Ne pas en avoir

Type : entretien

Thèmes : enfants, famille, femmes, genre, héritage, intime

De l’impossibilité médicale de procréer au désir de conserver une certaine liberté, il existe mille et une raisons de ne pas avoir d’enfants. Or l’injonction sociale à la maternité est encore très lourde, et le regard porté sur les femmes sans enfants d’autant plus suspicieux. Entretien croisé avec plusieurs d’entre elles.

***

 

« Un enfant si je veux, quand je veux », clamaient les féministes des années 1970. Or aujourd’hui, seulement 5 % de la population française (hommes et femmes confondu·es) déclarent ne pas vouloir d’enfants1. Les questions de contraception, d’avortement et même de reproduction médicalement assistée portées par ce slogan occultent bien souvent l’injonction à la reproduction qui pèse encore lourdement sur les couples, et sur les femmes en particulier. Parce que cela résonnait avec des interrogations personnelles autour de la maternité, j’ai eu envie de m’entretenir avec des femmes n’ayant pas eu d’enfants ou ne souhaitant pas en avoir. Elles sont âgées de 30 à 60 ans, font partie de mon entourage ou du moins de mon environnement social (la gauche « intello précaire »), et m’ont parlé de leurs parcours. Pour les nécessités de la publication, parmi la dizaine de femmes rencontrées, j’en ai retenu quatre dont les histoires se croisent, s’enrichissent, se contredisent parfois. Micro !

 

Quelle est votre situation par rapport à la maternité ? Le fait de ne pas avoir d’enfants découle-t-il d’un choix ?

 

Louise : J’ai aujourd’hui 41 ans et je n’ai jamais voulu d’enfants, alors que je suis en couple avec la même personne depuis vingt ans. Je dis ça parce que beaucoup de gens trouvent ma situation paradoxale. Comme si être engagée amoureusement de manière stable se traduisait automatiquement par un désir d’enfants. Or je refuse ce type d’engagement à vie. Avoir un enfant est une responsabilité trop lourde à porter pour moi. Je vois ça comme une entrave à ma liberté. Et je suis plutôt effrayée par cet attachement puissant qui lie parents et enfants ; les effets positifs autant que les effets négatifs que cela génère, ça dépasse, dans certains cas, mon entendement.

Cléo : J’ai 34 ans, et il me semble clair, depuis l’adolescence, que je ne veux pas faire d’enfants. Il se trouve que je n’ai vécu que des relations amoureuses longues et stables, donc mon choix n’a pas grand-chose à voir avec le fait de trouver ou non le bon partenaire. En fait, je ne crois pas que l’accomplissement d’une relation amoureuse soit de faire un enfant. Pour moi, le but, c’est plutôt de continuer à s’aimer, et c’est déjà énorme ! À mon avis, l’amour qui s’incarne dans la conception d’un enfant relève d’un désir un peu égoïste. Ça revient à vouloir faire quelque chose d’intense à deux.

Alexia : De mon côté, j’ai cru pendant très longtemps que je ne pouvais pas avoir d’enfants à cause d’une maladie hormonale qui s’est déclarée après avoir subi un viol incestueux à l’adolescence. La sexualité et la famille ont donc longtemps représenté des lieux de danger ; mon rapport à la maternité a forcément été abîmé par cet épisode. D’une certaine manière, il était confortable de ne pas pouvoir – biologiquement – avoir d’enfants, ça ôtait la pression de devoir choisir. Et puis, à plus de 40 ans, je me suis rendu compte que je pouvais, en fait, faire un enfant. J’avais réparé la blessure entre-temps. Mais l’homme avec qui j’étais n’en voulait pas, donc la question a vite été réglée.

Léonor : Moi, j’ai ressenti l’envie d’avoir un enfant pour la première fois à 40 ans, notamment après la mort de mon père. Comme j’étais célibataire à ce moment-là, j’ai réfléchi un temps à devenir famille d’accueil. Mais je ne me suis finalement pas sentie capable de pourvoir seule aux besoins affectifs d’un enfant, et puis l’envie m’est passée. Plus tard, on y a sérieusement pensé avec ma compagne. Nous avions déjà une relation stable depuis un moment. Étant plus jeune que moi, elle voulait bien le porter. Encore fallait-il trouver du sperme. On n’avait pas trop envie d’aller dans une banque de donneurs, donc restait l’option de demander le concours d’un ami, qui se serait impliqué, plus ou moins, selon son envie de prendre une place de tiers/père. Bref, entre nos doutes personnels et la complexité de trouver le bon copain avec qui se lancer dans l’aventure multiparentale, ça ne s’est finalement pas fait.

