Ordre successoral et inégalités de genre

Inventaire alphabétique du patrimoine

Type : enquête & analyse

Thèmes : genre, inégalités, patrimoine

Illustration : Robert Frank, New York City, 1950

Dès lors qu’une famille possède du patrimoine, comment et à qui est-il transmis ? Un acrostiche critique qui montre que les arrangements patrimoniaux se font encore largement au détriment des femmes.

 

P comme (le nom du) Père

Dans la France contemporaine, des biens familiaux, matériels et symboliques, continuent de se transmettre préférentiellement de père en fils. Le nom de famille — justement appelé « patronyme » — en est l’exemple le plus flagrant. Jusqu’en 2005, seuls les hommes pouvaient transmettre leur nom de famille à leurs enfants, dès lors qu’ils étaient mariés avec la mère ou qu’ils les avaient reconnus. Depuis, les enfants peuvent porter le nom de l’un ou de l’autre parent, ou les deux dans l’ordre désiré. En l’absence de demande contraire auprès de l’état civil, c’est néanmoins toujours le nom du père qui est attribué par défaut. Et jusqu’en 2013, il continuait également à s’imposer en cas de désaccord (depuis, ce sont les deux noms par ordre alphabétique).  Aujourd’hui encore, dans les faits, le patronyme paternel domine largement. Ainsi, en 2014, c’est seulement pour 3 % des naissances que le nom de la mère a été volontairement « préféré », qu’il soit attribué seul ou devant le nom du père. La transmission du nom de père en fils n’a rien d’anodin. Elle offre aux hommes la possibilité de transmettre un symbole crucial d’appartenance au groupe familial et contribue à leur donner une place particulière au sein de la lignée.

 

A comme Aînesse

L’exploitation des données de l’enquête Patrimoine de l’Insee montre qu’aujourd’hui en France, les aîné·es, en particulier les garçons, reprennent plus souvent les entreprises familiales ou les maisons de famille et réussissent mieux à l’école et dans leur vie professionnelle que les cadet·tes. Cet effet du rang de naissance démontre le poids de mécanismes très précoces, internes à la famille, sur la destinée sociale des individus :  les enfants sont plus ou moins investi·es d’un souci de réussite scolaire, plus ou moins intéressé·es au fonctionnement de l’entreprise familiale (y compris par une rétribution financière de leurs coups de main), et inversement plus ou moins mobilisé·es pour participer gratuitement aux tâches domestiques. 

L’effet de l’aînesse masculine sur la reprise de l’affaire familiale ou la réussite scolaire et professionnelle ne correspond pas tant à une règle structurale de primogéniture masculine immuable, qu’il montre l’existence, au sein des familles contemporaines, d’un « système structuré de positions », pour reprendre l’expression de Bernard Vernier, très précocement définies. 

Ce système est fortement genré : les hommes, en particulier les aînés, apparaissent comme les porteurs privilégiés du statut social familial, tandis que les femmes assument plus fréquemment la charge de la production domestique et de ce que l’on appelle, de façon sans doute trop optimiste, les « solidarités familiales ». Bien sûr, selon la taille et la composition des fratries, ce système genré s’applique de façon plus ou moins conforme au sexe biologique des personnes qui les composent. Mais lorsqu’on rencontre plusieurs membres d’une même famille pour comprendre les modes d’accumulation et de circulation du patrimoine dans la parenté, la division genrée des rôles au sein de la fratrie est frappante. Les sœurs qualifient leurs frères de « relais du patriarche » ou de « fils préféré ». Dans les familles d’indépendant·es sur lesquelles ont porté nos enquêtes, fait confirmé par les statistiques, les parents confient l’entreprise familiale au garçon, et souvent au premier des garçons. Chez les salarié·es, c’est majoritairement sur le fils aîné que l’on compte pour hériter de la maison de famille et la conserver, éventuellement en la sous-évaluant à son bénéfice et au détriment des autres enfants qui recevront plutôt une compensation en argent. Les fils de salarié·es ont aussi longtemps été plus diplômés, avant de s’orienter vers des filières d’études plus rentables depuis que les filles réussissent mieux à l’école. Ces transmissions patrimoniales inégales, qui correspondent à des rôles genrés très tôt déterminés, sont acceptées par les enquêté·es parce qu’elles leur semblent aussi le résultat inéluctable de représentations et d’inégalités qui se jouent en dehors de la famille :  un fils qui a réussi une carrière lucrative d’ingénieur paraîtra le plus légitime pour gérer la maison de famille ; il semblera logique que le mauvais élève reprenne le commerce familial ; il ne paraîtra étrange à personne qu’une fille ne soit pas maçon comme son père. 

