Type : dossier, enquête & analyse
Dossier : Marthe attaque !
Thèmes : antinucléaire, écoféminisme, environnement, État, femmes, luttes
Illustration : dessin paru dans le journal "Impascience", Paris, 1975, n° 2
Comment construire une position antinucléaire à partir des questionnements féministes ? Dans les années 1970, elles furent peu nombreuses à chercher cette articulation et leurs efforts ont été largement oubliés. Pourtant, ces positions méconnues et ces combats constituent aujourd'hui un héritage à réinvestir...
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Au départ de cet article écrit à quatre mains, il y a des paysages traversés au détour de nos existences : les falaises du Nez de Jobourg près de La Hague pour l’une, les lumières électriques du laboratoire de l’Andra2 éclairant tout Bure la nuit pour l’autre. Le souvenir de rochers au milieu desquels on rit, la mer avec laquelle on s’éclabousse, des corps déliés au soleil, une impression de vie sauvage loin des pavillons de banlieue. Et puis un jour, quelque chose se précise dans le paysage, une usine de retraitement de déchets nucléaires dans le lointain, des histoires de luttes bretonnes appartenant au passé, une photo eighties de femmes encerclant un camp militaire. C’est un paysage de science-fiction que l’on apprend à aimer puis une série policière qui nous lie, une prison à ciel ouvert. Au milieu des champs de monoculture, des rondes des gendarmes et de la valse infernale des procès. C’est là où nous avons tenté, où nous tentons encore, d’habiter les ruines, nous, enfants des déchets nucléaires.
Les mécanismes qui nous poussent à enquêter sur tel ou tel sujet ont souvent des origines profondes et leur part de mystère. Nous ne sommes pas nées à la même époque (deux décennies nous séparent), pourtant, nous avons toutes les deux voulu rencontrer des femmes qui ont, à un moment de leur vie, lutté contre l’industrie nucléaire. Au cours des entretiens ou dans les archives, ces femmes ont raconté leur engagement contre le nucléaire civil à une époque où l’État français redoublait de pédagogie pour promouvoir cette source d’énergie comme « propre et moderne ».
On dit, non sans raison, qu’en France les femmes, et notamment les féministes, se sont peu senties concernées par la question nucléaire. Il s’agit là d’une exception : ailleurs, en Europe, aux États-Unis et en Australie, des actions et occupations ont été menées par des femmes, qui se définissaient souvent comme écoféministes ou même sorcières et, à ce titre, s’élevaient contre ces infrastructures qu’elles considéraient comme mortifères et patriarcales. Pourtant, dès le tournant des années 1970, en France aussi une poignée de femmes, qu’elles soient ou non féministes ou écologistes, ont lutté contre le nucléaire. Nous avons eu envie de partager des morceaux de leurs histoires qui demeurent absentes des récits de luttes, académiques comme militants. La première partie de ce texte s’attache à décrire les manières dont quelques figures féministes se sont intéressées à la question nucléaire. Puis nous changerons de focale : il s’agira d’aller à la rencontre de femmes « ordinaires », opposées à l’installation d’une centrale nucléaire à Plogoff, en vue de mieux comprendre les ressorts de leur engagement.
Des féministes contre le nucléaire ?
La décennie 1970 est une période ambivalente. Alors même que se multiplient les luttes et qu’émergent de nouveaux fronts et de nouvelles acteur·ices – les femmes, les minorités sexuelles, les immigré·es, les handicapé·es, les psychiatrisé·es, etc. –, les transformations des modes de vie et les évolutions techniques s’accélèrent. En 1974, suite à la crise pétrolière, l’adoption du plan Messmer (du nom du Premier ministre du président Pompidou) entraîne la mise en chantier d’un nombre faramineux de centrales nucléaires. En l’espace de dix ans, le gouvernement prévoit de passer de six centrales en service à cinquante-cinq réacteurs. Il s’agit d’imposer le tout-nucléaire pour la production électrique et d’édifier un peu partout en France d’imposantes centrales comme autant de cathédrales modernes. Ces choix énergétiques sont concomitants de la diffusion dans les mouvements sociaux, et au-delà, d’une sensibilité plus grande à la question écologique, de la vivacité d’une critique antinucléaire, d’une remise en question du « progrès » technique, voire d’une nostalgie pour l’artisanat et les technologies traditionnelles – les stages de poterie, de tissage ne désemplissent pas au cours des années 1976-1978. Après 1974, l’écologie et la lutte antinucléaire deviennent en effet un des lieux de convergence des reconversions militantes après le bouillonnement des années 1968. Les femmes sont alors très nombreuses dans les mouvements écologistes, et certaines d’entre elles ont eu un engagement féministe3. Elles ont cependant peu articulé au plan théorique féminisme et écologie, ou féminisme et lutte antinucléaire. Quelques féministes, dont Françoise d’Eaubonne et Xavière Gauthier, vont néanmoins tenter de faire tenir ensemble horizon féministe et critique du nucléaire, considérant que le féminisme est un site privilégié pour penser le monde et le capitalisme au-delà des seuls mécanismes des rapports de genre. Méconnues, ces articulations militantes, théoriques et littéraires proposent un positionnement fécond, à la croisée du féminisme, de l’écologie et de la critique de la modernité technique.
