Quand les fleuves ne répondent plus

Contre les barrages au Brésil : lutter, broder, filmer

Type : dossier, enquête & analyse

Dossier : Marthe attaque !

Thèmes : Brésil, écoféminisme, environnement, État, femmes, luttes

Illustration : Broderies : Collectif national des femmes du Mouvement des personnes atteintes par les barrages

Au Brésil, le film "Arpilleras : en brodant la résistance" donne la parole aux femmes du Mouvement des personnes atteintes par les barrages. Celles-ci s'emparent de la broderie pour raconter les destructions qu'elles ont subies et réaffirmer leurs manières de vivre après la catastrophe.

 

***

« Je traverse un village mort
mon cœur s’assombrit,
même si là où vivent les gens
la mort est bien pire.
On a enterré la justice,
on a enterré la raison,
Tandis qu’en haut, le soleil brûle. » 1

Violeta Parra, Arriba quemando el sol

Selon le rapport de la Commission mondiale des barrages2, plus de deux mille grands barrages ont été construits au Brésil entre 1960 et 2000. Ces ouvrages ont causé le déplacement forcé d’au moins un million de personnes, dont plus de 70 % n’auraient pas reçu de dédommagement. À la fin des années 1970, en plein cœur de la dictature militaire, une centaine de personnes se réunissent pour revendiquer collectivement des réparations financières suite à la construction d’un barrage dans le sud du pays. Elles forgent à cette occasion un savoir politique qu’elles mettront en partage lors d’autres luttes de déplacé·es. Progressivement, le Mouvement des personnes atteintes par les barrages (Mab) se structure pour faire face aux quelque 24 000 barrages qui émaillent le territoire brésilien.

En 2013, des femmes du Mab s’emparent d’une technique de broderie utilisée par des militantes chiliennes qui se battaient contre la dictature d’Augusto Pinochet dans les années 1970 et 1980. Lors d’ateliers non-mixtes animés collectivement, plus d’une centaine de broderies-témoignages sont confectionnées à partir du récit de plus de huit cents femmes, dans quatorze zones concernées du Brésil. Se dessine ainsi un « processus de documentation textile » qui dénonce les violations des droits humains commises lors de l’installation des barrages. En 2014, le collectif commence la réalisation d’un documentaire produit grâce à un financement participatif. À partir d’un scénario imaginé avec la complicité d’Adriane Canan, Bruno Ferrari, Guilherme Weimann et Vinicius Denadai, Arpilleras : en brodant la résistance3 est le résultat d’un long travail de trois ans. Au cours d’un voyage à travers les cinq régions du pays, dix femmes, membres du Mab, racontent leurs histoires. Sur une toile de jute itinérante arborant les contours du Brésil, elles brodent leurs trajectoires ébranlées par les barrages, constituant une arpillera unique.

Grâce à la diversité et la force des témoignages, les spectateur·ices comprennent par touches le monde qui a rendu possibles des décisions irresponsables et des catastrophes écologiques. Ces femmes élaborent une géographie affective qui déborde la simple cartographie des ruines laissées par les centrales hydroélectriques, les usines d’exploitation minière ou les aménagements hydrauliques. Leurs récits établissent les valeurs sociales, fragiles et incommensurables, de lieux et de modes de vie dévastés par ces colosses du capitalisme. Ce long-métrage et les expositions des broderies du Mab qui ont suivi deviennent ainsi de précieux outils pour une lutte au-delà des réparations financières – essentielles pour les personnes impactées.

Après les barrages, ravages

Le film paraît de prime abord documenter des ruines. Nous nous situons dans le temps de l’après : les femmes qui nous parlent ont subi un déplacement forcé ou l’éloignement de proches. Chaque séquence régionale commence par la production de preuves des dévastations. La caméra s’installe chez des femmes qui font le récit de leurs expériences en insistant, photos à l’appui, sur les joies et les épreuves vécues en famille et entre ami·es dans les lieux anéantis. Une fois empli·es de ces images, nous accompagnons les protagonistes pour un parcours – en voiture, en canoë ou à pied – dans les décombres de leurs anciennes vies. Ici, la cime d’une église dépasse de la surface de l’eau ; là, quelques murs ont résisté à la forêt qui repousse…