 

T comme Terres productives 

L’étude des familles agricoles offre un miroir grossissant de ces processus. Dans la région viticole de Cognac par exemple, le métier, le statut de chef d’exploitation et le patrimoine professionnel sont toujours transmis en priorité à un garçon. Les filles, au contraire, « ne sont pas intéressées ». C’est toujours faute de mieux, c’est-à-dire faute d’un repreneur masculin dans la fratrie (soit qu’il n’y ait pas de garçon, soit qu’il soit dans l’incapacité flagrante de reprendre, pour des raisons de santé par exemple), que les filles « s’investissent » dans l’exploitation familiale. Leur entrée dans le métier ressemble alors à un parcours du combattant. 

Jusqu’aux années 1980, les filles d’agriculteurs et agricultrices qui restaient sur l’exploitation demeuraient aide familiale toute leur vie :  elles n’avaient pas de revenus, ne cotisaient ni pour leur retraite, ni pour le chômage. Elles n’avaient jamais accès au statut de chef d’exploitation qui passait directement du père au mari. On parlait alors de reprise en gendre. Désormais, si elles reprennent le domaine, elles exigent d’avoir le statut de chef d’exploitation ou de co-exploitante. Malgré leur socialisation précoce au métier de viticultrice, elles ont plus de mal à trouver un maître de stage, ou à convaincre les banquiers de financer leurs activités. Autant d’obstacles qui fragilisent leur activité. 

Hommes et femmes ne sont pas dans des positions symétriques pour la reprise de l’exploitation. Au regard du manque de répartition du temps de travail domestique dans les couples, il n’est pas sûr, pour les jeunes femmes qui ont charge de famille, que la reprise de l’exploitation soit plus intéressante qu’un emploi salarié moins chronophage, surtout si elles sont diplômées et peuvent accéder à des emplois stables (enseignantes, infirmières) voire bien rémunérés (ingénieures, cadres). De plus, en cas de reprise, il est rare qu’elles puissent compter sur un conjoint qui subordonnerait sa carrière professionnelle au maintien de l’entreprise familiale. Les jeunes viticulteurs, au contraire, reprennent l’exploitation lorsque c’est une opportunité qui leur apparaît comme plus intéressante qu’un autre emploi, grâce à l’appui du salaire de leur compagne qui acceptera de se contenter d’un emploi sur place et prendra en charge l’essentiel des tâches domestiques.

 

