D’entre les tuiles et les fissures

Introduction aux herbes folles comestibles

Méprisées ou soudainement encensées par la mode culinaire, les « mauvaises herbes » racontent pourtant beaucoup de nos rapports à la nature dans un temps long.

lles sont là, au creux d’une fissure craquelant le goudron mal vieilli, dans les ruines et les décombres, sur les bords mille fois débroussaillés d’un chemin, tout près des villages, se faufilant dans les potagers, s’installant sur les toits, s’immisçant entre les tuiles. Toutes proches. Pourtant, elles nous paraissent insignifiantes, inutiles. On ne les perçoit qu’en leur qualité d’invasives, de mauvaises herbes néfastes aux cultures, de broussailles qui dérangent, qui font sale. Aujourd’hui, dans la plupart des endroits, ce sont des taches vertes anonymes, sans nom ni histoire, qui s’entêtent à pousser là où elles ne sont pas bienvenues. Pissenlit, coquelicot, ortie, chardon, mauve et laiteron, ces noms nous disent pourtant encore vaguement quelque chose. Peut-être parce qu’il y a peu, ces herbes folles se retrouvaient encore souvent dans nos assiettes ?

 

Quelques pincées d’ethnobotanique

Certaines branches de l’ethnobotanique, cette discipline qui analyse les relations entre les personnes et les plantes, étudient justement les usages culinaires de ces dernières. On sait par exemple que les graines du pain blanc (Lepidium draba) ont été utilisées en guise de poivre dans de nombreuses régions. La pimprenelle au goût de noix verte avait également un usage presque condimentaire, tandis que l’amarante, le chénopode ou l’oseille sont des feuilles sauvages qui remplacent facilement l’épinard. Un des exemples les plus intrigants de boissons anciennes élaborées à partir de plantes qui nous entourent est la frênette, cidre traditionnellement élaboré à partir de feuilles de frêne piquées par un puceron et émettant une sorte de sève sucrée qui permet à la boisson de fermenter.

Mais, à bien y regarder, les usages culinaires de ces herbes ne se déclinent pas seulement au passé. Si ces plantes spontanées [1] ont quasiment été oubliées dans certains endroits, supplantées par les sachets d’épinards des supermarchés, on trouve encore une grande diversité de savoirs locaux à l’égard de ces singuliers végétaux dans les différentes régions du pourtour méditerranéen [2]. Elles peuvent par exemple être présentes dans la cuisine de tous les jours, souvent sous la forme d’associations d’herbes sauvages qui varient selon les saisons. L’exemple le plus typique, c’est la horta, que l’on trouve servie sous différentes for-mes dans de nombreux bars et restaurants grecs. Pour élaborer ce mélange d’herbes cuites, les gens des villes comme des campagnes vont récolter les herbes sauvages des champs et des bords de chemin : asperges, feuilles de câprier, orties, pourpiers, pissenlits, jeunes pousses de tamier, feuilles et fleurs de scandix peigne de Vénus, salsifis et fenouils sauvages… Il existe plus de 300 espèces botaniques qui peuvent se retrouver dans la horta. L’équivalent italien de ce mélange d’herbes sauvages est le preboggion, dont les goûts en disent beaucoup sur les différentes manières d’accommoder l’amertume — cette saveur que l’on n’accepte plus dans nos assiettes et dans nos verres, exception faite des pamplemousses, des endives et du gin tonic. En France et en Espagne, seules quelques plantes ont survécu à l’oubli généralisé et se retrouvent, d’autant plus valorisées, sur certains marchés : asperges sauvages, silènes, chardons d’Espagne (Scolymus hispanicus) ou encore jeunes rosettes de coquelicot et de pissenlit. Certaines sont en train d’être redécouvertes — ou parfois peut-être découvertes, puisqu’il est difficile de trouver un usage culinaire antérieur de ces plantes — et provoquent un engouement immédiat. La roquette blanche (Diplotaxis erucoides), qui tapisse les vignes, en fait partie. Peut-être parce qu’elle per-met d’élaborer un des meilleurs pestos sauvages. 

 

 « Mauvaises herbes » et savoirs populaires 

Bien que certains restaurants ne s’intéressent qu’à la valeur décorative de ces plantes, leur récolte est loin d’être une simple mode. Les relations entretenues avec ces plantes renvoient à des savoirs situés, à l’inscription des villes et des villages dans leur environnement, aux rapports historiques à la cueillette. 

Les savoirs populaires montrent qu’il existe différentes façons d’identifier les plantes. En effet, parallèlement au système unifié de classification et de nomenclature botanique, lui-même en constante évolution, s’est développée une culture empirique transmise grâce à l’enseignement de catégories sensorielles. Pour ceux et celles qui désirent cueillir des salades sauvages, la botanique — qui fonde principalement ses techniques d’identification sur les fleurs et les graines — s’avère souvent limitée. Les salades sauvages, en effet, doivent être récoltées quand elles sont tendres, avant que l’appa-rition de fleurs ou de graines ait rendu la plante trop amère. Ainsi, les cueilleurs et les cueilleuses utilisent et transmettent plutôt des informations relatives au goût, au toucher, à l’odeur et, comme le décrit l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, au « territoire lui-même comme un système expert, une intelligence annexe [3] ».

