Type : dossier, enquête & analyse
Dossier : Nos meilleurs souvenirs
En quarante ans, les pellicules des films du mouvement de libération de Guinée-Bissau ont réduit comme peau de chagrin. "Sans intéret", selon la cinémathèque portugaise. L'artiste Filipa César y voit au contraire une matière vivante à bouturer dans les trous de la mémoire collective.
En 1967, Amílcar Cabral, le leader du mouvement indépendantiste en Guinée-Bissau, envoie de jeunes gens se former au cinéma à Cuba. À leur retour, ces cinéastes-guérillero·as filment la lutte contre le pouvoir colonial portugais et l’invention d’un nouveau modèle politique porté par le rêve de l’agronome Cabral, qui théorise et pratique une révolution populaire portée par le monde rural. De ces images tournées par Sana Na Hada, Flora Gomes, José Bolama Cobumba et Josefina Crato restent essentiellement des fragments, longtemps oubliés, témoins gênants d’une histoire nationale encore enfouie. Numérisé par l’Arsenal — Institut du cinéma et de l’art vidéo à Berlin, ce matériau fragile et incomplet, témoin de la naissance du cinéma guinéen, constitue le point de départ de Spell Reel, film aux multiples strates où l’artiste portugaise Filipa César fait résonner les temporalités et les luttes avec un montage polyphonique de récits et d’espaces. Avec Sana Na Hada, César entreprend de retourner sur les lieux où ont été réalisées ces images, pour projeter ce matériau inédit à des spectateurs et spectatrices guinéen·nes qui redécouvrent ainsi une histoire nationale enfouie. Dans sa forme expérimentale et collaborative, Spell Reel ne se donne pas seulement comme une aventure de la mémoire, mais aussi comme un geste puissant d’écriture populaire et politique de l’histoire. La trame n’est pas donnée par la redécouverte d’une archive jetée aux oubliettes de l’histoire, mais par le jeu des superpositions et des voyages temporels et géographiques, depuis les villages guinéens jusqu’aux capitales des anciennes puissances coloniales, où ces images rencontrent les regards conjugués d’une cinéaste, des témoins de l’époque et de spectatrices et spectateurs d’aujourd’hui, pour faire naître débats, souvenirs et récits.
Bobines et mangroves
L’image en noir et blanc, renversée, occupe la partie gauche de l’écran. Une forêt, comme suspendue depuis un sol qui tiendrait lieu de ciel, abrite un camp de guérilleros. Des tentes, des feux de camp, un drapeau de Guinée-Bissau. « L’arbre à kapok observe les combattants de la liberté à l’envers », commente un intertitre sur le bord droit de l’écran noir, comme si le point de vue renversé de cette image pareille à une chambre photographique était celui de l’arbre lui-même. Pendant les années de lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau, la jungle était un refuge pour les militant·es du PAIGC 1, elle les protégeait de l’armée portugaise. Elle devient dans le film de Filipa César une image vivante des archives de cette lutte de libération, oubliée de tou·tes ou presque, effacée du roman national, dans un pays qui n’a pratiquement connu que la guerre civile et les coups d’État depuis la fin des années 1970. Comme si arbres et archives conservaient seules la mémoire de ces visages anonymes. Quand les images argentiques n’émergent pas du noir de l’écran, elles sont disposées sur des plans tournés au présent, au cœur de la végétation enchevêtrée des marais de mangroves, ces plantes proliférantes de la côte guinéenne. La perspective inversée des arbres à kapok d’une part, les racines en rhizome des mangroves d’autre part, dessinent autant de figures de la nature composite et foisonnante de l’archive.
César travaille la coexistence des temps en superposant à l’intérieur du cadre les films d’hier et d’aujourd’hui, en accolant images et intertitres, et en laissant les acteur·ices de l’époque aussi bien que les spectateur·ices actuel·les commenter ces images du passé. Cette polyphonie de l’archive ramenée au présent détermine ainsi la structure de Spell Reel : non seulement les plans d’images argentiques ou numériques y sont disposés en diptyque ou en contrepoint à la surface de l’écran, mais ces images sont elles-mêmes montées en résonance avec des archives sonores et des intertitres qui interrogent la nature de ces documents. Loin d’assigner l’archive à la mélancolie des combats perdus, César cherche dans le rapport toujours renégocié de l’image et du texte, comme dans les temporalités hétérogènes de l’argentique et du numérique, à ouvrir ce qu’il faudrait alors appeler des « rétroperspectives ». L’archive ici n’est pas un vestige, elle est un ensemble de possibles pour les temps présents, un renversement des perspectives historiques, un matériau avec lequel retisser des récits communs. Peut-être faut-il entendre ainsi le titre « Spell Reel», dont la signification trouble hésite entre le document et l’envoûtement (« spell») : on entend « reel » comme la bobine de film mais aussi comme ce réel (« real»)qui toujours échappe. Ces films argentiques grignotés par le temps sont les traces tangibles mais précaires d’une mémoire dont on ne sait plus très bien si elle relève du rêve ou de l’histoire.
