Du piquet de grève au piquet-enquête
« Une grève invite toujours à remettre au centre l’identité du travailleur. Cependant, pour celles d’entre nous dont l’identité de travailleuse est disloquée (les aides-soignantes, les travailleuses du sexe, les assistantes sociales, les “freelance” précarisées de la traduction, du graphisme, du journalisme, de l’investigation, les enseignantes, les nettoyeuses, les étudiantes-travailleuses de Télépizza, les vagabondes d’un marché du travail de plus en plus paupérisé), la grève reste un mystère. […] Notre question est donc : quelle est notre grève ? » Telles sont les réflexions qui animent en juin 2002 les membres du collectif « Precarias a la deriva », formé à Madrid dans une maison squattée par des femmes alors que les syndicats appellent à la grève générale contre la réforme du chômage.
Conscientes que toutes les personnes précaires ne peuvent pas faire grève en raison des divisions économiques et sociales qui les traversent, les Precarias proposent de transformer le traditionnel « piquet de grève » en « piquet-enquête » : « Nous ne nous voyions pas sermonner une précaire payée à l’heure dans un supermarché, ou faire fermer le petit commerce du coin d’une immigrée : qui, en fin de compte, avait été convoqué à cette grève ? Pour qui avait-elle été pensée ? […] Il nous a donc semblé plus intéressant de nous déplacer en meute au cœur de la ville et d’interpeller les autres précaires. Tu débrayes ? Pourquoi ? Dans quelles conditions travailles-tu ? De quelles ressources disposes-tu pour faire face à ce qui te paraît injuste ? »1
Ces piquets-enquêtes ont donné lieu à une cartographie madrilène des lieux de la précarité féminine, mais aussi à un film, un livre, des enregistrements, etc., permettant l’émergence de toute une narrativité politique à partir de l’expérience des concernées. Par leur orientation profondément féministe, les membres du collectif « Precarias a la deriva » ne limitent pas le terme « précarité » au monde du travail et s’intéressent aux effets de la domination patriarcale et raciale sur la vie quotidienne des femmes et des personnes minorisées – la grève générale concerne aussi le travail domestique ou le travail gratuit des femmes.
Particulièrement sensibles à ces sujets — à Panthère Première, les statuts d’auto-entrepreneuses, d’intermittentes, les cumuls de CDD, les prestations à la mission, les doubles voire triples emplois partiels dépassent en nombre les contrats en CDI2 —, on a choisi d’ouvrir la revue avec un long entretien sur l’expansion du travail gratuit dans les entreprises et les services publics, analysée au prisme de la pensée féministe. En attendant le prochain piquet-enquête…
Bonne lecture !