Françoise d’Eaubonne, ou l’écoféminisme radical
Née en 1920, Françoise d’Eaubonne est une personnalité complexe à la vie mouvementée. Écrivaine extraordinairement prolixe – autrice de romans autant que d’essais –, elle est aussi connue pour ses engagements multiples : résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, proche du Parti communiste, grande lectrice du Deuxième sexe de Beauvoir qu’elle défendra avec passion. En ce début des années 1970, elle met son énergie débordante et sa créativité subversive au service de la cause des minorités sexuelles ; elle fréquente alors les milieux homosexuels, notamment le club Arcadie où elle crée avec quelques lesbiennes le noyau initial du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR).
Très vite, elle s’intéresse aussi à la question écologique. À partir de 1972, elle mène un travail de synthèse entre plusieurs influences, notamment celle de la féministe étatsunienne Shulamith Firestone, sans doute une des premières, dans son livre La Dialectique du sexe, à penser le lien entre les objectifs du féminisme et de l’écologie et celle de René Dumont, agronome, candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974. Elle s’inspire aussi à la même période de la théorie situationniste d’Alain Fleig, ancien du FHAR et rédacteur de la revue Le Fléau social, et entre en dialogue avec Pierre Samuel, un militant de l’association écologiste Les Amis de la Terre. En 1974, elle publie Le Féminisme ou la mort, où elle propose le terme d’écoféminisme et pense l’articulation théorique de ces deux luttes, avec comme objectif une mutation sociale profonde. Comme elle l’écrit dans des mémoires non publiées : « L’ordre général du monde demeurait pourtant mon sujet de rage et de dégoût le plus primordial. L’énergie nucléaire que le stupide animal humain découvrait avec tant de ravissement provoquait mon plus grand accablement. »4
Françoise d’Eaubonne ne se contente pas d’une réflexion théorique très critique des modes d’action traditionnels. Elle privilégie l’agit-prop5 et passe progressivement d’une radicalisation idéologique à l’action directe : elle tente de créer un mouvement de « grève des ventres » et organise surtout des sabotages contre les centrales nucléaires en construction. C’est ainsi que le 3 mai 1975, la pompe du circuit hydraulique de la centrale en construction de Fessenheim est dynamitée par un Commando Puig Antich-Ulrike Meinhof6 : trois charges ont été déposées, dont une dans les toilettes du pavillon d’accueil. Un communiqué revendiquant le sabotage est envoyé à la presse et publié dans Libération :
« Nous revendiquons ce qui vient de se passer à Fessenheim. […] Notre action non contradictoire avec les mouvements populaires comme ceux de Wyhl et Marckolsheim7 est l’expression de la protestation primordiale de la vie contre le capital coupable de génocide, dernier stade de la société patriarcale d’oppression. Le maintien du salariat lui-même est devenu un non-sens meurtrier. Nous n’avons pas plus besoin d’énergie nucléaire que de travailler tout le jour à produire des gadgets. La productivité forcenée est devenue l’ennemi planétaire. Et le combat du prolétariat des pays développés rejoint objectivement celui des pays du tiers-monde. Qu’il soit des femmes, des enfants, du tiers-monde ou du prolétariat, le combat se doit d’être total. Rappelons que les femmes à Wyhl (70 % de Non à l’atome) comme ailleurs sont à l’avant-garde du refus nucléaire qui n’est que le dernier mot de cette société bâtie sans elles et contre elles. »
Françoise d’Eaubonne sera aussi partie prenante d’une autre action le 6 juin 1975 contre la société Framatone qui construit des réacteurs ; cette fois, c’est l’ordinateur central et des ateliers qui sont dynamités. L’attentat est revendiqué par le Commando Garmendia-Angela Luther8. Ces dynamitages sont les premiers d’une série d’actions directes radicales menées contre les constructions de centrales au cours des années 1970.