R comme Repreneur de l’entreprise familiale

Bien que soutenues activement par l’État au moyen d’importants dispositifs d’exonérations fiscales, les transmissions d’entreprises sur plusieurs générations sont relativement rares :  seules 15 % des entreprises françaises atteignent le stade de la troisième génération et elles ne représentent que 40 des 200 premières fortunes familiales. Pourtant, des enquêtes statistiques permettent de relever l’importance de l’origine familiale dans l’indépendance professionnelle. En France, si les agriculteurs et agricultrices se distinguent par une transmission familiale massive du statut d’indépendant (83 % ont au moins un père ou une mère indépendant·e), cette transmission n’est pas du tout négligeable dans les autres activités :  50 % des chefs d’entreprise et 45 % des artisan·es et commerçant·es sont des enfants d’indépendant·es. Cette reproduction sociale est le résultat de plusieurs types de transmissions. Les parents indépendant·es transmettent des compétences informelles caractéristiques de leur métier et de leur statut de chef d’entreprise. Mais surtout, les transmissions d’un capital économique plus important que celui des parents salarié·es (héritage, donations, aide financière informelle, cession de droits de prêts, octroi d’une caution sur le marché du crédit, etc.) lèvent en partie les contraintes de crédit rencontrées au moment de la mise à son compte, facilitent l’accès à l’indépendance professionnelle et créent des inégalités tant au niveau interfamilial (en faveur des enfants d’indépendant·es, par rapport aux enfants de salarié·es), qu’au niveau intrafamilial (en faveur des fils, enfants uniques et aînés). 

Dans la pratique, il arrive ainsi fréquemment que des frères et sœurs ne reçoivent pas la même chose. Ces inégalités sont généralement justifiées, de conserve par les membres des groupes de parenté et les notaires qui rédigent les actes successoraux officiels, par la volonté de ne pas diviser l’entreprise familiale, dont les garçons, et les aînés notamment, on l’a vu, sont les premiers bénéficiaires. Un notaire du Sud-Ouest en retraite explique ainsi que, dans sa région, « on s’est toujours assis sur la réserve héréditaire [des filles] quand il s’agissait de maintenir l’exploitation », précisant que ces façons de faire trouvent l’aval des sœurs de repreneurs, sûres de bénéficier de « la solidarité familiale » en cas de besoin. On retrouve effectivement ce type de mécanisme à l’œuvre dans les familles enquêtées :  parce que l’organisation de la succession autour du maintien de l’entreprise familiale assure la reproduction du statut social du groupe familial, il peut être très coûteux pour les filles de la remettre en cause, quand bien même elle leur est financièrement défavorable. 

 

I comme Immobilier

Depuis la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1980, le développement du salariat a réduit le poids de l’héritage des biens professionnels et du patrimoine de rapport dans les mécanismes de transmission du statut social, au profit du diplôme. Cependant, le xxe siècle a vu croître le poids des biens immobiliers à usage de logement. Plus de 60 % des ménages français en possèdent un aujourd’hui, qu’il constitue leur résidence principale, une résidence secondaire ou un bien de rapport. Comme l’a montré Thomas Piketty, l’augmentation du patrimoine immobilier des ménages explique pour partie la remontée du poids des héritages dans l’économie nationale : de 5 % du revenu national en 1950, ils sont passé à 15 % en 2010 et en représenteront vraisemblablement 20-25 % en 2050, soit un poids équivalent à celui constaté pour le xixe siècle. Ces transmissions excluent les 40 % de non propriétaires et s’avèrent très inégales selon la valeur du patrimoine immobilier, de plus en plus distinctif.

Différents travaux de sciences sociales soulignent aujourd’hui le rôle toujours décisif du capital économique familial dans la réussite scolaire et la construction du statut social des individus, en particulier celui du logement. Dans les processus de gentrification, comme le montre le travail d’Anaïs Collet (Rester bourgeois, La Découverte, 2015), des classes supérieures combinent un capital économique hérité avec un fort capital culturel acquis et parviennent, malgré des carrières professionnelles incertaines, à convertir ces capitaux initiaux en un capital économique particulièrement rentable sur le marché de l’immobilier. Alors que la société salariale s’effrite, les appuis économiques familiaux qui permettent d’accéder à la propriété immobilière peuvent s’avérer cruciaux pour se mettre à son compte, maintenir son activité économique, accéder au crédit ou obtenir des revenus complémentaires du patrimoine. Qu’on songe au slogan d’AirBnB : « Mon appart aide à financer ma start-up. »

 

M comme Manipulation du droit

Les successions et les séparations conjugales (que les couples soient mariés ou non) constituent deux moments clés d’inventaire et d’évaluation de la richesse des familles, fortement encadrés par le droit. Dans le secret d’études notariales et de cabinets d’avocat·es, les personnes apparentées et les professionnel·les du droit élaborent conjointement des arrangements patrimoniaux, visant à trouver un consensus sur l’évaluation et le partage de la richesse familiale. 