 

En dehors d’Alexia, pour qui le lien est assez clair, vos histoires familiales ont-elles orienté vos choix ?

 

Louise : Sûrement en partie, oui. Le modèle familial dans lequel j’ai été élevée doit jouer sur mon absence de désir d’enfants. Je ne valorise pas les liens du sang, car les choses se sont passées différemment pour moi. On est une fratrie de quatre et personne n’a les deux mêmes parents. Mon père biologique – que j’appelle mon géniteur – s’est manifesté lorsque j’avais 21 ans. Je l’ai vu cinq fois, je l’appelais monsieur et je n’avais pas grand chose à partager avec lui. Je ne voyais pas pourquoi je devais m’obliger à entretenir cette relation sous prétexte qu’on avait les mêmes gènes donc j’y ai mis fin. C’est mon beau-père qui m’a élevée, c’est lui qui était là pour m’apprendre à faire du vélo, pour me soigner quand j’étais malade, etc. C’est donc lui que je considère comme mon véritable père. Je lui ressemble : on a le même caractère, les mêmes tics de langage. C’est la même chose avec ma sœur, avec qui je n’ai pourtant aucun lien de sang, puisqu’elle est la fille de mon beau-père. On a été élevées de la même manière, on a la même histoire, on est très proches. Dans ces conditions, comment croire en la filiation biologique ? Pour autant, je n’envisage pas l’adoption comme une alternative car cela implique un engagement tout aussi fort et des responsabilités aussi importantes que l’enfantement.

Léonor : Comme la majorité des femmes de sa génération, ma mère a subi les injonctions du mariage et de la maternité. Elle n’était donc pas vraiment dans de bonnes dispositions pour accueillir un enfant avec amour. Avec le recul, je suis épatée par la force vitale que peut développer un enfant pour survivre dans un univers déficient ; c’est clairement le rapport au monde extérieur qui m’a sauvée. Sauf que mes doutes sur ma capacité à être aimée et à aimer ont rendu impossible, plus tard, toute projection de moi en tant que mère. Je ne voulais pas avoir ce rôle maternel : ni le porter, ni être investie pleinement de la responsabilité éducative et affective de l’enfant. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la plupart des enfants sont conçus en réponse à un besoin narcissique. La famille occidentale est construite en triangle (parent/parent/enfant), complètement repliée sur elle-même ; et ça ne m’intéresse pas.

Cléo : Je n’adhère pas non plus à l’image idyllique de la famille nucléaire. Pourtant, j’ai eu une enfance assez chouette, et mes parents sont toujours ensemble. Mon refus ne s’inscrit pas en réaction à une histoire familiale difficile ou en rébellion contre un modèle. C’est plutôt que les huis clos familiaux où les enfants évoluent en circuit fermé avec leurs parents ne me semblent pas être l’idéal. Pour tout dire, j’ai en tête des modèles peu séduisants voire complètement aliénants de mères en charge de toute la gestion du quotidien. Il y a encore des progrès à faire dans les couples, sans parler des cas où les parents se séparent. J’ai vu des mères dans un état de profond désarroi, il faut arrêter avec ce mythe de l’évidence de l’instinct maternel et de la parentalité heureuse.

 

Constatez-vous un lien entre votre non-désir d’enfant et votre mode de vie ou votre rapport au travail ?

 

Cléo : Il est difficile d’établir un rapport de cause à effet unilatéral : mon non-désir d’enfant préexistait au moment où j’ai décidé de m’écarter de la norme, par rapport au travail, et cette décision n’a fait que conforter mon choix, en quelque sorte. J’avais un emploi stable avant. Et peut-être que si mon ex-compagnon en avait voulu à ce moment-là, je me serais laissée convaincre même si j’avais toujours fantasmé une vie plus rock’n’roll. En ce moment, j’alterne entre le RSA et des boulots temporaires. Ma priorité est d’être disponible, flexible et de pouvoir être mobile pour les projets dans lesquels je suis investie de manière bénévole. Mon mode de vie actuel, très précaire, me paraît incompatible avec le besoin de cadre et le rythme de vie d’un enfant. Sans compter qu’à partir du moment où l’enfant est scolarisé, on est vraiment bloquée à un endroit. Et puis j’ai l’impression que la maternité est un vrai travail. J’imagine que si j’avais vécu dans un contexte où la contraception était plus compliquée, je n’aurais pas eu le choix et j’aurais fait en sorte que ça se passe bien.