L’« écoféminisme » de d’Eaubonne est donc dès le départ un écoféminisme d’actions directes. Mais la ferveur de la « petite mère révolutionnaire »9 est difficilement appropriable pour la majorité des militant·es écologistes/féministes. Les quelques féministes qui prennent connaissance de ses théories approuvent peu ses choix stratégiques en faveur de la « contre-violence ». Par ailleurs, sa pensée complexe peut être difficile à appréhender, tant elle se déploie à la fois dans le domaine de la théorie politique, de la recherche historique sur les origines des oppressions, et dans des écrits science-fictionnels qui mettent au travail ses recherches dans le champ de l’imaginaire.
Xavière Gauthier, la littérature contre le nucléaire
Xavière Gauthier développe quant à elle une position plus conforme à celle du féminisme antinucléaire international. Née en 1942, écrivaine, professeure de lettres, fondatrice de la revue Sorcières (1976-1982), journaliste, elle s’intéresse à l’écriture des femmes et aux femmes dans la littérature10. Espace expérimental, la littérature est un des lieux privilégiés d’expression des féministes de la différence, qui cherchent alors à promouvoir une culture propre aux femmes. « Nous voulions découvrir et faire entendre une autre conception du féminin », dit-elle en 1982, revenant sur la revue. Si celle-ci ne se préoccupe pas d’écologie dans ses premiers numéros, on y trouve déjà de nombreux textes littéraires travaillant dans la langue les liens entre femmes et nature. La thématique écologiste se fait de plus en plus présente, jusqu’à la publication en 1981 d’un numéro intitulé « La Nature assassinée ».
Dès 1978, Xavière Gauthier publie dans la revue un extrait d’un livre en cours d’écriture, sur l’usine de retraitement de La Hague, La Hague, ma terre violentée. Elle a grandi dans le Cotentin, et en a observé la nucléarisation rapide à partir des années 1960. La rédaction de ce texte s’inscrit dans un contexte de mobilisation contre l’usine : contestation interne (avec la diffusion d’un film réalisé par des ouvriers du site syndiqués à la CFDT, Condamnés à réussir), grèves, rassemblements et organisation par le mouvement antinucléaire des premières « Assises internationales du retraitement » en octobre 1978. Au tournant des années 1980, les préoccupations de Xavière Gauthier se rapprochent ainsi de celles du mouvement écologiste et antinucléaire. Dans un entretien avec Anne-Marie Guérineau en mars 1984, elle affirme ainsi son positionnement politique : « Pour moi il est indispensable de sortir de la lutte des femmes entre femmes seulement et de rejoindre les hommes (ou qu’eux nous rejoignent) sur le terrain des luttes écologiques, antimilitaristes et pacifistes. »11
Cette sensibilité, à contre-courant en France, la rapproche sans aucun doute des féministes antinucléaires de par le monde. On retrouve la même approche qui oppose à la dangerosité des installations nucléaires l’intime et les émotions – à la différence près qu’elle ancre essentiellement sa critique dans une pratique de la langue plutôt que dans la réalisation d’actions concrètes, alors que s’organisent à la même époque des camps de femmes pour la paix, comme l’occupation du camp militaire de Greenham Common en Angleterre.
Antoinette Fouque, de l’ambivalence au soutien au programme nucléaire
La presse féministe, en pleine renaissance dans la deuxième partie des années 1970, se fait l’écho d’autres voix militantes s’intéressant au nucléaire. Des journalistes de la revue Histoires d’Elles comme Catherine Leguay écrivent des articles sur les marches antinucléaires, tel celui sur la manifestation de Creys-Malville en 1977 :
« Geneviève disait avant le départ de la marche : “Tous les moyens nécessaires doivent être pris pour interdire Super-Phénix. Je ne suis pas violente mais... j’ai toujours une barre de fer à portée de la main et si on m’y oblige, je saurai m’en servir même si ma préférence va à d’autres moyens. […] Nous ne voulons pas de cette poubelle. Princes du pouvoir qui la remplissez.” »
Mais c’est surtout dans Des femmes en mouvements, la revue du groupe Psychanalyse et politique, que se lit un intérêt certain pour les luttes antinucléaires.