Dans le nord-est du pays, les discours en faveur du progrès arborent une logique a priori implacable : la sécheresse qui sévit dans la région entrave l’économie et doit être combattue grâce aux aménagements hydrauliques, quel que soit leur coût (financier et environnemental). Dans cette zone semi-aride, le Département national d’œuvres contre la sécheresse (dépendant du ministère du Développement régional) et le pôle de ressources hydriques du Ceará ont détourné le fleuve Jaguaribe avec le barrage de Castanhão. Les travaux se sont déroulés entre 1995 et 20024. Le but de l’opération était de subvenir aux demandes hydriques de la métropole de Fortaleza, du port de pêche industriel du Pecém et de cultures fruitières, majoritairement destinées au marché du sud-est brésilien et à l’exportation. Mais cette logique est défaillante : depuis sept ans, la sécheresse a réduit drastiquement les réserves en eau de la région, et si la population de Fortaleza ne ressent pas forcément encore les conséquences dans ses robinets, toutes les communautés ribeirinhas autour du fleuve déplacé vivent en état d’alerte. Mariana et sa mère Margarida nous guident à travers le désert laissé par le fleuve Jaguaribe : « Quand on naît près d’un fleuve, il devient une partie de nous, de notre corps et de notre âme de ribeirinhos… Le poisson, l’odeur du savon quand on lavait le linge, c’est intrinsèque à notre existence. Voir tout ça disparaître, c’est trop violent. »


« Agua e energia não são mercadorias ! »
« L’eau et l’électricité ne sont pas des marchandises ! »

Assurant de 70 % à 90 % de l’énergie consommée au Brésil selon les années, le parc hydroélectrique du pays est le deuxième plus grand au monde après celui de la Chine. Dans les années 1970, alors que le prix de l’électricité connaît une hausse sans précédent due aux chocs pétroliers, le nombre de centrales électriques brésiliennes monte en flèche. Dans un pays au réseau hydrographique aussi étendu, l’énergie produite par la force de l’eau est une aubaine soi-disant écologique – dont les promoteurs, en réalité, ne veulent pas mesurer les dégâts – pour remplacer l’or noir. La junte militaire met en place un programme de développement faramineux, qui se poursuit après la fin de la dictature : les barrages pullulent et permettent au pays de devenir un grand exportateur d’énergie. Aujourd’hui, le pays connaît un retour de bâton : la sécheresse provoquée par les aménagements des bassins hydrologiques et l’augmentation de la consommation d’énergie rendent la production insuffisante. Depuis 2015, le Brésil importe de l’énergie électrique.

Dans ce contexte de constructions massives, un groupe de personnes impactées par la construction d’un barrage crée le Mouvement des personnes atteintes par les barrages (Mab) pour revendiquer collectivement des réparations financières. Aujourd’hui, le Mab ne soutient pas seulement les personnes atteintes par les barrages : de plus en plus, il se tourne aussi vers les personnes menacées par ces derniers. Et ce, qu’elles risquent l’expropriation ou l’expulsion à cause d’un nouveau projet ou qu’elles se trouvent à proximité d’un des deux cent quatre barrages à haut potentiel de dégâts, dont sept ont été classés à haut risque opératoire par l’Agence nationale des eaux. Le mouvement se structure autour de quatre piliers : les combats juridiques, tant à l’échelle locale des procès pour les réparations que sur le plan législatif national, pour une réglementation plus stricte de la construction des barrages ; les actions publiques, des occupations aux grandes manifes-tations nationales (reconnaissables grâce aux marées humaines vêtues de blanc qui traversent les villes et les lieux de pouvoir) en passant par les blocages d’usines ; les contre-enquêtes et la production de savoir ; l’éducation populaire et l’information.

Voir <mabnacional.org.br>.