Au début de Spell Reel, des images argentiques de la création de la Banque nationale de Guinée-Bissau se superposent à celles, numériques, des bobines de films endommagées sur la table de montage, avant qu’un décompte de dates, depuis 2011 (quand César découvre ces archives) ne remonte le cours du temps : « Les dates sont pareilles à ces monnaies, écrit la cinéaste en intertitre, elles sont des dettes accumulées envers ceux qui sont dépossédés de leur propre histoire. » De même que la monnaie nationale visait à s’affranchir de la tutelle coloniale, les images resurgies du passé s’affranchissent des récits dominants de l’histoire. Ni les archives, ni les témoignages qui les actualisent n’ont vocation à assurer un patrimoine. Le geste de montage de César ne consiste pas à rétablir la chronologie des événements, encore moins à marcher dans les pas du leader indépendantiste Amílcar Cabral pour lui conférer une stature de héros national. Il mesure au contraire l’étrange degré d’écart et de collusion des espaces et des temps au sein des images. Il opère pour cela en inscrivant dans un même cadre les archives proprement dites avec des images réalisées entre 2012 et 2015, entre Berlin et la Guinée-Bissau où, durant deux mois de l’année 2014 avec Sana Na N’Hada et une petite équipe, César tourne en même temps qu’elle projette les métrages retrouvés devant un public qui les voit pour la première fois. Elle baptise ce projet initial en hommage à l’un des films non terminé du groupe des quatre premier·es cinéastes guinéen·nes, Luta ca caba inda, qui signifie en Créole « la lutte n’est pas finie ».
Parce qu’elle cherche à ouvrir et à propager l’histoire de cette lutte au lieu de la refermer sur elle-même, elle retourne à la rencontre des opérateurs encore vivants de ces films, qui s’avèrent les chevilles ouvrières de ce télescopage des temps. Ce cinévoyage est l’occasion de partager ces images du passé avec un public qui en ignorait l’existence jusqu’alors. C’est un cinéma itinérant qui invite ses spectateurs et spectatrices à réagir à l’issue de la projection, dans un dispositif itératif et polyphonique qui n’envisage pas ce matériau comme fixé une fois pour toutes mais comme une matière vivante et mouvante, ranimée par les regards au présent. « Le peuple, écrivait Frantz Fanon au moment de mourir, le peuple qui avait tout donné aux heures difficiles de la lutte de libération nationale, s’interroge mains et ventres vides sur le degré de réalité de sa victoire. » 2 À ce peuple qui doute de son histoire, à celleux qui se souviennent face aux visages des combattant·es d’autrefois, et aux plus jeunes, qui ignorent tout ou presque de cette lutte d’indépendance, ces images s’adressent. Les projections publiques ouvrent les mémoires et délient les langues.
Botanique de l’archive
Si la cinéaste portugaise s’attache tant aux paysages guinéens, cela tient moins à un souci d’authentification de son matériau qu’à ce que ces forêts tropicales et ces mangroves entre terre et mer, aux racines denses et enchevêtrées, composent une psychobotanique de la mémoire postcoloniale. D’une part parce que celle-ci est moins un patrimoine ordonné autour de quelques figures politiques et de grands événements qu’un imbroglio de récits et de visages anonymes. D’autre part, parce que la nature même de l’archive analogique, soumise aux marques du temps — moisissures, scories, rayures, poussières —, relève pour ainsi dire d’une végétalisation de la pellicule. César n’a pas oublié que Cabral était agronome avant d’être révolutionnaire. De même que l’action politique et culturelle d’éducation du peuple pour lui se concevait en termes agronomiques (cultiver les champs et les personnes humaines en étaient les deux enjeux fondamentaux et indissociables), le geste de « restauration » s’entend ici comme une botanique de l’archive, cherchant à la faire proliférer dans la multitude de ses résonances avec le présent plutôt qu’à en épuiser le sens.