Psychanalyse et Politique (Psych et Po) est l’un des groupes les plus visibles du mouvement des femmes12. Construit autour de la personne d’Antoinette Fouque, psychanalyste qui vient du champ littéraire, il s’intéresse particulièrement à la psychanalyse ainsi qu’à l’élaboration d’une culture féminine. Il se dote rapidement d’une structure éditoriale, les Éditions des femmes, et d’une presse à tirage important (150 000 exemplaires par numéro). À partir de 1979, on trouve dans Des femmes en mouvements des rubriques consacrées au nucléaire. Le journal est en partie rédigé par les groupes de province et ce sont le plus souvent ceux-ci qui écrivent des articles et des comptes rendus sur les luttes antinucléaires. Sont ainsi mentionnées les luttes de Basse-Normandie contre l’usine de retraitement de La Hague, contre l’acheminement des trains qui contiennent les déchets radioactifs vers ce site, contre l’usine de Flamanville ou bien, en Gironde, des luttes dans la commune de Braud-et-Saint-Louis, où des femmes détruisent les dossiers de l’enquête d’utilité publique sur l’installation de centrales, ou encore dans les Ardennes, à Chooz où des dossiers du même type sont jetés dans la Meuse. On peut y lire aussi des textes sur la lutte de Plogoff où les habitant·es résistent contre l’implantation d’une centrale depuis 1974. Un des textes, « En tuant lâchement notre mère nature – vous tuez vos mères, vos sœurs et vos filles aussi », est rédigé en 1980 par des Bretonnes et signé « des femmes en mouvement dans le vent d’ouest » :
« C’est un souffle qui s’entend de Nantes à Brest en passant par Plogoff jusqu’à Saint-Brieuc, puisse-t-il se faire entendre au-delà de nos côtes meurtries en passant dans le journal. […] Nous nous sommes levées de ce lit froid, inhospitalier. Ce lit froid parce que nous ne pouvons oublier la froideur qui anime le monde, ce monde mâle, – mal qui est l’objet de nos tourments. […] Messieurs qui jouez les savants, essayez donc de faire taire les hurlements plaintifs du vent. Impuissants, vous avez préféré faire taire les hurlements des femmes. Elles vous chantent aujourd’hui que votre tentative est vaine.» 13
Alors que les groupes de province semblent engagés au tournant des années 1980 dans le mouvement antinucléaire encore virulent et très territorialisé, la position d’Antoinette Fouque se précise. À la veille des élections présidentielles, elle se préoccupe surtout des alliances électorales à forger. Les nombreux articles consacrés à l’écologie et au mouvement écologique en pleine décomposition/recomposition montrent que Psych et Po commence par réfléchir à un rapprochement avec le mouvement écologique. Mais la distance avec ce dernier se creuse et, dans un entretien entre Antoinette Fouque et Alain Touraine, sociologue qui travaille alors sur le mouvement antinucléaire, celle-ci se montre très peu critique envers le nucléaire, et notamment le nucléaire militaire : « Où s’arrête la nécessité d’une arme ou d’une technique et où commence l’abus, c’est-à-dire l’impérialisme ? Voilà la question. »14 En distinguant le nécessaire de l’abus, elle définit comme acceptables les bombes et les techniques nucléaires pourvu que celles-ci soient produites du bon côté. Psych et Po finit par s’engager aux côtés de Mitterrand et participe activement à la campagne présidentielle. Après les élections, le journal veut se distancier du mouvement pacifiste féminin qui émerge dans d’autres pays occidentaux et des quelques collectifs féministes français qui se mobilisent contre le déploiement des missiles Pershing en Europe : le magazine s’aligne sur la politique de dissuasion nucléaire de Mitterrand et décrie les féministes pacifistes au moment même où ce mouvement se révèle – hors des frontières françaises – l’un des plus importants de la première partie des années 1980.