L’ampleur et le raffinement de ces jeux comptables varient fortement selon le volume de richesse détenu ainsi que sa composition (revenus du travail uniquement, actifs financiers, patrimoine immobilier, biens professionnels), et selon la relation établie entre les professions libérales du droit de la famille et leurs client·es. Tout d’abord, selon leur position sociale, les personnes apparentées recourent plus ou moins aux notaires et aux avocat·es, qui par ailleurs, ont des manières différentes de travailler sur la richesse des familles selon le caractère plus ou moins huppé de l’ensemble de leur clientèle. Ensuite, au sein même de cette clientèle, ces professionnel·les ne consacrent pas autant de temps à chaque affaire, selon qu’ils ou elles se sentent plus ou moins proches socialement de certaines familles, de leurs enjeux, du volume des successions et de la rémunération qu’ils ou elles peuvent en espérer. En somme, plus le patrimoine est important, plus les notaires et les avocat·es se mobilisent pour mettre en œuvre des outils juridiques complexes afin d’alléger le poids de la fiscalité sur le patrimoine. 

Dans un contexte de fortes inégalités économiques entre hommes et femmes apparenté·es, ces comptabilités élaborées en huis-clos ne servent pas les intérêts des un·es et des autres de la même façon et s’avèrent bien souvent sexistes. En visant l’optimisation fiscale, elles contribuent, lors d’un divorce, à minimiser la richesse du couple et donc les possibilités de sa redistribution au plus démuni des conjoints, le plus souvent la femme. Ces mécanismes jouent également dans les successions :  en minimisant la masse successorale par le jeu de sous-évaluation des biens que reçoivent en priorité les hommes, ce sont les compensations financières perçues par les femmes qui sont de fait diminuées.

 

O comme Ordre – successoral, familial et social

Plusieurs pans du droit français façonnent les transmissions économiques au sein de la parenté. Le Code civil définit d’abord des solidarités économiques obligées entre apparenté·es, notamment au travers du devoir de secours entre conjoint·es et de l’obligation alimentaire entre ascendant·es et descendant·es. Aussi, en droit social, le versement d’une aide pour le paiement d’une maison de retraite est-il subordonné au soutien financier potentiel des enfants de la personne âgée par exemple. 

Le Code civil définit ensuite une liste hiérarchisée et précise des héritier·es légaux de la personne qui laisse une succession. Les enfants (remplacés par leurs propres enfants s’ils sont eux-mêmes décédés ou s’ils ont renoncé à la succession) sont les seuls « héritiers réservataires » de cette liste, c’est à dire les seuls qui ne puissent être déshérités. L’« ordre successoral » s’articule au droit fiscal. Selon le destinataire, le poids des impôts sur la succession est effectivement très variable. Les donations et héritages destinés aux enfants sont particulièrement peu taxés. En revanche, si une personne non mariée et sans enfant transmet ses biens par testament à un·e ami·e, le ou la bénéficiaire devra payer 60 % de droits de succession.

En droit français, la « communauté matrimoniale » (le patrimoine commun du couple) se limite aux biens acquis durant le mariage (les acquêts), à l’exclusion des biens hérités :  la belle-fille n’a ainsi aucun droit sur les biens que son conjoint a reçu de ses parents, mais reste leur obligée alimentaire. Depuis la loi du 3 décembre 2001, le conjoint marié ou pacsé peut hériter sans imposition, de la propriété du quart de la succession, ou de l’usufruit de la totalité du patrimoine. Les droits des enfants sur les biens de leur parent décédé sont limités par la préservation des conditions de logement de son conjoint. Le droit définit ainsi d’un côté un couple solidaire économiquement, y compris au-delà de la mort, et de l’autre une lignée qui exclut les apparenté·es par alliance, une lignée dont les membres se partagent et se transmettent des droits de propriété. 