La plupart des personnes touchées par la construction des barrages sont ribeirinhas. Ce mot désigne un mode de vie aux rives des fleuves, rivières et cours d’eau, dont l’économie est basée sur l’exploitation manuelle des ressources forestières et fluviales (pêche, vente de bois, orpaillage à petite échelle) et le maraîchage de subsistance. Dans le Goiás, État du centre-ouest du pays, Sebastiana raconte, aux côtés de sa fille, son quotidien d’orpailleuse avant l’arrivée de Tractebel Engie et de son barrage : « Je n’oublie pas les souffrances, la difficulté… Regarde, ma fille, tu te souviens de ça ? Ce sont aussi de bons souvenirs de tes premières années… » Elle utilise une expression brésilienne employée habituellement pour décrire l’enfance, qui revient au cours du documentaire : « Nous étions heureuses et nous ne le savions pas… » Sebastiana se rappelle ensuite la « défaite » de son mari. Sa fille lève l’opacité sur ce terme : « Mon père est mort à cause de l’alcool, il est devenu alcoolique après la construction du barrage… La boîte a dit : “Dégagez ou pas, vous mourrez noyés si vous restez !” » Elle tient un pendentif laissé par son père. Il s’appelait Domingos et était orpailleur. « C’était la seule chose qu’il savait faire, ça et son petit potager… Tractebel lui a confisqué ses outils. Il n’a pas tenu », conclut Sebastiana. « Un vieil oiseau, on ne le change pas de cage » : une autre ribeirinha emploie cette image pour évoquer des morts indirectement causées par les inondations. Des morts insidieuses et des suicides, provoqués par la dépression5 liée aux déplacements forcés, disparitions discrètes aux yeux de la société, invisibles à ceux des multinationales.

Les images les plus impressionnantes sont indéniablement celles de Gesteira et Barra Longa, dans le Minas Gerais au sud-est du Brésil, deux villes saccagées en 2015 par une vague de boue toxique à la suite de la rupture du barrage minier Bento Rodrigues de l’entreprise Samarco6. Dix-neuf personnes sont mortes, trois cents familles se sont retrouvées sans domicile. Simone, habitante du village, partage quelques joyeux souvenirs d’avant la catastrophe en montrant des photos. Elle parle d’un groupe de parole créé sur une application mobile, où les femmes racontent leurs cauchemars liés à cette expérience traumatique. Une fois sur les lieux, les doigts de Simone s’agitent, dans un mélange de mélancolie et d’excitation : « En haut du champ là-bas, mon cousin est resté coincé. Quand la vague de boue est passée, il a vu sa maison être emportée… Tu vois, c’est pile là, la photo que j’ai montrée avec les enfants qui pêchaient, l’arbre c’est celui-là… Là, c’était la véranda où mes cousins jouaient, c’est celle-là… C’est la maison de ma grand-mère. Enfin, ce qu’il en reste. » Comme pour aiguiser notre vision avant qu’elle ne se perde dans l’ampleur post-apocalyptique de ces images, plusieurs plans fixes s’attardent sur des détails : une fenêtre fracassée sous le poids de la vague ; une guitare aux cordes cassées dans le coin d’une pièce obscurcie par un tapis de vase… Des plans larges nous permettent ensuite de visualiser la ville dans sa globalité : bâtisses éventrées et ruelles fantômes entièrement recouvertes d’une couche épaisse de poussière marron, partout, dans les moindres recoins. Sur la toile de jute, Simone brode son autoportrait à la fenêtre avec des coupons et des fils tachés de boue : son regard exprime la nostalgie du passé et la tristesse face au désastre. Le fleuve Doce, qu’elle figure avec des larmes de sang cousues au fil rouge, a perdu sa douceur. Dans son lit coulent désormais des flots de bronze et de vies contaminées au cadmium.

Chiffrer l’irréparable

Un enjeu central des luttes menées par le Mab concerne les réparations financières. La revendication de dédommagements justes et pour tou·tes va de pair avec la demande de réinstallation des personnes déplacées. La première difficulté est celle de la reconnaissance de l’étendue des dommages. Très souvent, les consortiums en charge de la construction des barrages hydrauliques déterminent à la louche et par des études le plus souvent mensongères ou insuffisantes les zones inondables à faire évacuer. Ils refusent systématiquement de tenir compte de phénomènes dus à l’installation des barrages, pourtant connus désormais. Par exemple, la montée des nappes phréatiques, causée par les déplacements massifs d’eau, imbibe les sols et les rend impropres au maraîchage. Or si cette activité n’est pas toujours pratiquée dans une visée commerciale, elle fait partie intégrante de l’économie ribeirinha.