Dans la première partie de la décennie, un mouvement pacifiste, féministe, voire écoféministe, s’oppose en effet avec puissance au déploiement de l’armement nucléaire, que ce soit en Angleterre à Greenham Common (que des femmes vont occuper pendant plus de vingt ans pour le libérer des missiles nucléaires), à Seneca aux États-Unis (dépôt de l’armée où se tient à l’automne 1983 un camp non-mixte pour protester contre le déploiement des missiles Cruise et Pershing II vers l’Europe) ou encore en Sicile à Comiso. Les féministes françaises restent à l’écart de ce mouvement à la fois pacifiste, technocritique et porteur d’une manière festive et subversive d’aborder l’engagement politique. Cependant, loin des lieux féministes les plus visibles, des femmes qu’on qualifie souvent d’« ordinaires » se sont engagées dans des luttes à partir de leur vie quotidienne. Pour l’une d’entre nous, il s’est agi d’aller les écouter, sur place, dans leur lieu de vie, pour comprendre les raisons qui les ont poussées à se mobiliser mais aussi pour entrer dans une dynamique de transmission. Ce sont dès lors des rencontres entre l’enquêteuse et des femmes dont les engagements discrets restent le plus souvent invisibles. Se déplacer, changer de focale, se mettre à l’écoute, privilégier le sensible.
Se sentir héritière
En commençant mes recherches à partir de l’équation « luttes antinucléaires françaises et femmes », je suis immédiatement tombée sur les femmes de Plogoff. Plogoff, petit village tout à l’ouest de la Bretagne où l’État a voulu installer une centrale nucléaire à partir de 1974. La lutte a duré sept ans, elle a été triomphale (même si ce succès a eu un goût amer : si Mitterrand a annulé ce projet de centrale, il a en même temps relancé le programme nucléaire français). Elle a surtout marqué les esprits : ce sont alors des rassemblements de cent mille personnes15, des gens du Cap Sizun, des militant·es breton·nes et d’ailleurs qui se rencontrent. C’est l’Ouest, la Bretagne qui s’oppose à l’État français nucléaire. C’est ce bout du monde (penn ar bed en breton, traduction Finistère) où s’est échoué l’Amoco Cadiz en 1978, provoquant une des marées noires les plus importantes de l’histoire, qui a marqué les esprits et renforcé les luttes écologistes dans la région. Ce sont ces femmes dans les rues, sur les barricades, dans le comité de défense. Après avoir lu leurs témoignages, publiés à chaud16, j’ai voulu les rencontrer mais je me suis très vite trouvée confrontée à leur silence.
Lors de l’enquête d’utilité publique (31 janvier - 14 mars 1980), Amélie Kerloc’h, première adjointe au maire, avait décrété qu’il fallait « faire de Plogoff une île ». Les femmes de Plogoff ont pris l’élue au pied de la lettre. Elles ont barricadé leur village pour empêcher les gardes mobiles d’y installer les mairies annexes (censées accueillir l’enquête d’utilité publique pour que l’État puisse faire bonne figure). Elles ont occupé la majorité des sièges du comité de défense contre la centrale. Ces femmes de marins ont plu aux médias parisiens et nationaux. Certains journalistes ont vu en elles une sorte d’exotisme de proximité : le fameux « matriarcat breton ». Elles ne possédaient pas les principaux attributs des femmes en lutte à l’époque : la plupart étaient nées dans l’entre-deux-guerres, femmes au foyer, mères et loin de se dire féministes. Presque tous les récits sur la lutte de Plogoff évoquent la gouaille de ces femmes, comme l’aspect « authentique » de la lutte. Mais l’histoire s’arrête là : on ne sait pas qui elles sont et ce qu’elles sont devenues ensuite. Aujourd’hui elles sont mortes, très vieilles ou ne veulent plus revenir sur cette période de leur vie. J’ai découvert le Cap Sizun dans ce silence, bercée par la houle et la magie des landes nues se jetant dans la mer. Accroupie à flanc de falaise, j’observais le ressac : que se passe-t-il après une lutte de territoire ? Qu’est-ce qu’une lutte peut (ou pas) transformer dans la vie d’une femme, d’une femme du Cap ? Comment ont-elles continué à vivre, à se vivre dans le pays de l’atome, au cours des années 1980, annonçant des mondes en ruines – des catastrophes nucléaires à venir et des « incidents techniques » réguliers ?
« Des bonnes femmes hystériques »17 ?
Ces questions, j’ai pu les poser à d’autres femmes, qui ont accepté de me parler, dans des villes et des villages aux alentours de Plogoff. Nées entre les années 1930 et 1950, elles étaient institutrices, professeures, assistantes sociales, éducatrices spécialisées mais aussi vétérinaires, peintres et chanteuses. Elles n’étaient pas toutes politisées avant la lutte. Certaines étaient sensibles aux questions écologiques et féministes. Elles ont le profil de ce que la sociologie nomme des femmes « ordinaires ».