De l’état d’endommagement des images survivantes, César fait une composante forte plutôt qu’une contrainte de son projet : la parole des acteur·ices de cette lutte et des spectateur·ices d’aujourd’hui ne vient ainsi pas pallier les manques et les lacunes de l’archive, ni la commémorer dans une admiration vaine, mais la restituer au présent et en accepter l’héritage. Il ne s’agit pas tant d’écrire une histoire à partir d’archives, que de laisser celles-ci agir, au sens politique et « chimique » du terme, au contact des amnésies et des questions des anciennes sociétés coloniales aujourd’hui. De ce fait, les traces et moisissures qui forment comme des ectoplasmes à la surface des photogrammes, le « syndrome du vinaigre » témoin de l’endommagement irréversible du matériau argentique… toutes ces « maladies » de la pellicule importent autant aux yeux de César que les images elles-mêmes. Elles sont la marque visible des années de violence politique que la Guinée-Bissau a connue depuis l’indépendance 3. L’archive ne constitue pas une forme figée du passé. À l’image des mangroves, elle déploie ses racines dans le passé aussi bien que dans le présent, où elle tisse des filiations et des liens d’empathie — César évoque à ce propos des « cine-kinships », « ciné-parentés » ouvertes par les images pareilles à des « capsules temporelles ». Réseau complexe de relations et de mémoires, l’archive est bien vivante, abri et oubli de l’histoire, semblable à ces forêts où les racines se confondent avec les branches et se perdent dans l’épaisseur de la végétation.
Reste que l’ensemble proprement dit des archives de ce cinéma militant guinéen représente moins une forêt qu’un bosquet clairsemé : moins de quarante heures d’images sur des bobines 16 mm Kodak et quelque deux cents heures d’enregistrements sonores courant sur la période 1972-1980, en plus d’un lot de films d’actualités de pays « alliés » (Cuba, Suède, RDA, Sénégal, URSS, Pays-Bas, France, Chine, Inde et Algérie)et de copies de plusieurs de ses films laissés par Chris Marker lors de ses visites en 1979. En 2011, César tente en vain de mobiliser la Cinémathèque portugaise pour accueillir et restaurer ces films : celle-ci préfère, pour des raisons financières autant que diplomatiques, ne pas prendre en dépôt un si délicat matériel. Trop endommagé et trop fragmentaire, il ne peut plus être « sauvé » et n’a qu’une valeur mineure sur un plan historiographique. Cet état de décomposition avancé et ces « manques » justifient au contraire pour la cinéaste de sauvegarder ces images coûte que coûte : parce que cette mémoire « trouée », cette archive incomplète et très dégradée par le temps et l’oubli, recèle toute l’histoire de celleux qui ont précisément toujours été maintenu·es hors de la grande histoire. Ces images détériorées et lacunaires n’opposent-elles pas aux archives coloniales leur propre point de vue sur l’histoire des luttes qui renversèrent la domination européenne ? Est-ce qu’elles n’engagent pas, contre le pouvoir d’imposition de l’histoire, une autre puissance, plus relationnelle, plus horizontale, propre aux mémoires anonymes et populaires ?
C’est à Berlin, à l’Arsenal 4, institut de cinéma et d’art vidéo indépendant spécialisé dans les archives documentaires politiques des cinémas postcoloniaux, que César trouve des allié·es pour préserver ces fragiles témoins du destin de la Guinée-Bissau. Il y a dans ce sauvetage in extremis par une institution issue d’une ancienne puissance coloniale un paradoxe dont la cinéaste a bien conscience : elle-même cherche à reconstituer, à travers la généalogie de ces images, une histoire nationale du Portugal et de sa troublante amnésie de la guerre coloniale, qui croise celle de sa propre famille, son père ayant effectué son service militaire à Bissau entre 1967 et 1969 après avoir échoué dans une tentative de désertion. La guerre de « décolonisation », comme l’appellent les Portugais·es, s’étend sur un peu plus d’une décennie, de 1963 à 1974, année de l’indépendance en Guinée-Bissau et de la chute de la dictature salazariste au Portugal. Si l’empire portugais en Afrique s’est si longtemps maintenu à flot alors même que les autres puissances coloniales vacillaient, c’est parce que le régime violemment anticommuniste d’Antonio de Oliveira Salazar a profité de sa supposée neutralité pendant la seconde guerre mondiale et de l’appui des États-Unis après-guerre pour négocier une situation d’impunité face aux règles de l’ONU. Salazar avait fait modifier la constitution de manière à ce que le Portugal n’apparaisse plus comme un empire colonial mais comme une « nation pluricontinentale », les colonies devenant dès lors de pacifiques « provinces d’outre-mer »5. C’est dans ce contexte que Cabral en Guinée-Bissau et de Andrade en Angola forgent leur engagement politique, après s’être rencontrés en 1945 à Lisbonne, où Cabral était venu suivre des études d’agronomie.