Il est intéressant de noter qu’il s’agit pour le droit, encore aujourd’hui, d’une lignée « de père en fils », comme en témoigne la déclinaison exclusivement masculine de certains articles du Code civil, par exemple :  « si le fils ne vient que par représentation, il doit rapporter ce qui avait été donné à son père » (article 848). Tandis que derrière les droits du « conjoint survivant » se cachent le plus souvent  —  différentiels d’espérance de vie et d’âge entre conjoints obligent — les droits d’une veuve, le droit définit de manière plus générale un ordre successoral et familial qui participe au maintien d’un ordre social genré :  la reproduction du statut social familial grâce à la transmission du patrimoine passe par les hommes, tandis que les femmes sont renvoyées aux solidarités familiales, soutenant la continuité de la lignée.

 

I comme inégalité patrimoniale au sein des couples

Si les inégalités de salaire entre hommes et femmes sont très importantes et bien connues (l’écart étant estimé à 25 %), on sait moins qu’elles sont encore plus marquées au sein des couples (42 % en France en 2014). C’est que les inégalités économiques se jouent conjointement dans l’institution familiale et au travail :  les femmes assurent toujours l’essentiel du travail domestique et parental, elles travaillent davantage à temps partiel et dans des secteurs moins rémunérateurs, leurs carrières sont davantage interrompues par l’inactivité ou le chômage et souvent stoppées par des plafonds de verre. En partie le résultat de ces inégalités de salaire, les inégalités patrimoniales entre hommes et femmes sont significatives et surtout elles sont en augmentation :  d’après les données des enquêtes Patrimoine de l’Insee, elles sont passées de 11 à 18 % entre 1998 et 2010. Ces enquêtes montrent d’abord que les femmes reçoivent plus fréquemment en héritage des sommes d’argent et que celles-ci ne sont pas toujours équivalentes en valeur aux biens immobiliers ou actifs professionnels reçus par leurs frères. Les hommes reçoivent ces transferts plus tôt dans leur cycle de vie, par des donations officielles ou des dons officieux. La dynamique d’accumulation ainsi enclenchée est également avantagée par une position qui leur est plus favorable sur le marché du travail. Au moment de la mise en couple, plus tardive pour les hommes, ils détiennent donc souvent un patrimoine individuel plus important. Ainsi, quand bien même ils se marient sous le régime légal par défaut, celui de la communauté de biens réduite aux acquêts, les hommes possèdent davantage de biens propres que les femmes. De surcroît, plus l’écart de richesse entre conjoints est important au moment du mariage, plus les chances sont grandes que les époux·ses signent un contrat de mariage en séparation de biens — une pratique de plus en plus fréquente. Que les conjoint·es soient marié·es sous ce régime ou en union libre, les disparités initiales de patrimoine sont ensuite renforcées par l’accumulation de revenus inégaux. Ces inégalités de richesse entre hommes et femmes deviennent manifestes au moment des séparations. Le taux de propriété de la résidence principale des femmes baisse significativement, ce qui n’est pas le cas pour les hommes.

 