Elles se sont mobilisées contre le projet de centrale à partir des relations avec leurs proches (famille, ami·es), de leurs études ou leur travail, dans la continuité de leurs engagements antérieurs, ou tout simplement parce qu’elles habitaient la région. Cet engagement dans la lutte fut un lent processus, marqué par la division sexuelle du travail militant. Elles ont assumé diverses tâches, des plus visibles aux plus discrètes : monter des comités de soutien, informer la population sur le nucléaire, organiser des conférences, réaliser un film, une affiche, préparer des sandwichs pour une fête, écrire des comptes rendus de réunions, des brochures, chanter dans des concerts lors de mobilisations, accompagner les femmes de Plogoff sur les barricades, surveiller l’avancée des gardes mobiles, créer des liens entre habitant·es et militant·es écologistes, garder les enfants, prendre soin des « héros » de la lutte, de leurs hommes.
Ces femmes se situent dans un vide historiographique. Adultes dans les années 1968, influencées par les féministes de l’époque, s’intéressant à l’écologie du quotidien (se nourrir sainement, faire son jardin, se soigner naturellement, être ouvertes aux pédagogies alternatives, pratiquer le yoga, construire sa maison, etc.), elles ne se sont pour autant pas engagées dans un parti, une organisation, un collectif de femmes ou féministe, elles n’ont pas été médiatisées. Elles sont restées anonymes et quasiment absentes des récits militants et académiques. Elles m’ont souvent demandé pourquoi je m’intéressais à elles et ont préféré me renvoyer vers « un tel qui connaît mieux la lutte », vers « une telle engagée dans telle association féministe ou écologiste ».
Pourtant, elles avaient à dire. Nos entretiens ont fait resurgir leurs souvenirs d’enfance, de jeunes femmes, de mères et de grand-mères, de femmes célibataires, de femmes révoltées. Les années de lutte ne laissent pas indemnes et nos échanges ont été ponctués de pleurs et de rires, des échos entre nos expériences respectives (entre vie intime et luttes de territoires). Broder ces morceaux de vies dans un canevas vivant n’a pas été une mince affaire. Voyageant vers ces femmes, suspendue, en lutte quelque part pour trouver les mots, je navigue à vue.
Impulsions et convictions de mères
Comme beaucoup de femmes de cette génération ayant lutté contre le nucléaire et en faveur de l’écologie, les femmes du Cap se sont présentées, lors de nos entretiens, comme mères – actuelles ou potentielles – s’inscrivant ainsi dans une tradition ancienne du mouvement pacifiste international.
Au début des années 1970, de l’autre côté de la France, trois femmes se sont mobilisées contre la construction d’une centrale à Fessenheim en Alsace. Inspirées par des femmes en lutte contre le nucléaire aux États-Unis, les « guêpes de Fessenheim », comme on les appelait, publient une brochure (« Fessenheim, vie ou mort de l’Alsace ? », 1971) et effectuent un travail d’information auprès de la population, des représen-tant·es politiques et des médias. Bien qu’ayant toutes fait des études (Esther Peter-Davis est traductrice et militante antinucléaire depuis les années 1960, Françoise Bucher a été institutrice et Annique Albrecht puéricultrice), elles se présentent comme mères et « femmes au foyer ». C’est à partir de cette position de « femmes, mères et contre-expertes » qu’elles constituent leur groupe en parallèle des autres opposant·es, prônant l’« appel à la vie » face à l’industrie du nucléaire. Dans un reportage télévisé datant de 1970, l’une d’entre elles déclarait : « C’est presque un appel à la révolte, à la révolte justifiée des femmes, des mères de famille qui veulent que leurs enfants et leurs petits-enfants puissent vivre. Il s’agit de ça. En fait, il s’agit de la vie. »
Je trouve de la puissance et de la joie quand je pense à ces femmes « ordinaires », à celles de Fessenheim, de Plogoff mais aussi de Toulouse ou de Chooz, à leurs actions qui restent largement à explorer et à la façon dont elles ont politisé leur position de mère.