Alexia : Pour ma part, le travail a longtemps représenté un endroit d’accomplissement important. Or, j’ai remarqué que, pour la plupart des gens, un investissement professionnel particulièrement fort de la part d’une femme sans enfant est systématiquement associé à un phénomène de compensation. On entend rarement « c’est son bébé » pour qualifier le lien d’un homme à son entreprise. De la même manière, au travail, on me reproche souvent d’incarner des habitus genrés appartenant de manière stéréotypée à l’un ou l’autre sexe, d’être soit trop « maternante » ou dans le care dans mes relations, avec mes collègues, soit trop directive et autoritaire. Dans les deux cas, on attribue mon attitude à un processus de frustration lié au fait d’être nullipare2. Mais à mon avis le problème est évidemment qu’une femme occupe un poste de pouvoir au lieu de procréer. En fait, il est intéressant de se rendre compte qu’une femme sans enfant est « pardonnée » à condition de mener une grande carrière intellectuelle ou artistique (quand bien même les gens se disent qu’elle compense) ; l’explication est rassurante. Pondre un livre ou un gosse, l’alternative est limitée ! Est-ce qu’on a le droit d’exister en tant que femme sans enfant sans produire de la pensée/imaginer un spectacle/monter une entreprise/lancer une ligne de vêtements ? Est-ce qu’il faut créer à tout prix ?

Louise : Mon travail est clairement une source d’accomplissement pour lequel je ne suis pas prête à faire des compromis. On a monté notre propre boîte avec mon compagnon il y a sept ans. Les contraintes économiques et matérielles sont assez nombreuses : on ne compte pas vraiment nos heures et on est beaucoup en déplacement. Je suis salariée par ailleurs car notre activité ne permet pas encore de dégager suffisamment de bénéfices pour qu’on en vive tous les deux. Donc on travaille sur nos projets éditoriaux en dehors des heures salariées, en empiétant sur notre temps libre sans compter les divers salons du livre qui font partie de notre boulot et occupent souvent nos week-ends. Mais cela dit, si on en avait voulu, des enfants, il y a eu un moment où les conditions auraient été très propices : on était salarié·es en CDI, on vivait en province dans un grand appartement et la famille était sur place pour nous aider. Mais c’était avant de se lancer dans l’aventure de la maison d’édition.

 

Comment votre choix est-il entendu par votre entourage ?

 

Alexia : L’injonction sociale est très virulente, même quand elle est diffuse et implicite, du rituel assommant de la fête des mères à la doxa selon laquelle une femme qui n’a pas d’enfant a raté sa vie, en passant par la concierge qui s’inquiète, après une rupture, de l’avenir de ta capacité à te reproduire. Tout un champ de socialisation nous échappe peu à peu : les ami·es socialisent entre parents par la force des choses et les sans-enfants sont exclu·es d’un tas d’événements, soirées, vacances, etc., pour finir par rester entre eux et elles. La société donne des réponses médicales au fait de ne pas pouvoir avoir d’enfants, par exemple, mais pas des réponses intellectuelles ou métaphysiques… Quand tu vois à quel point les techniques de reproduction médicalement assistées sont développées, tu te dis que la norme sociale est effrayante. Ça veut vraiment dire que le fait de ne pas en avoir est une calamité. Rien n’est fait pour banaliser cette situation. Ça reste un impensé social.

Louise : Entre 30 et 35 ans notre entourage nous posait tout le temps la question – « Alors, c’est pour quand ? » – comme s’il était évident qu’on en avait envie. Maintenant on a la paix, les gens doivent avoir peur de mettre les pieds dans le plat, peur que l’absence d’enfant soit due à une impossibilité biologique. Ma position a beaucoup inquiété ma sœur par exemple. Elle avait peur que je passe à côté d’un truc important et que je le regrette plus tard. Ma belle-mère m’en a voulu aussi, j’étais la vieille sorcière qui n’aimait pas les enfants, le sujet revenait très souvent et ça a beaucoup compliqué nos rapports. Mes parents ne m’ont jamais mis la pression par contre, mais c’est vrai qu’ils ont d’autres petits-enfants, aussi…

Léonor : En arrivant à Paris fin 1977, j’ai découvert le milieu punk subversif et les mouvements homo/trans/féministe. C’est devenu ma nouvelle famille. On était mu·es par le désir de s’émanciper de la norme, d’être le plus libre possible, on revendiquait la différence, et cela passait notamment par un rejet de l’institution familiale. Il ne nous serait pas venu à l’idée de faire comme les hétéros et de toute façon, à l’époque, les homos n’avaient pas les moyens techniques qui existent maintenant. Avoir un enfant renvoie directement à la société, à la normalité, au milieu social aussi. La pression autour du faire famille me paraît plus forte aujourd’hui, comme si on assistait à un retour en force des valeurs traditionnelles : un besoin de se regrouper pour ne pas rester seul·e, que ce soit en famille ou en collectif.