N comme Négation

En 1892, dans son cours sur « La famille conjugale », Émile Durkheim prédit la fin de l’héritage, considérant que la famille est de plus en plus centrée sur les relations affectives et de moins en moins sur « les choses ». Cette thèse audacieuse trouve son actualité dans la seconde moitié du xxe siècle, avec le développement du salariat et après que les deux Guerres mondiales et la mise en place de politiques de redistribution ont remis en cause la société de la rente. L’analyse durkheimienne des transformations de la famille s’articule alors aux analyses de la reproduction développées par Pierre Bourdieu dans les années 1960, qui mettent l’accent sur la montée du capital culturel dans les mécanismes de transmission du statut social. L’emprunt du vocabulaire des héritages et des héritier·es au registre économique pour désigner les transmissions familiales culturelles achève de faire disparaître du regard scientifique dominant la dimension économique des relations de parenté et les inégalités flagrantes qu’elle produit. Selon les théories sociologiques de la famille développées depuis les années 1980, la modernité occidentale aurait ainsi rompu avec la famille dite « traditionnelle » en deux étapes. Dans la première, la famille se con-tracte sur le noyau nucléaire, elle cesse d’être une unité économique en tant que telle, l’amour romantique s’est substitué au mariage arrangé comme fondement de l’alliance. Les femmes restent cependant cantonnées à la production et reproduction domestiques. Puis dans les années 1970, elle serait entrée dans la « seconde modernité », portée par le mouvement d’émancipation des femmes qui accèdent au droit de vote, à la contraception, à l’éducation, à des emplois salariés rémunérés et peuvent disposer de leurs biens. Les enfants accèdent eux aussi pleinement à l’individualisation : ils ne sont plus un investissement économique mais dotés d’une valeur incommensurable car rares et désirés. 

En considérant les relations de parenté comme des relations affectives uniquement, et non plus éco-nomiques, ces théories de la famille contemporaine ont mis dans l’ombre la question des inégalités et des rapports de domination économique entre frères et sœurs comme entre mari et épouse, légitimant ainsi, comme le souligne Beverly Skeggs dans Class, Self, Culture (Routledge, 2003), la vision du monde des hommes blancs des classes supérieures. 

 

E comme économie cachée de la parenté

Héritages et donations ne constituent que la partie émergée de l’iceberg des transferts familiaux de richesse. L’« économie cachée de la parenté », terme emprunté à Jean-Hugues Déchaux, désigne les échanges moins formels de biens, de services et d’argent entre personnes apparentées (dons non déclarés en argent ou en nature, travail domestique, recommandations pour trouver un travail ou un logement, caution, etc.). 

Dans les différentes classes sociales, les transmissions d’une génération à l’autre sont bien sûr d’ampleur très inégale. Mais au-delà de ces fortes variations de montant, ce sont aussi les formes des transmissions et leur temporalité qui diffèrent. Dans les classes supérieures, des transferts de type variés s’additionnent tout au long de la vie (coups de pouce financiers, logement gratuit, cautionnement, prêts sans intérêt, donations, héritage, recommandations…) et favorisent l’autonomie des individus (logement indépendant, études, carrière professionnelle, prise en charge à domicile des personnes âgées…). Dans les classes populaires, la première forme d’entraide est la cohabitation, qui permet d’affronter les accidents biographiques (chômage, séparation) et plus généralement de réaliser des économies d’échelle. Quand il y a héritage d’un terrain ou d’une maison, il est souvent d’une faible valeur et ne permet de se loger qu’en restant sur place. De ce fait, les petites richesses familiales ne se transmettent qu’au prix d’un ancrage local contraignant. Dans les classes moyennes salariées, l’investissement dans les études des enfants rogne sur le patrimoine des parents et hypothèque l’aide parentale à l’accession à la propriété. Dans les différents milieux indépendants (agriculture, professions libérales, artisanat et commerce, direction d’entreprise) les arrangements économiques familiaux s’organisent plus ou moins autour de la transmission du patrimoine professionnel, impliquant d’autres enjeux. La variation des formes d’arrangements économiques familiaux observés d’une classe sociale à l’autre renforce les inégalités de richesse :  non seulement certaines familles possèdent moins que d’autres, mais en plus elles sont inégalement armées pour faire circuler cette richesse d’une génération à l’autre. Une invariante toutefois, repérée quelle que soit la classe sociale dans cette « économie cachée de la parenté » :  les femmes sont les premières à fournir leur temps pour un travail non rémunéré, le travail domestique, que ce soit au sein de leur ménage ou au-delà.

 

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