Selon l’époque et le lieu, la relation entre les plantes spontanées comestibles et les sociétés, initiée bien avant les débuts de l’agriculture, a donc pris des formes diverses. Il s’agit de l’histoire d’un échange. Ces mauvaises herbes apprécient tout particulièrement les terrains perturbés, constamment remués et chargés de nitrates ; elles ont profité de notre action sur l’environnement et nous avons profité d’elles. Depuis la fin du XIXe siècle néanmoins, cette relation est devenue de plus en plus ténue, ne resurgissant que lors des guerres et des famines. Dans certaines régions, la soupe à l’ortie, les beignets de bourrache ou les substituts de café élaborés à partir des racines de chicorée, laiteron et pissenlit constituent désormais des recettes honteuses, associées à la disette. 

 

Un autre rapport à la production agricole

Aujourd’hui, quel sens donner aux gestes des cueilleurs et des cueilleuses ? Le geste même du couteau qui va trancher net la base du pissenlit, des doigts qui pincent les têtes d’ortie, des mains qui forment des bouquets de lamier sont autant de manières de court-circuiter certaines relations de pouvoir. Les pratiques de cueillette sauvage luttent contre la progressive délégitimation des savoirs populaires et de leur transmission, au profit de savoirs dits « experts ». Elles cherchent à combattre les relations de pouvoir liées, par exemple, à la marchandisation et à la tentative de monopole des graines par quelques entreprises qui attaquent de front l’autonomie des communautés rurales [4]. Elles tentent d’offrir une alternative aux circuits agroalimentaires actuels qui, tout en offrant une illusion de choix infini aux consommateurs, exercent une pression intenable sur les producteurs [5].

 Tout au long de l’histoire de cette relation avec les plantes spontanées, ces dernières ont été utilisées en cuisine, sous forme de condiments, de légumes-feuilles ou de légumes-racines, de fruits ou de boissons, permettant de récolter des légumes frais dans des terres pauvres et difficiles à cultiver, jusqu’à introduire, de nos jours, de la diversité dans nos goûts homogénéisés et saturés. Ce n’est donc pas dans la simple gratuité – si l’on va les cueillir soi-même – de ces plantes que réside le geste politique. Plus largement, ce dernier s’exprime dans un rapport différent à la production agricole, au partage des semences, à la gestion des bords de chemin et autres terrains privilégiés des mauvaises herbes et à la réappropriation d’un savoir populaire varié sur le monde vivant qui nous entoure. Ces plantes des fissures et des bords de talus qui se retrouvent dans nos assiettes vont à l’encontre des goûts et des variétés standardisés offerts par les supermarchés, des monocultures de l’agriculture conventionnelle, de l’imposition de dichotomies séparant les zones de production alimentaire des zones de vie quotidienne, traçant une frontière entre les campagnes et les villes, les plantes d’ici et d’ailleurs, la nature domestiquée aux aspects ordonnés et les talus « envahis » par les ronces et les clématites (dont les jeunes pousses sont d’ailleurs comestibles).

 Préparer des omelettes de silène, des pestos de roquette, des raviolis farcis aux orties, des beignets de bourrache, des lasagnes au chénopode et au lamier, des salades sauvages aux textures et aux goûts surprenants permet évidemment d’introduire des dizaines d’ingrédients nouveaux dans la cuisine. Mais ces plats nous obligent également à réinventer notre rapport à l’environnement. Si l’on veut récolter ces plantes annuelles ou pérennes qui poussent aux alentours des champs, des villages et des chemins, il faut se réapproprier les savoirs locaux, renouer avec l’usage de nos sens et créer des espaces hybrides entre la culture domestique et la croissance sauvage. Les pratiques de récolte, quand elles se fondent sur un échange de savoirs et de techniques et sur une récupération de terres abandonnées car considérées comme non productives, peuvent apporter une véritable perspective critique pour une agriculture à bout de souffle, isolée et inaccessible pour celles et ceux qui n’ont pas d’accès direct à la terre. Et ce, tout en réveillant nos palais. ▪

 

Illustration : petite pimprenelle (Sanguisorba minor)

[1] La plupart des « mauvaises herbes » dont il est question dans cet article n’ont rien de sauvage puisqu’elles nécessitent des terrains remués, fertilisés, débroussaillés. Leur croissance est simplement spontanée, au sens où elles poussent là où elles n’ont pas été semées.

[2] Cet article se fonde sur une recherche menée par un collectif dont fait partie l’auteure sur l’usage des plantes en milieu méditerranéen, et plus spécifiquement en Espagne, en France et en Italie. Les différences de flore selon les climats sont trop grandes pour parler des savoirs sur les usages comestibles des plantes sauvages partout dans le monde.

[3] P. Lieutaghi, La Plante compagne. Pratique et imaginaire de la flore sauvage en Europe occidentale, Actes Sud, Arles, 1998. 

[4] En France, un catalogue officiel répertorie les semences qui peuvent être commercialisées ou échangées entre professionnels. Cet outil, formaté pour les « produits » des firmes de semenciers, contient sur certaines espèces jusqu’à 99,7 % d’hybrides F1, des variétés commerciales qui ne peuvent être ressemées d’une récolte sur l’autre. Cette réglementation est remise en cause par le réseau Semences paysannes et l’association Kokopelli, qui demandent, chacun·e à leur manière, le droit de transmettre les variétés rustiques (NdlR).

[5] Cette pression se traduit principalement par une demande continuelle de baisse de prix, des revendeurs aux producteurs. Les distributeurs peuvent également essayer de faire payer
aux producteurs les stratégies et coûts additionnels impliqués par les pratiques de référencement et de mise en valeur sur les rayonnages des supermarchés. Périodiquement, lorsque les prix imposés par la distribution sont inférieurs aux coûts de production, les agriculteurs en viennent à détruire leurs cultures.

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