifique ? Et Hope, dans la poche.

Le fils de banquier capitalisait sur sa connaissance du marché de l’art alors en forte expansion dans l’Angleterre de la machine à vapeur et de l’explosion de la consommation. Perspicace, il avait compris que la valeur des choses ne reposait pas uniquement sur la capacité à les vendre en série, à l’heure de la reproductibilité et du machinisme, mais également sur leur unicité, leurs qualités patrimoniales, esthétiques, sociales et symboliques. Un capitalisme misant sur une recette promise à un bel avenir : mixez 1. la finance, à travers la Hope Company, aussi à l’aise pour accompagner l’entreprise coloniale hollandaise que pour investir dans les chemins de fers américains, 2. une industrie manufacturière de luxe incarnée par les meubles sortis de l’imagination de Thomas, 3. une mainmise sur les objets d’art — certains issus de pillages archéologiques — qui s’appréciaient grâce au concours d’une communauté autoproclamée d’experts en bon goût et en estimations. Laissez mijoter des décennies et vous obtiendrez l’une des plus belles réussites du capitalisme mondialisé. Dès 1807, Thomas Hope, afin de garantir la continuité de ses affaires, avait entrepris de lutter contre la disparition programmée des métiers peu qualifiés, enterrés par la progression des machines. Il recom-mandait d’employer les ouvriers et les ouvrières les plus doué·es, menacé·es d’obsolescence, à un artisanat de luxe qui assurerait la prospérité de sa nation et la paix sociale :

En fin de compte, je voulais contribuer modes-tement au bien commun, pas seulement en apportant une nouvelle source de nourriture aux pauvres, mais également en proposant de nouvelles envies décoratives aux riches afin de conditionner leurs dépenses ; il ne s’agissait pas seulement d’accroître le bien-être et le commerce de la nation, mais également de raffiner les goûts intellectuels et la sensibilité des individus. 

Thomas Hope, The Household furniture, 1807

 

Un capitalisme édulcoré vantant la créativité et l’utilité publique, qui prospérait en objectivant ses goûts et en fixant les canons de la beauté. Ah, voyez, ça recommence ! Ma langue s’assèche et je parle comme un sociologue et on n’y comprend plus rien. À boire ! Rubis sur l’ongle à défaut de diamant ! Celui qui, selon Léa, comprenait tout ça parfaitement, était le troisième larron du Purgatoire, petit nouveau de la bande. 

Palot, chétif, étriqué dans son costume noir, il ressemblait à ces potelets du mobilier urbain qui nous empêchent de monter nos tentes. Par peur d’attirer l’attention, il refusait de décliner son identité. Il prétendait que sa cravate était celle d’un agent de la RATP, mais son L encastré dans son V ne trompait personne. Foudroyé sur un court de tennis d’un très sélect club du bois de Boulogne, il avait évité de peu les Enfers. Dieu, à la fois miséricordieux et pragmatique, avait été sensible aux dons répétés de sa multinationale pour l’entretien des biens de l’Église. Héritier de l’empire du luxe que lui avait légué son père et devenu magnat de la presse, il devisait avec Hope sur la nouvelle génération d’artistes chinois, ce dernier s’étonnant que le style égyptien soit si rapidement passé de mode. Quant à Jurado, il revenait sans cesse au retable de sa chapelle, « l’œuvre la plus belle de toute la chrétienté », qui lui avait coûté une fortune ! Péniblement, il essayait de convertir en ducats la cote des Picasso et des Basquiat que l’entrepreneur français recensait. La stratégie de ce dernier avait été éprouvée depuis l’Antiquité par tous les patrons-mécènes, mais son géniteur l’avait poussée à son paroxysme : quoi de mieux que l’art pour convertir des milliers de biffetons, délavés à force d’avoir transité par les eaux de tant d’îles, en objets culturels et légitimes ? Le sale devient beau, le vulgaire s’ennoblit, les croûtes intègrent des catalogues sur papier glacé, et cela grâce à une fondation reconnue d’intérêt général par l’État.

Nous, on se marrait à écouter tout cela. Léa avait enduré les interminables conversations de ces prétentieux sur la meilleure manière de dissimuler sa richesse — condition essentielle de la reproduction du capital — pour échapper au fisc, aux juges d’instruction et passer pour des honnêtes hommes. Jurado disposait de tant de prête-noms qu’il ne faisait plus confiance à aucun, Hope de tant de coffres à double fonds et de tiroirs secrets qu’il lui fallait parfois des semaines pour retrouver ses émeraudes. Le businessman cac-quaranté baragouinait des mots barbares : « offshore », « sociétés écrans », « optimisation fiscale », « trusts fiduciaires », il regrettait les sables blancs des Bermudes, le soleil du Panama ou les cottages de Jersey, et répétait que la méfiance et la discrétion sont mères de tous les succès. Il se consolait de croupir au Purgatoire en se disant qu’il avait connu les paradis... fiscaux ! Bien que dépouillés à l’entrée de la caverne, ces trois-là continuaient de s’échanger leurs tuyaux pour instrumentaliser le droit successoral, déposséder tel héritier en avantageant tel autre, alléger les frais de succession, optimiser les donations.