Cléo : Comme j’ai encore le temps de changer d’avis, ma position n’est souvent pas prise au sérieux. J’aimerais bien me débarrasser de ce problème de fertilité mais j’ai la flemme de me lancer dans la mission impossible de la contraception définitive. Par contre, mon choix de vie alternatif est un argument imparable ; j’ai beaucoup plus la paix que lorsque j’étais en CDI (ma mère m’a beaucoup agacée avec ça). Aujourd’hui elle reporte un peu sa pression sur le travail, en espérant peut-être que l’un entraînera l’autre. Mais à force de m’entendre justifier et défendre mon choix de vie, elle a aussi fini par mieux en comprendre les enjeux, voire les intérêts, et à l’accepter.

 

Et en couple ?

 

Louise : En couple on se réinterroge souvent, on est plutôt raccord même si au fond je crois qu’il ne dirait pas non si je changeais d’avis. Mais je ne peux pas faire un enfant pour faire plaisir à la personne que j’aime ou par peur de le regretter. D’ailleurs, je comprendrais que ce soit un motif de séparation.

Cléo : Mon copain actuel partage a priori les mêmes idées que moi mais il est possible qu’il subisse mon intransigeance plus que je ne le pense. J’ai tellement intégré ma position que je n’éprouve pas le besoin de relancer le sujet et de requestionner mon désir.

Alexia : Je n’ai jamais été confrontée à un désir d’enfant émanant des hommes avec qui j’ai eu une histoire. Or je pense que les choses se négocient à deux, on fait pas un Spritz sans Aperol. On peut supputer que mes réticences vis-à-vis de la maternité n’ont attiré que des hommes sans désir de descendance.

Léonor : Ça me faisait très envie, j’aurais été fière de contribuer à créer quelque chose de beau. J’étais entièrement prête à accompagner ma compagne dans l’éducation de notre enfant, sans avoir pour autant la responsabilité du statut maternel, ce rôle de toute puissance, intenable pour moi. Mais ma position de second plan, de mec un peu lâche pour caricaturer, ne la rassurait pas suffisamment quant à mon implication et n’a fait que renforcer ses propres doutes.

 

Le statut de femme sans enfant a-t-il changé votre représentation des normes de genre, votre rapport à la représentation du « féminin » par exemple ou votre rapport au féminisme ?

 

Cléo : C’est marrant, j’ai jamais assimilé la figure de la femme à celle de la mère, sûrement parce que la question de la maternité ne m’a jamais fait rêver. Mon imaginaire esthétique est encore coincé dans des représentations hyper clichées : la seule alternative qui existe, c’est soit la maman, soit la putain. Même si évidemment je pense bien qu’il est possible d’être une mère émancipée !

Alexia : L’épisode traumatique de mon enfance a institué, de fait, un rapport merdique à ma féminité. Le féminisme m’a aidé par moments à assumer le fait que je ne m’identifiais à aucun des rôles traditionnellement assignés : la femme-enfant, la mère, la bombe sexuelle, la femme-domestique. La fusion des statuts de femme et de mère me révolte particulièrement. Si la condition pour être reconnue socialement comme une femme accomplie c’est d’enfanter alors cela nous classe dans un magma incertain, une forme inachevée, à qui il manque quelque chose pour se réaliser, pour être comblée. Pour moi c’est du discours patriarcal pur et dur. À quand le retour de la chasse aux sorcières ?

Léonor : On m’a fait comprendre très tôt la supériorité du masculin ; ajoutez cela au manque de reconnaissance dont j’ai souffert, la construction de mon identité féminine a été complexe. Je m’identifiais plutôt aux garçons, je n’avais peur de rien, on disait que je roulais des mécaniques. J’étais plutôt butch quoi. J’entretenais un rapport ambivalent aux mouvements féministes de l’époque (MLF, FHAR, Gouines rouges), car à ce moment-là je ne partageais pas vraiment ce besoin de m’émanciper du regard et de la dépendance masculine.