Bien qu’elle ait pris fin juste avant ma naissance en 1975, la guerre coloniale portugaise était présente de manière latente durant toute mon enfance, comme une ombre projetée mêlant la peur, la contestation et des émotions dont le sens m’échappait. Mon père en était le vecteur : ayant échoué à déserter vers Paris, il avait servi dans l’armée en Guinée portugaise entre 1967 et 1969. J’avais été introduite à une imagerie de résistance au régime de Salazar — une littérature politique subversive et clandestine, l’émigration illégale de déserteurs et d’activistes politiques et une révolution dont le signal avait été une chanson radiodiffusée. Mais pendant des années, j’ai cru que cette histoire n’avait aucun lien avec le reste du monde. Qu’elle n’existait que dans mon appartement, animée par certains accessoires — un uniforme militaire, un tissu en batik bleu, une sculpture africaine en bois. De l’ordre de la fable plus que de l’histoire. Tout a changé en 2003 quand j’ai vu pour la première fois Sans Soleil de Chris Marker, qui m’a bouleversée. Il y avait là des images de la Guinée et une voix envoûtante qui parlait du conflit des Portugais et des Guinéens : « Comment un pays si petit et si pauvre pourrait-il intéresser le monde ? » et encore « Qui se souvient de tout cela ? L’histoire jette ses bouteilles vides par les fenêtres. » Un cinéaste français savait non seulement pour la guerre mais il savait aussi que ce pays présent dans mon imaginaire n’intéressait personne au monde. Moi, je savais que la Guinée était ce lieu où mon père s’était battu du mauvais côté — trompé par les idéaux communistes selon lesquels l’armée coloniale devait être infiltrée par les militants pour miner son pouvoir de l’intérieur — animé d’intentions honorables qui ne l’empêchèrent pas de sombrer dans des ténèbres sans lueur. Le bonheur n’est rien d’autre que la conscience du malheur. La maison hantée de mon enfance s’était transformée en un site chargé d’implications géopolitiques — Peter Pan apparaissant à la fenêtre — hey,tupeuxsauteraveclesbouteilles videsdel’histoire !6
Filipa César, « A Grin Without Marker », L’Internationale.
Des caméras comme des armes
Dans les combats qui opposent les militant·es de l’indépendance guinéenne aux militaires de l’empire portugais, les techniques du son et de l’image peuvent aussi devenir des armes. Une séquence du film de César raconte comment les combattants guinéens avaient appris à déceler la présence des troupes portugaises dans la jungle grâce au silence inhabituel des lieux. Ils évitaient les endroits de la forêt trop tranquilles. Pour ne plus trahir leur présence et rendre leurs déplacements moins détectables, les Portugais commencèrent à utiliser des enregistrements de cris d’animaux et autres bruits de la jungle. Ces techniques déployées dans les zones de combat le sont aussi sur le terrain idéologique : l’image et la parole atteignent des cibles beaucoup plus larges que les balles, et « les soldats armés de caméras sont plus dangereux que ceux portant des fusils », rappelle l’un des protagonistes de Spell Reel. Pour faire face à l’armée coloniale, il fallait inventer un cinéma qui soit à la fois éducatif et militant, populaire et avant-gardiste, à la mesure des rêves d’émancipation du peuple indigène portés par Cabral. « Dans un pays qui n’était pas seulement arriéré mais aussi illettré à 90 %, se souvient Flora Gomes, Amílcar Cabral avait compris le rôle essentiel de l’image en mouvement » 7, tant sur un plan idéologique et stratégique que sur un plan éducatif et historiographique. Venu d’une autre colonie portugaise, le Cap-Vert, et issu de la petite bourgeoisie, celui-ci devait à ses parents un nom qui était déjà une révolte, « Hamilcar » (il perdra son « h » à l’usage), en hommage au fameux général carthaginois qui mit l’armée romaine en déroute durant les guerres puniques. « Donner des prénoms d’Africains célèbres fait partie de ces petites résistances symboliques qui se déploient quand la domination coloniale semble invincible », rappelle l’historien Saïd Bouamama8. Surnommé « le Lénine africain » par Mehdi Ben Barka, Cabral reprit à son compte une formule du révolutionnaire