Le maître en la matière était indéniablement Jurado ; ses deux compères, aussi orgueilleux soient-ils, s’inclinaient devant son génie. L’héritage est une cruelle invention au service des plus forts, écrivait en son temps Aristophocle. Rodrigo, je ne l’ai pas dit, avait huit frères et sœurs. Chaque membre de la fratrie avait reçu le même pécule du paternel en 1597. Mais durant leur vie, ces dernier·es avaient consenti à se laisser dépouiller par celui qui avait été promu chef du lignage grâce à son autorité et à ses respon-sabilités madrilènes. Au village, des mauvaises langues racontaient que le Docteur en droit imposait à ses frères et sœurs le célibat ou la contraception dans le but de limiter les naissances, le nombre d’héritier·es et de capter leurs richesses. De fait,  la prolifique fratrie comportait trois religieuses,  une céli-bataire, un curé et deux frères mariés sans progéniture. Une sœur, María, avait eu un fils et un petit-fils mais Rodrigo s’était débrouillé pour récupérer leur héritage devant la justice. Tous les patrimoines convergeaient donc vers le procureur du roi qui s’appliquait à reproduire ce schéma à la génération suivante en concentrant le sien vers son aîné, Francisco, désigné successeur de la maison aristocratisée.

Par quelques pirouettes juridiques, il était en fait assez facile de contourner les règles de partage castillan qui imposaient une répartition équitable des héritages au sein des fratries. L’égalité successorale était un leurre, un principe louable perverti par une batterie d’outils permettant de privilégier untel au détriment des autres. La quotité disponible, en particulier, faisait des miracles ! Je vulgarise : j’ai dans mes chaussettes toutes mes économies, soit 100 euros grattés ci et là. Grâce à la quotité disponible du cinquième de mes biens et du tiers de la réserve héréditaire (la portion de l’héritage qui revient aux héritier·es), je peux léguer 50 euros à qui je veux, à Dédé ou à la reine d’Angleterre, alors que le droit exigerait que je donne 80 euros à mes héritier.es. Imaginez 300 000 ducats, l’affaire devient autrement sérieuse. Rodrigo usait de ce genre de stratagèmes pour garnir le panier de Francisco. Plus radical encore, il avait fondé pour lui un majorat, sorte d’immense rente mobilière octroyée par le roi, dont raffolait la noblesse puisqu’elle permettait de placer des biens inaliénables dont seul l’héritier bénéficiaire avait la jouissance.

L’Église, comme je l’ai dit, était également un bon régulateur économique pour les familles. Quatre sœurs de Francisco furent envoyées au couvent. En prenant le voile et en disparaissant derrière de hauts murs, elles s’engageaient à renoncer à la part d’héritage qui leur était réservée : « les filles de Rodrigo Jurado entrées dans les ordres et celles qui doivent y entrer mais qui n’ont pas encore prononcé leurs vœux, doivent renoncer à leurs légitimes dans le but d’aider à la constitution d’une rente de 3 000 ducats en faveur dudit Francisco Jurado » (Archivo Histórico de los Protocolos de Madrid, 7 039). L’Église constituait un horizon clair-obscur pour les filles, façon Picon-bière : l’institution entretenait l’inégalité patrimoniale mais permettait à beaucoup d’entre elles de se libérer de la tutelle du père ou du mari. L’Andalou se gardait bien de dire que ses plans avaient été balayés comme un château de cartes un jour de sirocco. Francisco était mort précocement, ne laissant au père qu’un cortège d’héritières désabusées. Et puis le procès de 1643 avait emporté presque toute la fortune destinée à ces dernières, victimes des huissiers et des exécuteurs des peines.

Les histoires de Jurado rappelaient à Léa celles de Jacques de Boijac, ce notaire dont les fesses débordaient du canapé des Lancelin et qui leur chuchotait à l’oreille des conseils sur les meilleurs placements et les plus beaux partis du Mans, en prévision du mariage de mademoiselle Lancelin.

L’heure était déjà avancée lorsque l’un d’entre nous proposa de trinquer à la dèche. On annonça le dernier métro et Léa sauta dans un wagon. On ne la revit plus jamais, ce qui était bon signe. Le vin et ses récits avaient tant chauffé nos esprits qu’ils nous plongèrent dans un sommeil vaporeux jusqu’au petit matin. Le soir, après une journée à débiter ma rengaine aux mêmes visages fermés pour une poignée de piécettes, une chose extraordinaire se produisit. Dans un coin de la station Bonne-Nouvelle, sous une publicité invitant à découvrir les splendeurs de l’Espagne, je remarquais un sac plutôt grand luxe estampillé Kenzo. Pas pratique pour transporter mon barda. Croyez-moi ou pas mais à l’intérieur, enveloppé dans une feuille du Parisien, brillait un diamant bleu. En dépliant la page, on pouvait lire cet entrefilet amusant :

Un ou des cambrioleurs se sont emparés jeudi à Paris (16e), de 200 000 euros de montres de luxe et de bijoux au domicile d’un patron de presse, âgé de 58 ans. [...] Les malfaiteurs se sont emparés de plusieurs montres de luxe suisses : Tag Heuer, Audemars Piguet extra-plate, Vacheron Constantin, une Piaget, une montre en or du xixe siècle, ainsi que des boutons de manchette sertis de diamants, rubis et saphirs.

Le Parisien, 5 janvier 2018

 

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