Louise : Je n’ai pas ressenti cette nécessité physiologique pressante que l’on évoque si souvent à propos des femmes (la fameuse horloge biologique et la prétendue pulsion maternelle) : mon corps ne me parle pas d’un besoin d’enfant. J’assume pleinement mon genre féminin tout en me sentant très dégagée de ce devoir. Je ne vais pas me soucier des attentes de la société si elles ne correspondent pas aux miennes. Par ailleurs, le fait de ne pas avoir d’enfant n’a que peu de rapport avec mon engagement féministe, il me semble. On peut être féministe avec ou sans enfants…

 

Que dire sur la question de la transmission ou de la filiation ?

 

Léonor : Lorsque mon père est mort, j’ai ressenti ce besoin d’avoir un enfant à qui transmettre et léguer notre histoire familiale afin qu’elle ne s’éteigne pas avec moi. Ça m’a réconciliée avec l’enfance. Depuis, j’apprécie beaucoup de côtoyer les enfants de mes ami·es. Je suis presque plus attachée à elles et eux qu’à leurs parents d’ailleurs. Je vois bien que le fait d’avoir des enfants crée des liens indéfectibles : s’accompagner toute une vie, être ensemble face à l’adversité – je les envie un peu. Pour autant j’ai l’impression que ce n’est pas grave de ne pas en avoir « à soi », je me dis plutôt que les enfants devraient être à tout le monde !

Alexia : J’ai ressenti quelque chose de similaire lors d’un enterrement. Le défunt continuerait manifestement de vivre à travers ses petits-enfants, de manière très immanente, presque malgré lui en somme. Ça m’a renvoyée à ma propre déficience de vitalité, comme si je n’étais pas inscrite dans un cycle de vie. Je peux m’extasier sur les petites fleurs des sous-bois mais il ne pousse rien sous mon arbre, il n’y a pas d’abeilles qui butinent, c’est sombre et silencieux. Après, même si quelqu’un·e vient fleurir ta tombe, ça n’enlève rien au fait de mourir…

Je suis tout de même assez déçue que ma sœur n’en ait pas non plus ; ça m’aurait bien plu d’avoir le statut de « tata ». J’aurais pu pouponner en dilettante sans être envahie par la pression terrifiante de devoir éduquer correctement un être, et sans me sentir coincée dans l’étau social aliénant de reproduction de la norme, qui sait ?

Cléo : De mon côté, je suis assez indifférente au fait de laisser une trace. De toute façon, dans trois générations on ne se souviendra plus de nous… Avoir des enfants perpétue quelque chose, mais encore faut-il se penser comme un individu unique avec un truc particulier à transmettre. Je joue déjà un rôle de soin avec les personnes qui m’entourent. J’aime beaucoup les enfants et j’ai un rôle éducatif auprès de ceux et celles que j’aime bien, mais on n’a pas besoin d’être parents pour avoir une influence et aider à grandir. Bref, je ne vois pas ce qui pourrait me manquer dans le fait de pas avoir d’enfant, et je ne ressens pas particulièrement le besoin de légitimer mon existence par leur présence. Ça change vraiment la vie des gens et je ne veux pas changer de vie. J’estime, par mes engagements dans des projets collectifs mais aussi par le fait d’habiter en colocation, contribuer à créer des moments humainement riches, du moins à l’opposé d’un certain individualisme.

Louise : J’ai beaucoup entendu que les gens faisaient des enfants pour se sentir utiles, indispensables à une autre personne. D’autres, effectivement, par désir de se sentir prolongé·es à travers elles et eux. Je n’ai pas de manque affectif particulier ou de solitude à combler, et je trouve plutôt égoïste d’en faire pour « assurer » ses vieux jours. J’ai de super rapports avec les enfants des ami·es, j’occupe le rôle de « marraine », et comme Cléo, ça ne m’apporterait rien de plus que ce soient les mien·nes. Personnellement je me sens plus utile en travaillant sur un nouveau bouquin ou en tenant un stand qu’en m’occupant de gamin·es. Mon engagement vis-à-vis de la société passe par une forme de transmission horizontale, via des livres diffusant des idées libertaires. Le travail d’éditrice me permet de me réaliser, de laisser une trace aussi. Les nombreux et nombreuses camarades qui nous accompagnent dans cette aventure du livre militant forment une famille élargie, une famille que j’ai choisie.

[1] Selon une enquête conjointe de l’Ined et de l’Inserm citée dans « Rester sans enfant : un choix de vie à contre-courant », Population et société n° 508, février 2014.

[2] Qui n’a jamais accouché (terme médical).

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