Lors de mes échanges avec les femmes qui ont lutté à Plogoff, j’ai pu entrevoir les ressorts intimes de leur engagement. Chacune à leur manière, elles ont partagé avec moi les souvenirs de peur, de vulnérabilité, leurs réflexions sur la vie, la mort et la transmission. Ces femmes n’étaient pas essentialistes. Il ne s’agissait pas pour elles, en convoquant « la vie » et la « maternité » pour expliquer leurs actions, de se situer dans un « courant » féministe ou de s’inscrire dans une philosophie quelconque. Elles cherchaient plutôt à mettre des mots sur « l’impulsion » qui a, au gré de leurs expériences de vie, façonné leur engagement et leur émancipation.
C’est Catherine qui me dit : « Disons que quand on fait des enfants c’est pour transmettre, ça sert à rien si la terre ne tourne plus, si tout est pollué. Transmettre une terre pourrie à nos enfants, c’est pas la peine de les faire. C’est sûr que c’est pas normal de leur laisser tout ça... » Ou bien Maria qui a eu son premier enfant au début de la lutte et qui me parle d’« impulsion de vie ». Pour elle, la mémoire du ventre des femmes est une courroie de transmission entre elle et son enfant qui, avant même de naître, est partie prenante du combat politique qu’elle est en train de mener. Pour autant, la maternité n’est ni une destinée ni une évidence. Catherine fait partie de cette première génération de femmes à avoir pris la pilule très jeune et à avoir pu faire le choix d’avoir un enfant :
« À notre époque, on se posait la question de savoir si on allait en faire ou pas. Parce que moi, les enfants que j’ai eus, je les ai choisis, c’est pas parce que je les ai eus à 20 ans que c’était un accident. Ma problématique à l’époque, j’en parlais avec les copines, c’était de savoir pourquoi. Est-ce que j’allais pas faire l’erreur de mettre un enfant au monde ? Déjà on se posait la question : quel avenir on va proposer à nos enfants ? Déjà on voyait beaucoup de choses en noir... la folie que j’avais faite d’avoir un enfant ! (rires) Et j’en ai fait un deuxième quand même ! »
La lutte à Plogoff, et plus largement les années 1968, a été un terreau fertile pour les réflexions autour de la sexualité, de la grossesse et de l’éducation des enfants. Alors qu’à la même époque, nombreuses étaient celles qui dénonçaient l’assignation des femmes à la maternité, faire des enfants était perçu par certaines des femmes avec lesquelles je me suis entretenue comme un geste politique, contre la peur et la mort nucléaire. Le discours de ces femmes résonne avec les discours écoféministes portés à la même époque par des femmes en lutte en Angleterre, en Allemagne et ailleurs. Pour autant le terme, comme les mobilisations écoféministes, leur était inconnu. Alors, comment qualifier ce positionnement qui ne se dit pas mais se vit ? Est-il même nécessaire de chercher à créer une nouvelle « catégorie » ?
Une mémoire écoféministe « vernaculaire » ?
À la différence des femmes du village même de Plogoff qui, pour la plupart, sont rentrées chez elles après la lutte et dont le silence reste à décrypter, les femmes que j’ai rencontrées ont continué à lutter au quotidien et à nourrir leurs impulsions et convictions écologiques. Pour elles, la lutte contre la centrale a été un accélérateur de l’engagement. Certaines ont ensuite participé à la création des premiers groupements d’achat de produits biologiques et des ancêtres des magasins biologiques (notamment le réseau Biocoop18), se sont battues pour des politiques plus écologistes dans les municipalités, etc. Elles ont construit un « écoféminisme vernaculaire », terme proposé par la sociologue Geneviève Pruvost, c’est-à-dire un écoféminisme du faire, des gestes du quotidien. Par leurs pratiques et réflexions politiques, elles ont voulu offrir de nouveaux rapports au monde à leurs enfants qui sont devenu·es « les héritier·es du quotidien »19.
Chercher du côté de ces mémoires, c’est bien sûr s’interroger sur la diffusion des idées et pratiques féministes dans le monde rural durant les années 1970 et 1980 mais c’est aussi s’intéresser aux relations que certaines femmes entretenaient avec la nature, le politique, comment elles travaillaient leurs identités de femmes, leurs attachements, etc.