Les séquences du film montrent les spécificités du combat selon le contexte environnemental et social. Dans l’État du Goiás, Tractebel Engie a restreint les dédommagements aux habitant·es officiellement recensé·es. Or les communautés concernées, très isolées, n’avaient pas toutes accès aux services d’état civil. « Beaucoup de gens ont été privés de leurs droits parce qu’ils étaient illettrés, puis on les cherchait par leur numéro d’identité mais ils n’avaient pas de papiers ! » se remémore Sebastiana, assise au bord d’un cours d’eau, non loin de là où elle vivait avec sa fille et son mari, avant la construction du barrage de Serra da Mesa. Dans le Minas Gerais, Simone et les habitant·es de Gesteira et de Barra Longa mènent une lutte semblable. À celle-ci s’ajoute une bataille pour que des maladies apparues après la catastrophe soient reconnues comme les conséquences directes d’une intoxication au nickel et à l’arsenic rejetés par Samarco, afin que cette entreprise verse des indemnisations nécessaires aux soins.

Chacune à leur tour, les femmes concluent leur témoignage par la lecture à haute voix d’une lettre adressée à celles qui les suivront devant la caméra, et indirectement à nous, spectateurs et spectatrices du film. Un message d’espoir, de révolte ou de soutien. L’usage chancelant et fragile de la langue écrite rappelle que les personnes déplacées font toujours partie des classes les plus pauvres du pays, qui vont rarement au-delà de l’école primaire. À la domination de classe qu’elles subissent se combine celle liée au genre : le patriarcat est souvent mentionné dans ces échanges épistolaires comme une source d’oppression. Les méthodes de calcul qu’emploient les entreprises pour dédommager les pertes d’activités rémunératrices éclairent la manière dont opèrent les inégalités. Par exemple, parmi les personnes dédommagées à la suite de la construction du barrage d’Itá à Santa Catarina, les femmes touchent un montant forfaitaire 20 % moins élevé que celui perçu par les hommes, car leur force de travail est jugée moins importante. Dans le cas d’une personne âgée, alors qu’un homme perçoit la moitié du forfait réservé à un homme actif, une femme doit se débrouiller avec le quart d’une somme déjà 20 % moins élevée. Le Mab souligne aussi que les sources de revenus des femmes sont généralement informelles et dépendent « des liens communautaires qui sont dissous »7 avec le déplacement. C’est ce qu’a vécu Fatinha, à Altamira dans le nord du pays : « Je gagnais plus de mille reais8 avec les ménages. Maintenant ici, avec la couture, c’est très aléatoire, dix reais par-ci, cinq par-là… » Enfin, les dédommagements répondent à une logique patrimoniale, qui indemnise plus fortement voire exclusivement les propriétaires : étant rarement dans ce cas, les femmes se retrouvent plus souvent à la merci de leur famille ou de leur mari.

Dans l’État du Pará, au nord du Brésil, Alacídia retrace le dur combat pour la réinstallation des ribeirinhes exproprié·es par l’usine hydroélectrique Belo Monte à Altamira. Le périmètre fixé par l’entreprise pour les dédommagements a inexplicablement laissé pour compte une des femmes de la communauté qui, depuis, vit isolée dans une maison au bord d’une route. « On ne peut pas être heureux, tant qu’une femme, une amie est malheureuse… Elle est restée dans ce qui est désormais une zone risquée, depuis la construction : il y a eu le viol d’une adolescente par ici, elle-même a eu sa maison cambriolée… », raconte Alacídia. Selon la Commission nationale des droits humains au Brésil, la construction des barrages s’accompagne systématiquement d’une augmentation des violences faites aux femmes et de l’exploitation sexuelle9. Le rapport de la commission l’explique par la conjonction de deux facteurs : l’augmentation massive de la population masculine embauchée pour la construction et l’isolement des femmes, en situation de vulnérabilité. La portion de l’arpillera brodée par Alacídia est marquée par ces faits. Elle y assemble une petite poupée en tissu sans visage, portant un écriteau « exploitation sexuelle » qu’elle place à côté de la représentation de l’entreprise de production hydroélectrique, dont elle détourne le nom : au lieu de broder « Norte Energia », elle coud une croix blanche dans un coupon noir représentant la mort, suivie de « orte Energia », qu’il faut lire Morte Energia.