russe : la néces-sité d’« une analyse concrète de chaque situation concrète ». Dès 1956, Cabral participe à la fondation du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) avec le projet de libérer le Cap-Vert et la Guinée portugaise de la domination coloniale. Dans un pays où le prolétariat urbain ne représente qu’une minorité de la population indigène, il avait compris l’importance des populations rurales pour soutenir un mouvement révolutionnaire. Convaincu que la décolonisation ne s’arrêtait pas à l’expulsion manu militari de l’oppresseur colonial mais supposait aussi « de transformer la vie concrète des hommes »9, il concevait moins la culture comme la vitrine d’une société que comme le terreau de la révolution, « fondement même du mouvement de libération » 10. Pour lui qui ne dissociait pas le savoir de l’action, ni la science agronomique de l’activisme politique, elle était « peut-être la résultante de l’histoire comme la fleur est la résultante d’une plante. Elle plonge ses racines dans l’humus de la réalité matérielle du milieu où elle se développe. » 11
La métaphore botanique n’a pas seulement valeur d’exemple chez Cabral ; les zones libérées à partir du milieu des années 1960 ont été des laboratoires à grande échelle de ses théories politiques et culturelles. Le projet d’indépendance de Cabral implique en effet de projeter dans ces espaces un horizon qui est celui de l’indépendance nationale, où s’élaborent des savoirs et des pratiques. La plupart des films tournés par les quatre opérateur·ices guinéen·nes sont des séquences muettes et non montées, qui laissent parfois apparaître l’un·e d’entre elleux en amorce de la bobine, un clap à la main. Ce ne sont pas les combats qui se trouvent documentés par ces images, mais l’éducation des femmes et des hommes, les réunions politiques, les travaux agricoles… l’ensemble des gestes ordinaires qui participent de l’invention d’un peuple et de son histoire. Ces images au service de la révolution ne documentent pas les actes de la guerre d’indépendance, elles sont « faites pour se souvenir de ce que le peuple a imaginé »12.
Le tout jeune cinéma guinéen ne compte alors guère plus de quatre représentant·es : Sana Na N’Hada, Flora Gomes, José Bolama Cobumba et Josefina Crato ont tou·tes été choisi·es par Cabral lui-même pour incarner cette avant-garde d’un cinéma national et militant. Les jeunes militant·es ont accepté cette tâche comme un sacerdoce et ont appris à manier les caméras comme des armes. C’est à Conakry, ville affranchie de la tutelle française en Guinée13, que Sana Na N’Hada et Flora Gomes se sont rencontrés en 1964 dans une école pionnière et ont ensuite tous deux été envoyés à l’institut du cinéma de Cuba (iCaiC) pour y apprendre le métier de cinéaste. Avec eux se trouvent José Bolama Cobumba et Josefina Crato — la seule femme du groupe. Dans le contexte du panafricanisme et de l’internationalisation des luttes anti-impérialistes, les militant·es sont souvent envoyé·es dans des pays « amis » pour y acquérir des compétences variées — sur un plan militaire, cela va sans dire, mais aussi médical ou médiatique. À Cuba, leur formation est assurée par le plus radical des cinéastes anti-impérialistes, Santiago Álvarez, et elle associe théorie et pratique : quand ils et elle n’acquièrent pas les techniques de tournage, les jeunes cinéastes apprennent l’humilité en effectuant des travaux symboliques dans les champs. De retour à Conakry en 1972, les quatre se trouvent directement associé·es à la lutte contre l’armée portugaise jusqu’à la déclaration d’indépendance le 24 septembre 1973 — à laquelle Cabral, assassiné le 20 janvier de la même année, n’assistera pas. Rares sont les images de cette époque qui ont survécu. Le jeune patrimoine culturel de la nouvelle nation guinéenne fut voué à la disparition pratiquement dès sa création : dispersés ou envoyés à des nations amies, comme l’Algérie ou l’URSS, la plupart des films ne refirent jamais surface. Les autres, stockés à l’Institut national du cinéma, se perdirent après le coup d’État de 1980, avant d’être littéralement jetés par les fenêtres et laissés à l’abandon durant la guerre civile de 199814.