Retrouver la piste des mémoires « écoféministes vernaculaires », c’est aussi questionner et déplacer nos positionnements féministes. Si j’ai choisi de me concentrer sur la lutte de ces femmes en tant que mères – ou adoptant ce discours sans forcément l’être, mais en défendant l’importance de la maternité –, c’est parce qu’une partie des féministes a rejeté ce discours et tendu à invisibiliser ces histoires (c’est sans doute ce qui m’a touché dans les rencontres avec les femmes de Plogoff). Bien sûr, ce rejet s’explique par le refus de l’assignation des femmes à la maternité et la tradition anti-essentialiste des féministes matérialistes, dominante dans les milieux universitaires et militants français. Mais, comme l’écrit Mari Matsumoto au sujet du Japon dans Fukushima & ses invisibles20, « il est grand temps, pour nous féministes, de faire évoluer nos positions en prenant en compte les nombreuses femmes qui ici et ailleurs s’engagent et tiennent un discours écologiste/antinucléaire en tant que mères ou femmes enceintes ». Pour Matsumoto, ces mères en lutte, par leurs actions et leur positionnement, permettent le dépassement du registre émotionnel qu’on accole généralement à ce statut.
Pourquoi revenir aujourd’hui sur ces luttes d’hier alors même qu’elles ont été savamment enfouies, faute de passeuses et des « structures dormantes »21 qui permettent aux mouvements, aux idées, aux pratiques de resurgir quand le temps est plus clément ? Il ne s’agit pas simplement de succomber aux plaisirs de l’archive et de l’histoire du point de vue des femmes – la herstory des féministes –, ou bien d’un geste archéologique, le déblayage patient des traces d’un passé méconnu pris dans des couches sédimentaires. Plus sûrement, nous voulons faire re-circuler des manières de faire, d’articuler les luttes – féministes, écologistes, antinucléaires –, des choix minoritaires et radicaux, des histoires d’attachement à des lieux, des paroles qui mêlent intime et engagements. Mais ces histoires ne sont qu’un fragment des luttes de femmes contre le nucléaire de par le monde. Partout et à chaque endroit, des femmes se sont levées – des hommes aussi – contre l’installation d’une centrale, les accidents nucléaires, la prolifération de l’armement, les dégâts sanitaires, les risques sur la santé, l’enfouissement des déchets, la pollution des sols, comme à Greenham Common en Angleterre, aux îles Marshall dans le Pacifique, à Love Canal aux États-Unis ou à Fukushima au Japon. Elles se sont mobilisées parce qu’elles étaient en première ligne dans la gestion de la vie – des enfants, de l’alimentation, du soin, du quotidien.
À partir de leurs assignations – femmes, mères, s’occupant du domestique et du care – et de leur place dans l’économie reproductive, nombre d’entre elles ont voulu faire sécession avec un monde nucléarisé dont elles ont vu les ravages derrière les promesses. L’histoire environnementale et les militant·es écologistes ont tendance à minimiser et à ne pas prendre au sérieux des luttes territorialisées, hâtivement réduites à des mouvements NIMBY, « not in my backyard »22. De même les féministes ne s’identifient pas forcément à ces luttes où les femmes s’engagent en partie à partir d’une identité de mère.
Aujourd’hui, la guerre froide, la course aux armements et le choix du « tout nucléaire » semblent loin. Pourtant les peurs des militant·es sont terriblement actuelles. S’alignant sur les nouvelles politiques internationales des ressources humaines de l’industrie du nucléaire, EDF et Orano (anciennement Areva) mettent aujourd’hui en place une politique de féminisation de leur personnel. Au même moment, le gouvernement français s’engage dans une répression contre les personnes qui s’opposent au projet Cigéo à Bure. Main dans la main, l’industrie nucléaire et l’État veulent rendre leurs monstres plus verts et instrumentalisent les femmes au nom du progrès et de l’émancipation.
En ces temps d’ambiguïtés terribles, nous ressentons le « besoin aujourd’hui de nous constituer un “roman familial”, nous donnant pour mères des “guérillères” (Monique Wittig) qui confortent nos nouvelles identités »23. Aller chercher du côté des héritages de femmes ordinaires et extraordinaires en lutte contre le nucléaire, c’est peut-être décupler nos capacités de résistance. Bousculées par des mouvements tels que celui des gilets jaunes et la répression violente sans précédent du gouvernement, nous sommes peut-être en train d’étendre les espaces depuis lesquels les récits de luttes se vivent, se pensent, s’écrivent et se transmettent. Adopter une dynamique de transmission, c’est peut-être vouloir s’allier à cette immense « masse de muettes ». Et dans le même geste, donner de la voix, au présent, à toutes celles et ceux qui résistent et se battent au nom de ce à quoi elles et ils tiennent – les corps, les émotions, la terre, les liens, le vivant, la foi et l’émancipation.