Le documentaire met ainsi en lumière les problématiques spécifiques aux femmes, a fortiori ribeirinhas. Une part considérable de ses scènes a pour cadre les espaces ménagers. Deux raisons, au moins, l’expliquent : non seulement les femmes sont habituellement assignées à la sphère domestique, elles y consacrent beaucoup de leur temps, mais cette sphère est la première impactée par les expropriations. Les femmes se voient privées de leur vie de quartier, des réseaux de solidarité et d’amitiés tissés jusque-là. Dans le village d’Altamira au Pará, Alacídia et Fatinha sont amies, elles étaient aussi voisines : « Avant, il suffisait de pousser un cri si j’avais besoin de quelque chose, et Fatinha était là pour moi. Maintenant, même le téléphone ne capte pas ! » La plupart du temps, une fois le relogement obtenu, les entreprises cèdent des parcelles de terrain pour l’installation des habitant·es et vont parfois jusqu’à construire elles-mêmes des logements. Bien évidemment, elles ne reconstituent pas toujours les communautés à l’identique et peuvent installer les exproprié·es sur des zones très étendues. Pour certain·es membres du Mab, il s’agit d’une stratégie pour entraver l’organisation des personnes lésées par les barrages. Intentionnelle ou non, cette manière de procéder pèse lourd sur le quotidien des femmes.

Géographies affectives

« Ici, j’avais des rosiers, regardez, je n’ai jamais réussi à en refaire pousser des comme ça… » dit Claides en montrant une photo d’un arc en bois sur lequel les rosiers ont grimpé, formant une jolie voûte fleurie devant son ancienne maison. Cette ribeirinha de l’État de Santa Catarina a été évacuée pour faire place à l’usine hydroélectrique d’Itá10. Ce rosier et l’attachement que Claides avait pour lui n’ont pas de valeur monétaire, ils ne comptent pour rien dans le calcul des dédommagements. Les montrer dans le film ou dans une arpillera est une manière de dénoncer cette disparition irréparable. En choisissant de raconter leur histoire à travers la broderie, les femmes du Mab revendiquent un héritage continental, issu des luttes contre les dictatures. Cette référence inscrit ce mouvement national dans une solidarité et une tradition militante latino-américaine, tissant le très local avec le bien plus vaste. Les arpilleras chiliennes étaient brodées avec des morceaux de tissu ayant appartenu aux personnes enlevées par les militaires. Elles constituaient une manière pour les mères, les filles et les compagnes de ces disparu·es11 de rappeler voire de prouver leur existence, alors que la police politique imposait le silence et tentait d’effacer toute trace de leur disparition. Les femmes du Mab, elles aussi, composent la toile de leur vie à partir de morceaux de tissu et de fils sélectionnés pour rendre manifestes des réalités disparues – des fils trouvés dans la boue de Gesteira, la chemise du mari décédé… Leurs histoires ne sont pas celles des militantes chiliennes, mais elles poursuivent un but semblable : entrelacer l’intime au politique en matérialisant des catastrophes que les pouvoirs tentent d’invisibiliser.

Plusieurs femmes rapportent une ritournelle répétée par les entreprises citées dans le film : « Votre maison n’est-elle pas de meilleure qualité maintenant ? » La réponse est unanime : « Oui, peut-être, mais ce n’est pas ce que je voulais, rien ne vaut ma vie d’avant ! » Un entrepreneur est allé encore plus loin, selon le récit d’Alacídia : « Il m’a dit : “Vous viviez sur un tas de merde !” Il dit ça parce qu’on n’était pas raccordé aux égouts, d’accord, mais mon tas de merde maintenant est devenu son or… » La notion de progrès portée par ces entreprises ne convient pas à ces femmes, qui défendent un mode de vie moins énergivore, qui ne soit pas tourné vers le profit. Le mode de vie ribeirinho a permis la survie de milliers de personnes dans des zones reculées du pays, grâce à une relation symbiotique avec leur environnement. Toutefois, malgré sa longévité, la vie ribeirinha est extrêmement fragile, car elle dépend entièrement de son écosystème humain et non humain. Dès que les communautés sont éloignées des milieux qu’elles ont à la fois façonnés et préservés12, elles ne disposent pas, ou presque pas, de moyens de survie.