L'égalité des regards
Le montage d’images qui composent Sans soleil circule des rues de Tokyo à l’île de Fogo au Cap Vert via la Guinée-Bissau. « L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps » prévient le carton introductif emprunté à la seconde préface à Bajazet de Racine. Sur les visages des femmes rencontrées sur le port de Bissau, et dans leurs regards portés vers sa caméra, Marker cherchait « l’égalité des regards ». L’égalité n’était pas un mot vain pour celui qui s’était engagé dès la fin des années 1960 dans l’aventure des groupes Medvedkine. Après avoir initié des pratiques de cinéma auprès des ouvrier·es de Sochaux et de Besançon, Marker s’était rendu à la fin des années 1970 en Guinée-Bissau. Il y avait été invité par son ami Mario de Andrade, poète angolais et compagnon de lutte d’Amílcar Cabral, devenu ministre de la Culture de la Guinée-Bissau15. Avec l’aide de la compagne de de Andrade, Sarah Maldoror, cinéaste elle aussi, liée à la revue Présence africaine à Paris et dont les films illustraient les mouvements de libération en Afrique depuis la fin des années 1950, Marker aida à la création du nouvel Institut du cinéma de Bissau16. Pendant quelques mois de 1979, il travailla avec Sana Na N’Hada, Flora Gomes, José Bolama Cobumba et Josefina Crato, et leur transmit notamment son goût pour le montage. Quand, au début de l’année 2011, César interroge Marker sur l’origine de ces séquences guinéennes dans son film, celui-ci l’envoie à la recherche de son ami Sana, à qui il avait emprunté pour Sans Soleil la séquence des danseurs masqués du Carnaval de Bissau. Fidèle à l’esprit de Marker, César fait de Spell Reel un film collectif, dont tou·tes les participant·es sont crédité·es comme réalisateur·ices au générique. Elle aussi se soucie de trouver dans son film cette « égalité des regards » si chère à Marker. Suffisamment pour en partager l’écriture avec tou·tes celleux que ces archives concernent, de près ou de loin. Suffisamment aussi pour restituer dans la forme même du film ce geste politique d’écriture collective de l’histoire.
Quand, en 2004, le théoricien de l’art américain Hal Foster repérait une tendance majeure dans les pratiques de l’art contemporain tournées vers la réélaboration de matériaux d’archives — « An Archival Impulse » —,il observait que ces pratiques étaient moins concernées par la recherche des origines que par celle des « traces obscures » qui compliquent la visibilité aussi bien que la lisibilité de ces matériaux. « Peut-être, ajoutait-il dans une parenthèse, une formule plus appropriée serait celle d’“anarchival impulse” »17, l’archive venant moins débrouiller les écheveaux de récits concurrentiels de la mémoire que les emmêler plus encore. Peut-être ce désordre de l’archive ressaisie par des pratiques artistiques et politiques post-coloniales prend-il acte du caractère protéiforme et fragmentaire, contradictoire et non-linéaire, de la mémoire des nations anciennement colonisées. À cet égard, Spell Reel, qui vient clore le projet Luta ca caba inda, est à l’opposé des grands récits mythologisés du cinéma classique et de leur lecture homogénique de l’histoire qui, de D. W. Griffith à Steven Spielberg, ont calqué leurs structures sur la trame tragique ou épique des modèles antiques. Anti-« Naissance d’une nation », le film de César envisage simultanément une historiographie visuelle et sa critique, un récit collectif et populaire et une vigilance vis-à-vis du caractère propagandiste ou populiste des mythes nationaux, une modalité d’écriture visuelle et sonore de l’histoire et un souci des paradoxes et des lacunes de l’archive. Le film, en ce sens, n’est qu’une étape de travail dans la construction de cette mémoire. Il inaugure, sans vaines espérances ni mélancolie, la tâche d’un cinéma attentif à la pluralité des récits post-coloniaux et à l’oubli ou aux mythes qui sans cesse menacent de les effacer ou de les recouvrir.