Alacídia raconte sa vie aux rives du Xingú : « Quand le père de mon fils et moi nous sommes séparés, j’allais voir mon ami le fleuve, je m’asseyais sur un ponton et le vent lavait mon âme […]. Je parlais au fleuve, et parfois il me répondait. Il n’est plus le même maintenant, c’est fini ! » C’est lors du tournage du documentaire qu’elle se rend pour la première fois dans son ancien lieu de vie depuis la construction du barrage par Norte Energia : « C’est trop dur de voir mon ami comme ça, dévasté… » Elle brode ses souvenirs du fleuve, les jours de pêche : un large cours bleu, des poissons à la surface, une pirogue et sa petite canne à pêche. Sa douleur est sensible, immense et irréductible. Elle rappelle qu’aucune indemnisation ne peut racheter les relations aux lieux et les réseaux d’amitiés détruits. Le mot d’ordre du mouvement résonne : « L’eau et l’énergie ne sont pas des marchandises. »

Arpilleras : en brodant la résistance montre des mondes où la catastrophe est déjà survenue : il n’y est donc pas question de « zones à défendre ». L’enjeu de la réparation paraît assez éloigné de la protection d’un territoire : ces femmes n’ont plus rien à occuper pour empêcher la construction d’un barrage, et ne peuvent plus montrer par des études les dégâts qu’un tel ouvrage annonce. Et pourtant. Au gré du film s’élabore ce que l’on pourrait appeler une géographie affective, proche de certaines stratégies développées pour rendre visible la valeur sociale d’un lieu13. Ce savoir n’est pas une science, il décrit des phénomènes physiques ou biologiques à partir du point de vue sensible des personnes qui ont aimé, soigné, bâti les écosystèmes en question. En dénonçant la destruction de leurs milieux de vie par leur description minutieuse et par l’évocation des affects qui leur sont attachés, ces femmes magnifient leurs existences. Elles accomplissent par là un geste de défense – non pas de zones, mais de manières de vivre.

[1] « Paso por un pueblo muerto / Se me nubla el corazón / Aunque donde habita gente / La muerte es mucho peor / Enterraron la justicia / Enterraron la razón / Y arriba quemando el sol. »

[2] World Commission on Dams, Dams and Development. A new Framework for Decision-making, 2000, disponible en ligne, <internationalrivers.org>.

[3] Collectif de femmes du Movimento dos atingidos por barragens (Mab), Arpilleras: bordando a resistência, 2017.

[4] Le projet a été financé, entre autre, par les dons du groupe français Danone.

[5] Voir à ce propos l’enquête collective sur la santé mentale des déplacé·es de l’usine d’Itá, menée par Gabriela da Silva Marques, Carmem Regina Giongo, Franciéli Katiúça Teixeira da Cruz et Jussara Maria Rosa Mendes : « Deslocamento forçado e saúde mental: o caso da hidrelétrica de Itá », Revista de Estudios Sociales, n° 66, 7 novembre 2018.

[6] Entreprise d’exploitation minière appartenant aux multinationales brésilienne Vale et anglo-australienne BHP Billiton. Le barrage de Brumadinho, qui s’est effondré en janvier 2019, causant la mort de 248 personnes, appartenait également à la Vale. 22 personnes n’ont jamais été retrouvées, le fleuve Paraopeba a été contaminé sur plus de 300 kilomètres et 112 hectares de forêt primaire, la presque disparue Mata Atlântica, ont été détruits.

[7] Voir « Mulheres atingidas. O modelo energético brasileiro e a violação dos direitos das mulheres », sur le site du Mab, <mabnacional.org.br>.

[8] Ce qui correspond aujourd’hui à 225 euros environ.

[9] Rapport disponible sur le site de l’Assemblée législative de Minas Gerais : <almg.gov.br>.

[10] Construite par l’entreprise étatique brésilienne Eletrosul, rachetée par le groupe français Engie à la fin des années 1990.

[11] Terme qui renvoie aux prisonnier·es politiques, souvent enlevé·es puis assassiné·es sommairement, dont les dépouilles n’ont parfois jamais été retrouvées.

[12] Selon l’étude de la biologiste Vera Lucia Guarim, spécialiste du Pantanal – zone marécageuse du centre du Brésil –, les zones habitées par les populations ribeirinhas et autochtones sont les mieux préservées parmi les différents écosystèmes brésiliens. Voir « Sustentabilidade ambiental em comunidades ribeirinhas tradicionais », communication lors du symposium autour des ressources naturelles du Pantanal, novembre 2000.

[13] Par exemple la carte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes élaborée par le collectif Formes Vives, dans le but de pérenniser graphiquement des lieux précaires de la zone. Voir Céline Picard et Bruno Thomé, « Avec cette carte, on peut aussi se perdre. Traduire et transmettre la lutte sur la ZAD par l’image », Jef Klak, 2019.

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Retrouvons-nous à Paris le 11 mars et à Toulouse le 13 mars pour fêter la sortie du cinquième numéro !

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